"Le petit journal, là, sous vos yeux.
Un jour, en pleine nuit, avec Mamie, on regardait Titanic, le chef d'oeuvre de James Cameron, à la télévision. La scène où Dicaprio tient la petite Winslet à l’avant du paquebot et où elle a l’impression de voler.
Les images, la musique, il n'en fallait pas plus pour faire tourner nos têtes et faire vaciller nos coeurs.
Ma Mamie s’est alors retournée vers moi, comme ça, l’air de rien, puis elle m’a dit : Est ce que je t’ai raconté la fabuleuse histoire de Louis Blériot ? Morceaux choisis :
"Parmi les jeunots qui voulaient voler, Louis Blériot tranchait.
Avec ses trente-trois ans, en 1905, il faisait figure d’ancêtre. D’ailleurs, il paraissait plus que son âge, avec ses traits accusés, un curieux nez en bec d’aigle, et surtout cette grosse moustache noire qui lui barrait le visage.
Cet homme du nord n’était pas du genre expansif. Plutôt bourru, parlant peu. Avec, comme on dit, les pieds sur terre.
Une carrière toute classique, sans histoire. Un exemple de jeunesse bourgeoise : l’Ecole centrale ; le diplôme d’ingénieur ; le mariage avec la fille d’un colonel, Alice Vedène. Une affaire qu’il crée, se développe et finit par rapporter 60 000 francs par an. Ce n’était pas rien à l’époque où un employé du ministère gagnait 150 francs par mois. Bref, une réussite.
Qu’est-ce que Louis Blériot pourrait demander de plus à la vie ? Précisément, il en attend d’avantage.
Car ce fabricant de lanternes vit dans un rêve. Il le cache soigneusement. pour la raison, en cette époque de la bourgeoisie absolue, que les rêveurs sont mal vus.
La vérité est que M. Blériot, cet homme si convenable, rêve de voler !
Un jour, M. Blériot n’y tient plus. A Henri, son chauffeur, il commande :
- A Levallois, rue de la Révolte.
Rue de la Révolte se trouve un garage, tenu par l’ancien champion cycliste Contenet qui est un client des "phares Blériot". Ce que Blériot est venu solliciter de lui, c’est le prêt d’un hangar. Contenet ne fait pas de manières pour accepter. Projetant en avant son torse nerveux, il aboie :
- C’est pour faire quoi ?
- Une machine volante...
Des mois de travail plus tard, une association va naître avec Voisin qui a construit un planeur à Billancourt. Le premier enfant de ce mariage d’inclination est un "hydroaéroplane". Voisin l’essaye sur la Seine. Superbement, l’appareil s’engloutit dans l’eau. Ce jour-là, la carrière d’aviateur de Voisin a bien failli s’arrêter définitivement.
Ils essayent alors sur la pelouse de Bagatelle. Le pilote a tenté à plusieurs reprises de décoller. En vain. Le 3 septembre, il a quitté le sol et parcouru 7 mètres. Le 23 octobre, il s’est élevé au dessus des arbres et à parcouru 25 mètres, décrochant ainsi la coupe Archdéacon, tant convoitée. Le 12 novembre, l’appareil butte dans un caniveau et se brise.
Au retour, Blériot développe ses nouvelles idées. Voisin a aussi les siennes. Malheureusement, ce ne sont pas les mêmes.
La collaboration avec Blériot, c’était une gigantesque engueulade, dira Voisin. Il fallait discuter à perte de vue pour la moindre chose.
Cette fois, Voisin ne veut plus discuter. Fixement, Blériot regarde les épaules de son chauffeur. Sans tourner la tête, il lance :
- Séparons-nous.
- J’allais vous le proposer.
Blériot construira seul son nouvel avion. En même temps, il a pris la décision la plus importante de sa vie : il expérimentera lui-même ses appareils.
A l’aviation, il a déjà sacrifié son temps, sa fortune. Ce qu’il met en jeu maintenant, c’est sa vie.
