"Une fille de la forêt. Morceaux choisis :
"Des hommes sans mémoire ne seraient plus rien, et l'on ne peut bien concevoir la grandeur de l'avenir que si la grandeur du passé nous inspire." Jean Guéhenno
Hiver comme été, on se lève à la pointe de l'aube. Les conditions de vie sont primitives ; on marche pieds nus, on se lave à l'eau de source, on dort dans des "bacus" couverts de chaume. Un sou est un sou, les femme rangent précieusement les économies au bas des boîtes à sel ; jamais aucune Chaniet n'a été obligée de vendre ses cheveux pour acheter du pain, comme tant d'autres. On est pauvres, mais non indigents, et au bout de la table, il y a toujours l'"écuelle de Dieu" pour les miséreux de passage, "car celui qui refuse à son prochain un pochon de soupe n'ira pas au Paradis."
Céline Chaniet-Besson, devenue "civilisée" par un mariage qui l'arrache aux sortilèges de la forêt, n'oubliera jamais son enfance, ni son étonnement en couchant pour la première fois dans un vrai lit et sous un vrai toit. Cette étonnante femme mourra à quatre-vingt-cinq ans, après avoir raconté à son petit-fils les fabuleux souvenirs engrangés dans sa mémoire.
"Tout de suite après m'avoir déposée dans le berceau, mon père est sorti et à tiré en l'air trois coups de fusil pour annoncer ma naissance. il en aurait tiré cinq si j'avais été un garçon.
Les parents et amis ont accourus de toute la forêt pour féliciter mes parents. Mon bapt^me eut lieu le dimanche suivant. Là, à la sortie de l'église, parrain et marraine ont jeté selon la tradition de pleines poignées de "nailles" aux nombreux enfants rassemblés sur le parvis. Il s'agissait de noix et de noisettes dont il fallait faire provision pour la circonstance. Les riches, eux, jetaient des dragées et mêmed es piécettes.
C'était très mal vu de ne pas procéder à cette distribution. Ceux qui n'observaient pas la coutume s'exposaient à être raccompagnés en chemin par une bande de gamins mécontents, scandant cette insulte à leur adresse :
"Parrain fouiroux !
Marraine fouirouse !"
La contrée où nous venions d'arriver était un pays secret dont les habitants sauvages se connaissaient d'un village à l'autre. C'étaient des gens d'aspect plutôt chétif, qui ne faisait pas mentir le vieux dicton rapporté par le grand-père Passemaux, selon lequel : "Il faut trois Bressans pour faire un Comtois !"
Mon père était un excellent bouvier. j'ai encore en mémoire la chanson qu'il fredonnait en marchant devant son attelage :
"Même quand il pleut,
Avec mes grands beoufs
Je suis très heureux..."
Si les Chaniet n'ont jamais souffert de la faim, c'est parce qu'ils furent toujours des gens laborieux et prévoyants. Tout le monde travaillait vaillamment dans la famille. Hiver, comme été, nous étions debout à la pointe de l'aube. Mon père avait l'habitude de dire :
"Il faut se lever matin
Pour ouvrir sa porte au pain !"
Lorsqu'ils dégustaient un pichet de vin, les hommes le faisaient avec le respect qu'on attache aux choses rares. Ils buvaient lentement, en commentant les qualités du nectar. presque toujours, l'un d'eux rappelait le dicton régional :
"Les vins d'Arbois
Plus on en boit
Plus on va droit !"
Mon père ne manquait jamais d'ajouter :
"Oui, mais quand le bûcheron trop boit,
Il coupe ses doigts !"
Dans la famille, un sou était un sou. Seul mon père avait le droit de distribuer le pain. Avec son long couteau, le dret faisait un signe de croix rapide sous la miche et nous donnait à chacun un morceau.
En dehors du pain, notre nourriture de base était la pomme de terre. Nous en mangions à tous les repas. d'abord dans des soupes épaisses, avec du chou, des haricots, des lentilles et des gruaux d'orge. puis, venait le platd e résistance : pommes de terre fricassées au lard.
Pour un peu, comme le disait la chanson, nosu en aurions mangé même au dessert :
"Pour le dîner, premeir repas
Des pommes d eterre dans un p'tit plat
Et puis pour le dessert et bien !
Encor' des pommes de terre
Et vous m'entednez bien
Pour le souper, second repas,
Des pommes de terre dans un grand plat
Et puis pour s'endormir, et bien !
Toujours des pommes de terre
Et vous m'entendez bien."
