"A l'ombre des jeunes filles en fleurs.
- On va bientôt partir en vacances...
Les vacances, c'était d'abord Jeanne Barroyer. Elle est présente au carrefour de mon enfance et de mon adolescence comme une déesse qui m'aimait et que j'aimais. Ai-je, sans le vouloir, magnifié Nane parce que cela me faisait de plus beaux souvenirs ? Où est la vérité ?
Les "souvenirs sont cors de chasse dont meurt le bruit parmi le vent", disait Apollinaire. Ils me ramènent à Marseille. Là, j'étais chez mon grand-père, c'est à dire chez mon Dieu. Il était toujours occupé ; dans la cave où il avait installé son atelier, et dans la ville où, coiffé de son chapeau et sa canne à la main, il semblait avoir rendez-vous avec des souvenirs et des fidélités maritimes.
La première fois Jeanne avait serré mon bras très fort et, enjôleuse, avait dit tous les mots propres à ma faire chavirer. Elle savait sans doute mon innocence totale et dans la nuit propice me faisait accéder à un territoire inconnu. Cette année-là, j'ai quitté Marseille avec trop d'images dans la tête, des échanges de sourires ou de regards, une main tiède attardée dans la mienne, et, en retrouvant Paris, j'eus une brusque impression d'absence.
A Paris donc où Spada (qu'on avait surnommé ainsi parce qu'il ressemblait à un bandit Corse qui traqué, cerné, avait fini - me semble-t-il, par être abattu par les gendarmes dans la maquis) ne se séparait jamais de son livre, l'emportant même dans la grande cour, tantôt serré sous son bras, tantôt grand ouvert, et qu'il lisait en déambulant. Ce livre, c'était A l'ombre des jeunes filles en fleur.
Aucun de nous ne l'avait lu, mais le titre faisait palpiter nos narines de jeunes mâles. Il nous avait tiré l'oeil et allumé les sens. Un mot avait fait florès l'hiver précédent, prononcé par notre volubile professeur d'espagnol et après le cours, nous nous sommes précipités sur nos dictionnaires et nous avons appris que nous avions une libido. On ne le savait pas. Parce qu'à l'exception de quelques redoublants plus âgés ou de petits dégourdis plus précocement pervers dont notre Porthos, autrement dit Durand René, nous étions encore des séraphins.
Pour en savoir plus, le seul recours c'était les livres. Sur le plan de l'émoi amoureux, j'ai le souvenir de Ramuntcho de Pierre Lotti, et d'une scène très précise. Puis, il y a eu Toi et Moi de Paul Géraldy. Une suite d'attentions délicieuses et fades, de ressouviens-t'en à l'eau de rose, avec cette recommandation : "le souvenir est un poète, n'en faites pas un historien." Pour ensuite très vite chantonner : "Si tu m'aimes et si je t'aimais, comme je t'aimerais."
Je dévorais, pêle-mêle, L'Atlantide de Pierre Benoit, Les nuits de Musset, Les désenchantés de Loti jusqu'au jour où je suis tombé sur un bouquin planqué dans un placard, d'un certain Robert Sermaise, intitulé Prélude charnel, où les choses qu'on "faisait" étaient dites... C'était donc ça ! L'ouvrage devait faire partie de l'enfer de mes parents, car il voisinait avec des numéros de Frou-frou... D'un coup, je me trouvais transporté très loin des jeunes filles en fleurs.
C'est alors que j'ai rencontré l'inconnue. Ce jour-là elle allait d'un pas agile dans le matin du printemps avec la démarche aérienne que j'avais toujours imaginée pour la déesse Aurore ou, furtivement, pour Galatée s'enfuyant vers les saules. Ma muse avait au cou une écharpe couleur de lavande, et, à cause de mon insistance à la suivre des yeux, ou beau caprice du hasard, nos deux regards se rencontrèrent, l'espace d'une illusion. Je sus qu'elle m'avait vu. C'était la première fois qu'une telle chose m'arrivait. J'en tremblai !
Le lendemain, même heure, même parcours vers l'école. Je regardais sur les deux trottoirs, persuadé que ma quête serait vaine. Et... elle apparut ! Elle avait une écharpe couleur tilleul. Elle s'amusa à réprimer un sourire avant de disparaître. Musset eût dit : "J'ai le coeur prisonnier", Rimbaud : "Loué jusqu'au mois d'août"... Dès lors, chaque jour le chemin de l'école devenait un voyage au long cours. Et chaque jour, elle venait. Toujours légère, radieuse, un brin ironique et pourtant complice. Après la lavande et le tilleul, il y eut successivement le coquelicot, l'abricot, le lis, et le bleu des mers du Sud comme l'encre favorite de mes soeurs. Nos rencontres étaient muettes jusqu'au jour où, n'y tenant plus, j'ai rassemblé mon courage et je l'ai abordée.