Quand il est prêt cet avion, Blériot le conduit à Bagatelle. Il s’agit d’un monoplan. Car Blériot croit au monoplan. Sur la pelouse, un éclat de rire :
- On dirait un canard !
- Eh bien, je l’appellerai le canard.
Premier essai du canard : les roues s’affaissent. Deuxième essai : les fourches des roues fléchissent. Troisième essai : l’hélice se fausse. Quatrième essai, le 5 avril 1907 : enfin il décolle !
Le 19 avril, l’appareil atterrit brutalement. Il faut envoyer le canard au cimetière. Son successeur, c’est la libellule. Et la Libellule volera ! Le 11 juillet : 25 mètres. Le 25 : 50 mètres. Le 6 août : 150 mètres à 12 mètres de haut.
Faut-il prendre Blériot au sérieux ?
Chaque jour, Henri véhicule Alice Blériot à Bagatelle. Avec un peu d’angoisse, elle voit le "monstre" cahoter sur l’herbe, décoller, s’élever, retomber... Le 17 septembre, la Libellule monte jusqu’à 25 mètres ! Jamais Blériot ne s’est élevé si haut. Soudain, un cri : le moteur de la Libellule s’est arrêté. L’appareil glisse, amorce une descente, l’une de celles que l’on baptisera plus tard "en cheminée".
Le coeur d’Alice bat à grands coups. Terrifiée, elle voit son mari se soulever de son siège, ramper vers la queue de l’appareil et s’écraser au sol avec une relative lenteur.
C’est une ruée vers la machine en morceaux. Alice court aussi vite que le lui permet sa jupe entravée. Des débrits de ce qui fut la libellule, Blériot, couvert de poussière, est déjà sorti en souriant. Il recommencera.
Il recommence. De l’atelier, les modèles sortent, se succèdent. Voilà le BL VI, le VII, le VII bis, le VIII, le VIII bis.
Tous ils volent. Mais tous ils tombent.
On finit par appeler Blériot : l’homme qui tombe toujours. Un journal imprime méchamment : "Encore une chute de Blériot. La dernière, espérons-le !"
Il faut être juste : chaque appareil marque un progrès sur le précédent. Malgré tout, Blériot reste loin derrière ses concurrents. Le 30 octobre Farman qui vole sur les biplans construits par Voisin parcourt 27 kilomètres. La France entière acclame le premier vol de ville à ville.
Le lendemain Blériot va prendre sa revanche. Il a accompli 28 kilomètres à 80 à l’heure avec retour au point de départ. On n’est plus au stade de l’exhibition : on découvre que l’avion est un moyen de transport.
Chez les Blériot, le train de vie a diminué. Il est évident que l’on ne pourra plus tenir longtemps financièrement.
Malgré tout, pour Blériot, une certitude : il faut continuer. Plus tard, il se comparera, à cette époque de sa vie, au "joueur qui cherche toujours à se rattraper".
Le 23 janvier 1909, il essaie un nouvel appareil, le BX XI et là, il sent qu’il possède l’appareil auquel il n’a jamais cessé de rêver. Il gagne des prix, triomphe à des meetings. Il n’est plus l’homme qui tombe toujours. Ceux qui l’applaudissent ignorent qu’il se bat contre la ruine.
Alors ? cette obstination sans faille, ce combat sans relâche, ce courage tranquille : pour rien ? Va-t-il falloir abandonner ? Reléguer le rêve définitivement ?
Une solution, une seule : frapper l’opinion par un coup d’audace. Donner à l’aviation cet essor industriel à quoi elle n’est pas encore parvenue. Alors, Blériot récoltera enfin le prix de ses sacrifices. Quel exploit frapperait mieux trente-huit millions de français que la traversée de la Manche ?
Au printemps de 1909, Blériot est décidé. Il faut passer à l’action. Pas de temps à perdre ! Surtout qu’il n’est pas le seul à vouloir tenter la course de la Manche. Déjà, on parle de Latham, du comte de Lambert, d’autres.
