"Un souvenir de Claude.
Comme si cela ne suffisait pas, depuis peu, papa s'est improvisé projectionniste de cinéma. Ainsi, tous les samedis soir, il va au Gloria, le seul cinéma du canton, et les séances se font souvent à guichet fermé.
Là, papa, technicien néophyte, y manipule seul des dizaines de bobines de films numérotées. Quelquefois, le ruban se déchire, les lumières de la salle s'allument, et il lui faut réparer alors le bout de film, le plus rapidement possible avec tout le stress provoqué par la bronca des spectateurs, qui s'impatientent trop vite à son goût.
Ce nouveau métier permet à toute la famille d'assister gratuitement à certaines séances, de temps en temps, quand il n'y a pas trop de monde.
C'est bien le cinéma ! Déjà, quand tu arrives dans la rue, tu es mis en condition par l'exposition des affiches des films de la semaine. C'est très ressemblant ces dessins : tu reconnais bien Kirk Douglas, Charlton Heston et les belles Marilyn Monroe ou Elisabeth Taylor.
La porte d'entrée est toujours grande ouverte de ses deux grands battants, comme pour t'inviter à franchir le pas.
Dès le hall d'entrée, tu es imprégnée de l'ambiance, tu sens que c'est la fête ici, il y a de l'activité, ça fourmille... Sur les murs latéraux, dans des cadres vitrés suspendus, les photos significatives extraites des films projetés prochainement sont exposées, pour te donner envie de revenir.
Quelques spectateurs arpentent ce grand hall ; ils finissent rapidement leur cigarette avant d'aller prendre place. Deux tarifs sont possibles ici : l'orchestre, c'est la grande salle du bas et le balcon à l'étage. Là-haut, c'est un peu plus cher mais tu domines toute la salle et tu as une bonne vue sur le grand écran, au loin.
Aussitôt que tu pousses la lourde porte capitonnée de la grande salle, une belle dame qui sent très bon récupère ton ticket, en enlève une partie avant de te le rendre et te demande de la suivre. Elle a pour mission de te placer dans les rangs des fauteuils, c'est l'ouvreuse.Pour se déplacer dans l'obscurité, elle s'aide d'une petite lampe de poche. Parfois, je vois des gens lui donner discrètement une petite pièce de monnaie. Moi, j'ai toujours un peu honte de ne jamais rien avoir à lui donner, c'est pourquoi, comme une sorte de futile compensation, je la remercie longuement et chaleureusement à chaque fois - presque trop à en croire son regard agacé.
Je m'installe entre deux personnes adultes dans le fauteuil que m'a désigné l'ouvreuse. Déjà, je sais qu'aujourd'hui je ne pourrai pas appuyer mes bras sur les accoudoirs communs, c'est trop gênant à partager, tant pis... En plus devant moi, la tête d'un homme trop grand m'obstrue une grosse partie de l'écran et jamais je n'oserai lui dire qu'il me gêne.Trop timide.
Je vais devoir me pencher d'un côté ou de l'autre pour bien tout voir.
C'est rapidement le noir et le silence total. Le spectacle peut commencer. On nous propose tout de suite des reportages d'actualité sans intérêt : des visites de chef d'Etats, des exploits sportifs ou des expéditions scientifiques, toujours commentés par cette voix bizarre, gênante, faussement enjouée, trop aiguë et d'un débit trop rapide. Ensuite, le traditionnel dessin animé américain, avec ses musiques, voix et bruitages délirants, je rigole surtout de ces effets de son. Tout un art. Pour finir cette première partie, la réclame : des petits sketches comiques relatifs à la vie courante d'une famille moderne, interprétés apr des acteurs quelque fois connus.
Ces minipièces de théâtre commerciales sont précédées d'un court dessin animé. Un petit bonhomme, un mineur en tenue de travail, projette son piolet sur une cible au loin. Après une dizaine de tours en l'air, l'outil se plante, en plein dans le mille : tchac ! Les chiffres tombent, se renversent, et une voix t'annonce, posément : "Jean Mineur publicité, Balzac, zéro, zézo, zéro, un." Tout le monde connaît par coeur maintenant. Même que j'entends quelques spectateurs dans la salle réciter cette phrase à l'unisson, comme par réflexe, hypnotisés. C'est quand même bien conçu cette publicité, ça pénètre vite et loin dans les profondeurs de ta tête. Beaucoup plus loin que tu ne l'imagines.
Dès la fin de la réclame, toutes les lumières se rallument, tu entends des gens s'étirer, bouger, changer de position, certains se lèvent pour vite regagner le hall et fumer leur indispensable cigarette, en cercle, avec d'autres fumeurs, comme une congrégation solidaire et secrète.
Un grand panneau de toile lesté descend et recouvre l'écran. Tu peux y lire des dizaines de noms et d'adresses, dans des rectangles de dimensions diverses. Ce sont les commerçants et artisans de la ville et des environs qui font la promotion de leur activité. L'ouvreuse refait son apparition - on m'a dit un jour que c'était la femme du patron. Elle trimbale devant elle, maintenu par une courroie en cuir passée autour de son cou, un grand panier rectangulaire en osier. Elle vend des sucreries et des glaces, pendant l'entracte. D'abord, elle traverse la salle rapidement, en regardant bien droit devant elle, jusque vers l'écran, puis elle se retourne et apostrophe méthodiquement chacun des clients avec cette phrase : "Bonbons Krema, Esquimau, chocolats glacés ?"
La vendeuse rend la monnaie, finit de ramasser ses paquets discrètement et s'éclipse en secouant la tête. L'entracte au cinéma, ça dure... un certain temps. Très exactement le temps que toutes les personnes qui veulent acheter des confiseries soient servies. Ensuite, même cérémonial qu'au début, les lumières s'éteignent, la grosse tenture publicitaire se relève et les rideaux s'écartent sur l'écran. Maintenant, c'est du sérieux qui arrive, du Technicolor grand format, de la grosse image, il y a besoin de toute la largeur de l'écran... Tu te fais prendre presque tout de suite par l'histoire, tu rentres dans le film, tu en fais partie, la musique et les sons te pénètrent, physiquement. Quand il y a de l'action, c'est un feu d'artifice de sensations visuelles et auditives. Là, tu es vraiment ailleurs, tu oublies tout, les accoudoirs à partager, la tête du bonhomme devant, les bruits de mastication des voisins et même l'odeur des pieds du goujat qui s'est déchaussé juste derrière toi.
Tu reviens à la réalité une ou deux minutes avant la fin du film, quand s'allume la sortie de secours, petite loupiote verdâtre vacillante, sur le côté de la salle. Dès le début de l'indigeste et interminable générique, tu te retrouves dehors, sans savoir comment, un peu hagard, les jambes en coton et la tête pas très claire, porté par le flot de spectateurs pressés, qui s'en vont bruyamment et s'éparpillent par grappes dans toutes les directions. L'aspect, la couleur du ciel ont changé.
Alors tu réalises que beaucoup de temps est passé, il a déroulé son fil régulier, sans t'attendre. Inexorable.