Les quelques mots échangés auraient pu rompre le charme. Il n'en fut rien. Je lui demandais hardiment combien elle avait d'écharpes. Elle me répondit sept, comme les jours de la semaine, et épanouissant son sourire :
- J'ai la coquetterie autour de mon cou !
J'aurais voulu l'embrasser et je n'aurai pas su comment m'y prendre. On s'est tendu la main en se quittant. La déesse avait parlé. Le mirage se poursuivit quelques semaines, mais il n'était pas tout à fait le même. Le réel l'avait gâté comme un vin débouché. Lequel des deux, ensuite, a changé de trottoir ? On ne s'est plus jamais revus.
La page était tournée. L'été était de l'autre côté de la grande porte de l'école.
L'épisode suivant fut une amie de ma mère que j'avais baptisé Mme de Warens. Là encore, littérature et sentiment, secrètement se tenaient la main. Je me souviens que d'Europe centrale était venue la chanson désespérante Je hais les dimanches qui jalonnait son parcours de suicides d'adolescents. Mme de Warens venait assez fréquemment voir ma mère. Elles avaient le même parfum, Cuir de Russie, et, sur elle, il me paraissait plus enivrant. Elle me marquait de l'intérêt et j'imaginais qu'elle attardait exprès ses baisers d'adieu et ses regards de fin de film sentimental. Force était de constater qu'au printemps de la vie des garçons, la jeune fille entrait comme une fleur dans leurs rêves, leurs pensées et, maladroitement, dans leurs actes.
Ensuite une dame qui ressemblait à une chanteuse de music-Hall nommée Lys Gauty me donna des leçons particulières de danse. De fox-trot en valse, de one-step en tango (Le plus beau tango du monde ou la Carmencita...). Mais j'étais nul. Pire ! La créature au long fume-cigarette doré et aux bras d'ensorceleuse avait été catégorique :
- Votre fils, Madame, c'est simple : il est arythmique !
Cela ne m'a pas empêché de rencontrer ma première épouse au retour d'une balade en "canadienne" (un bateau léger) sur la Seine à Ris-Orangis, il y avait bal à la guinguette des rives. Elle s'appelait Marguerite.Un soir en la raccompagnant à vélo, de nuit, sur le chemin de halage, nos bicyclettes se heurtèrent, et dans un froissement de rayons, nous tombâmes, lourdement emmêlés, presque enlacés en voulant nous retenir l'un l'autre, sur les cailloux du chemins. J'étais penché sur elle, toutes lumières éteintes pour lui porter secours quand à ma grande surprise, elle posa ses lèvres douces sur les miennes et les pressa avec infiniment de savoir-faire. C'était le premier baiser qu'on me donnait.
Je n'oublie pas non plus Josette et ses yeux qui disaient tout. Je pensais à ceux d'Anna de Noailles car j'en étais dans mes lectures à Francis Jammes et à sa visite à la comtesse :
Et je devinais vite alors que c'était toi. Car tes yeux pleins
de nuit ravageaient ton visage
Pâle comme la lune et versaient leur émoi.
Ceux de Josette n'étaient que lumière, sollicitation et espérance, à croire qu'elle "tait une fée et que je vivais un rêve éveillé.
A cette époque, les jeunes demoiselles ne s'épilaient guère. Les poils noirs de ses aisselles, les petits ronds d'humidité sur sa robe me rassuraient : elle était bien réelle. Sans cela, j'aurais toujours eu un doute sur la réalité de Josette.
Dans un décor d'opérette, nous restons des heures sur un banc dans la nuit d'été, à sentir nos corps l'un contre l'autre. Nous formions des projets insensés, nous rencontrions parfois nos mains, nos doigts s'emprisonnaient, et par jeu feignaient de se refuser...
A une heure convenue, nous nous retrouvions à notre rendez-vous secret où elle me lançait des phrases comme "Voilà, je m'en vais ! Je suis venu te dire adieu." ou "Demain, je sera morte." Je vivais alors dans l'angoisse et l'émerveillement. Nous étions jeunes, elle était d'instinct plus mûre, plus assoiffée que moi, et surtout moins sotte. A la réflexion, bien longtemps après, ce n'est pas complaisance que de se souvenir, c'est brûlure. Au soir de ma vie, je compte sur les doigts de mes deux mains les morsures au coeur qui ont eu l'intensité de celle-ci, qui était la première.
Josette dansait sur la ligne légère qui sépare la vie de la mort. Je n'ai revu Josette que plus tard, la guerre déclarée. Et j'ai été aussi bête dans cet ultime rendez-vous qu'à mon adolescence. Depuis, je prends conscience que Josette est là, quelque part, quand tout est noir, vaincue et triste, prête à surgir, à me clore les yeux de ses mains croisées, et à me souffler à l'oreille "Demain, je serai morte", avec ses yeux immenses, ses mains brûlantes et douces, et sa folle envie de mordre la vie.
Pour les amateurs : Les souvenirs de Marcel Jullian ; L'éducation sentimentale de Marcel Jullian