Latham. probablement l’aviateur le plus populaire du moment. La Fance de 1909 raffole de sa silhouette déguingandée, de son élégance, de son sourire toujours ironique, de son impertinence. C’est lui qu’interrogeait un jour le président Fallières :
- Et vous, mon garçon, que faites-vous à part l’aviation ?
- Homme du monde, monsieur le président !
Le lundi 19 juillet, il tente sa chance et lance le moteur de l’Antoinette. Quand il pique vers le large, une immense acclamation l’accompagne. Plus d’un millier de curieux ont assisté à son départ.
8 heures. Le Daily Mail a installé un appareil de télégraphie sans fil entre Douvres et Sangatte. Une dépêche. Déception : on n’a rien vu à Douvres.
8 h 45. Un représentant de la Chambre de commerce de Calais accourt. Il vient de recevoir un message d’un pigeon voyageur : Latham est tombé en mer. C’est le torpilleur Harpon qui l’a aperçu au milieu du détroit, à 15 kilomètres des côtes anglaises, tranquillement assis sur les ailes de son avion qui s’enfonçait.
Les pieds dans l’eau, il fumait une cigarette !
Boulevard maillot, à Paris, Blériot est allongé sur une chaise longue, il soigne sa blessure de la jambe. Le médecin a dit :
- Repos complet. Pas d’imprudence.
- Latham est parti... Il doit réussir, affirme Blériot.
L’Antoinette est une bonne machine. Peut-être meilleure que le BL XI, dont le constructeur doute de lui-même quelquefois. Alice entre en courant :
- Latham...
- Et bien, quoi ?
- Latham a échoué !
Puisque Latham est sain et sauf, il est humain que Blériot se réjouisse. Tout pâle, les yeux brillants de fièvre, il crie à sa femme :
- Je pars !
Bien sûr, il y a sa jambe brûlé. Tant pis. Elle ira mieux dans quelques jours. L’air marin hâtera la cicatrisation !
Alice soupire. Louis n’en fait jamais qu’à sa tête. Il y a des années qu’elle le sait.
Le 21 juillet, à Calais, une jolie femme, souriante sous la voilette, descend, à 12 h 45 d’un compartiment de première classe. Elle aide un monsieur vêtu de gris à mettre pied sur le quai. Le monsieur paraît souffrir. Sa jambe est bandée. En pantoufles, il ne se déplace qu’appuyé sur des béquilles.
Louis Blériot et son épouse viennent rejoindre le BL XI.
Sur place, tout est prêt. Le BL XI n’attend que son maître. Tout le village, éveillé, forme cercle autour de l’appareil. Il est quatre heures du matin. Le ciel est pur, il n’y a ni vent ni brume, pas encore de soleil.
Le règlement veut que le départ ne soit donné qu’après le lever du soleil. Bleriot attend donc. Nerveusement, il tire de sa cigarette bouffée sur bouffée.
Alors, une extraordiaire question de Blériot :
- Au fait, où est Douvres ?
- Par là, vous voyez.
Alice, elle, a pris place sur le torpilleur Escopette, chargé d’escorter l’appareil. Elle a revêtu un gros manteau de voyage. Ses poches sont bourrées de papier que lui a confiées son mari.
Blériot regarde sa montre : 4 heures et demi. Les yeux clairs fixent le large.
Leblanc agite violemment un fanion. Le soleil s’est levé. On peut partir.
Le moteur part.
Les mécaniciens, agrippés aux ailes, retiennent l’appareil avec des gestes de déments, les cheveux fouettés par le vent de l’hélice. Nul n’avait encore eu l’idée simple de placer les cales devant les roues.
- Lâchez tout !
Blériot a levé le bras. l’appareil saute sur ses roues de vélo renforcées. Il se soulève, pique droit devant lui. Blériot franchit la dune d’où Leblanc lui crie des souhaits qu’il entend mal.