L'hiver, c'était la saison des gaudes. nous titions à la courte-paille celui qui aurait le droit de racler la rasure" au fond du grand caquelon où l'odorante bouillie de maïs et de lait avait mijoté à feu doux. Avant d'être autorisé à plonger sa cuillère et son nez dans le fond du récipient, le gagnant devait réciter ce couplet :
"J'portions des biaudes,
J'mangions des gaudes,
J'étions le roi
J'étions Comtois !
Je me souviens que dans toutes les familles où il y avait des conscrits, la veille du tirage au sort, les mères partaient à l'église dès le matin afin de prier pour que leurs fils aient plus de chance de tirer un bon numéro. Il y avait aussi des pratiques moins chrétiennes, comme celle qui consistait à coudre une dent de loup dans la doublure de la blouse du garçon. Le loup vorace était censé manger les cent premiers cartons de l'urne, ne laissant à celui qu'il protégeait que les numéros à hauts chiffres !
On m'a raconté qu'un jeune conscrit de Fraisans avait ingurgité le matin du tirage au sort, dans le canton de Dampierre, une mixture de sa fabrication qui devait le rendre exsangue. En fait, le maheureux se mit à gonfler comme une outre et mourut le soir même dans d'atroces souffrances.
Sinistre ironie du sort, le numéro tiré en son absence par le maire de son village fit de lui le "laurier" de l'année. Il aurait donc été exempré dus ervice militaire.
Grâce à l'argent, les fils de bourgeois ou de gros paysans, lorsqu'ils tiraient le mauvais numéro, avaient encore la possibilité de trouver des remplaçants.
Moyennant des sommes rondelettes, apr contrats passés devant notaires, les pauvres bougres partaient à leur place pour cinq ans.
En rentrant du tirage au sort, les conscrits commençaient une longue tournée de beuveries et de banquets à travers les villages. Ceux qui avaient tiré des "hauts chiffres", c'est à dire des numéros qui les exemptaient du service militaire, portaient des rubans blancs à leurs chapeaux. Ils devaient obligatoirement se cotiser pour payer un repas à leurs camarades malchanceux, lesquels portaient des rubans rouges.
Outre des refrains patriotiques, des chansons plus régionales rythmaient la amrche burlesque du cortège comme cette complainte des conscrits d'Arc-et-Senans :
"Faudra bientôt quitter nos biaudes,
Nos capiaux et nos gros sabots
Par Barnabi, par Barnabo !
Las moi ! Nous n'aurons plus de gaudes,
Mais de l'eau claire et du croûton
Tonton, tontaine et Tonton !
Cette tournée durait une semaine et ne s'achevait que lorsque toutes les boissons, toutes les provisions de la quête étaient épuisées.
Autre tradition, celled es "Mais".
Les conscrits allaient couper dans la forêt des baliveaux de 6 à 7 mètres de haut, dont ils ébranchaient les rameaux pour n'en laisser subsister qu'une houppe. Ces perchis devaient être droits, droits comme un mai.
Je me souviens de la chanson des "Scieurs de long" :
"Y a rien d'aussi habile
tangrelon, Tangrelon,
Tir' donc mon p'tiot,
y a rien d'aussi habile
Qu'un bon sieur de long !
Autre refrain que nous répétions inlassablement pendantd es heures etd es heures :
"Peau d'chêne
Peau d'bourdaine
Grosse ou p'tite
J'te dépiaute !
L'arrivée des colporteurs, c'était l'affiche. les femmes interrompaient leur travail pour voir ce qu'il avait à proposer.
Pour nous, les enfants, c'était une découverte merveilleuse, car certains des coffres rutilaient de mille feux avec tout un assortiment d'aiguilles, d'épingles, de fils, de boutons, de ciceaux.
Ils vendaient aussi du poivre, du savon, de la vanille, de la levure.
D'autres proposaient des coupons de tissus, des rubans, des bonnets.
Pour les hommes, il y avait les couteaux, les pierres à aiguiser, les pipes, le tabac, les allumettes de contrebande et des livres profanes comme L'Almanach du Messager Boîteux.
J'ai toujours en mémoire le vieux dicton que répétait le grand-père :
"L'ail et les plosses
L'eau d'églantier
Par clous rouillée
Donne des forces.
Ou :
"Coucher de poule et lever de corbeau
Retardent l'heure du tombeau.
Nous les filles, nous jouions aux "grelots". C'était un excellent moyen d'apprendre à compter jusqu'à dix. La concurrence disposait en effet de dix petits cailloux blancs. Elle en glissait un nombre déterminé dans son sabot qu'ellea gitait ensuite énergiquement en faisant tinter les pierres.