Il est 4 h 41.
Sur l’Escopette, Alice Blériot suit son mari à la jumelle. L’angoisse la fait trembler.
Le bateau force sa vapeur. Mais il ne peut suivre. Bientôt le BX XI n’est plus qu’un petit point à l’horizon. Qui disparaît. Au livre de bord, cette inscription laconique : "Perdu de vue à 4 h 58."
Devant Blériot, le large. L’eau et le ciel. Une solitude totale, sans le moindre point de repère. Dix nouvelles minutes. Un isolement qu’il dira "sinistre". Enfin, à l’horizon une ligne grise. Son coeur bat plus vite. Où est Douvres ?
Il a dérivé et se retrouve devant Saint-Margaret. Des falaises à pic qu’il ne parvient pas à escalader.
- Le sol britannique se défend !
Sa provision d’essence s’épuise. Va-t-il périr à un doigt de la victoire ? Il apperçoit des petits bateaux. Il a l’idée de voler dans le sens de leur route. Il longe la côte du nord au sud. Dieu soit loué ! Les falaises diminuent de hauteur. Il passe ! Le vent s’est levé et le BL XI tangue dangereusement. Où atterrir ?
Tout à coup, il aperçoit un drapeau qu’on agite éperdument. Un drapeau tricolore. Depuis, plusieurs minutes, le journaliste Fontaine secoue son drapeau. Il pleure de joie. Il hurle : Vive la France ! Blériot glisse vers la terre. A l’atterrissage, une roue se brise, une pale de l’hélice éclate. L’appareil s’immobilise.
Il est 5 h 12.
La Manche est vaincue.
Charles Fontaine est allé chercher une voiture. Blériot y monte, roule vers Douvres. La nouvelle l’y a précédé. Une foule à peine éveillée mais délirante remplit les rues. A la mairie, on lui tend un télégramme : "Bien sincères félicitations. Espère vous suivre." C’est signé : Latham.
A 5 h 30, l’Escopette a fait son entrée dans le port. Une vedette britannique accoste le torpilleur.
Un officier monte à bord, salue Alice dont les lèvres tremblent.
- Je vous présente mes félicitations, madame.
Alors, elle pleure.
Par le télégraphe, la nouvelle court le monde, les journaux l’annoncent sur huit colonnes.
Dans l’atelier, l’équipe attendait, nerveuse, anxieuse. Un petit télégraphiste a sonné. On s’est rué sur l’enveloppe bleue. Peyret l’a ouverte.
- Il a réussi !
- Hurrah ! hurle P’tit Louis.
Les caquettes volent en l’air. Les mécanos vocifèrent en improvisant une danse de papous. Au premier instant de calme, Grand-seigne intervient :
- Il faut le féliciter.
Peyret, sérieux, suggère :
- On offrira des fleurs à Mme Blériot.
Le soir même, Blériot partira pour Londres où les journaux titrent : L’Angleterre n’est plus une île. Mais rien ne peut-être comparé à l’ovation de Paris. La capitale - toute entière - s’est portée à la gare du nord : une marée de canotiers.
Un climat de victoire nationale.
- Le voilà.
Il s’avance, très pale, appuyé sur ses béquilles, entre une Alice rayonnante et un Charles Fontaine qui brandit le drapeau de Douvres. Le héros est porté en triomphe jusque sur les grands boulevards.
Le soir, épuisé, heureux, Blériot trouvera dans son salon plein d’hommes vêtus de noir, le sourire aux dents, mais le front sérieux : des acheteurs qui veulent passer une commande de ses appareils.
L’industrie aéronautique est née.
Dix-huit ans plus tard, au Bourget, le Spirit of Saint-Louis déposera sur le sol français le premier homme ayant traversé l’Atlantique. Le maréchal Foch demandera au jeune Lindbergh s’il est un Français qu’il désire rencontrer.
Et Lindberg répondra simplement :
- Louis Blériot.
Collection "Mamie explore le temps"
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