Puis elle disait :
"Grelot ! Grelot !
Combien j'ai t'y de sous dans mon sabot ?
Les fillettes se mettaient aussi en rond autour d'une meneuse de jeu qui les désignait tour à tour avec le doigt en chantonnant cette comptine afin d'éliminer l'une d'entre elles :
"Rondin, picotin,
La Marie a fait son pain
Pas plus gros que son levain
Son levain était moisi
La Marie sera punie !
Le dimanche, durant la belle saison, les hommes allaient jouer aux quilles dans les villages du Val d'Amour.
Je me souviens aussi de :
"On ne mange pas le "gouri"
Avant qu'ils soit mûri.
La messe de minuit
Nous partions en sabots, à la queue leu leu, sur les sentiers très souvent enneigés de la forêt, emmitouflés de la tête aux pieds dans nos longues pèlerines, suivant la lampe du grand-père qui ouvrait la amrche.
l'oncle emporatit toujours un fusil en cas de mauvaises rencontres.
Je me souviens qu'on entendait le hurlement des loups au loin.
J'aimais beaucoup l'office de Noël. Le brasillement des cierges, les fleurs décorant l'autel, les draperies, la statue de la Vierge, celles des saints, tout cela me semblait merveilleux. Je ne me lassais aps malgré le froid intense d'écouter la musique de l'harmonium et les chants de la chorale paroisiale.
En sortant de l'église, tandis que les rafales de vent emportaient à travers le Val d'Amour le chant des cloches de Npël, les gens s'interpellaient joyeusement. La plupart des conversations tournaient autour des menus du réveillon. toutes les lanternes allumées éclairaient le aprvis comme en plein jour.
Les plsu vieux respectaient la tradition : ils prenaient "l'air du temps". ils 'agissait de constater d'où venait le vent. Pour cela, ils mettaient leur index dans elur bouche et levaient ensuite ce doigt bien haut.
On entendait alors prédire :
"Année de bise,
Année de prise !
Ou alors :
"Année de vent,
Année de ren ! (de rien)
Ou :
"Les jours entre Noël et les Rois
Indiquent le temps des douze mois.
Les anciens avaient appris aussid e leurs ancêtres un autre dicton régional qu'ils répétaient en désignant l'horizon en direction de la Saône :
"Par là, il n'est jamais venu ni bon vent, ni bonnes gens !"
Le carosse de minuit
Dès que nosu avions rejoint la forêt, Grand-père, toujours en tête du cortège, se mettait à chanter des vieilles chansons comtoises. Je me souviens de celle des "Charbonniers" :
"Charbonnier, dit la dame
Que ta figure est noire !
Charbonnier lui répond
Elle est moins noire,
Belle dame,
Que votre âme !
Nous reprenions en choeur les refrains.
A la maison, une délicieuse odeur emplissait la cuisine et attisait notre appétit. pour nous faire aptienter, grand-père nous racontait des histoires.
Venait l'instant tant attendu où nous passions à table pour paiser notre fringale avec les portions de boudin et les apétissantes grillades. Mais la fatigue se faisait bientôt sentir. Malgré nos efforts pour rester éveillés, nos yeux commençaient à se fermer.
Les hommes buvaient du vin d'un tonnelet d'Arbois. On l'appelait le "jus du Biou".
Je me souviens d'un refrain que les petits bergers du Val d'Amour chantaient en gardant les bêtes dans les pâtures et qui disait :
"De la rage des chiens fous,
jean-Baptiste mon patron,
Protège bien mes moutons !
Et du grand-père qui répétait souvent :
"Frisson du matin
Ta mort passe sur le chemin.
Frisson du soir,
Tu peux garder espoir.
"Notre passé, notre présent, notre demain,
Seul le Bon Dieu les connaît et les tient dans sa main...
Pour la pentecôte, toute la famileld escendait à pied à la fête foraine. la vileld e Dole était noire de monde. C'est à peine si on pouvait avancer entre les manèges et les barraques foraines.
Avant de rentrer nous nous installions sous la tente d'une buvette pour boire une cannetted e bière, puis nous regagnions la maison, fatigués, mais contents de notre après-midi.
On dit que tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, c'est vrai. Il n'y a que la mort contre laquelle on ne peut rien. Pourtant, même au milieud es épreuves, Dieu nous a donné une chose inestimable : le souvenir. La possibilité de fair revivre, grâce à notre mémoire, les êtres qui nous furent chers.