"Un sac de billes.
De tous mes souvenirs d’enfance, voici l’un des meilleurs. Certains soirs, mon papa entrait dans la chambre, s’asseyait sur mon lit et commençait les récits de grand-père.
Les enfants aiment les histoires, on leur en lit, on leur en invente mais pour moi ce fut différent. Le héros en était mon grand-père dont je pouvais voir dans le salon un daguerréotype sur cadre ovale. Le visage sévère et moustachu avait pris avec le temps une couleur rose délavée comme en ont les layettes des bébés.
Il s’appuyait sur un dossier de chaise qui semblait ridiculement chétif et prêt à s’effondrer sous le poids du géant. Il le reste de ces récits le souvenir confus d’une série d’aventures s’imbriquant les unes dans les autres comme des tables gigognes dans un décor de déserts blancs de neige.
Mon grand-père avait douze fils, était un homme doux et généreux. Ces récits ont bercé mon enfance, je voyais les crosses des fusils s’enfoncer dans les portes, brisant les vitres, la fuite éperdue des paysans, les flammes courant sur les poutres des isbas, il y a dans mes yeux un tourbillon de lames de sabre, d’haleines de chevaux lancés, de lueurs d’éperon et par dessus tout, se détachant dans la fumée, la figure gigantesque de mon aïeul Jacob Joffo.
Mon grand-père n’était pas homme à laisser massacrer ses amis sans rien faire.
En classe, je revois de mémoire la tête du maréchal Pétain. Une belle tête digne avec un képi. En dessous, il y avait une phrase suivie de sa signature : "Je tiens mes promesses, même celle des autres." Je me demandais à qui il avait bien pu promettre de me faire porter une étoile. Ca avançait à quoi ? Et pourquoi les autres cherchaient-ils à me dérouiller ?
Cette étoile est cousu à gros points et le fil n’est pas très solide. Je l’ai échangé avec Zérati. Ses yeux brillent.
Mon étoile. Pour un sac de billes.
Ce fut ma première affaire.
Nous n’avons jamais manqué de réglisse dans mon enfance. Des rouleaux noirs caoutchouteux qui collaient aux dents et aux boyaux et nous flanquaient d’opiniâtres constipations.
Dans les conversations des mots revenaient souvent : Ausweiss, Kommandantur, ligne de démarcation... Des noms de ville aussi : Marseille, Nice, Casablanca.
Dix ans de ma vie pour une grenadine glacée.
La nuit les vélos font du bruit, c’est à cause du frottement de la roulette sur le pneu pour l’éclairage. Mais le plus fort de tout c’est que le cycliste sifflote. Un léger sifflotement, un air joyeux, c’est une chanson de Tino Rossi.
"Vingt-sept kilomètres à pied, ça use, ça use...
"Vingt sept kilomètres à pied, ça use les souliers..."
Nous n’avons pas fait vingt-sept kilomètres, à peine trois mais c’est la vingt-septième fois que nous reprenions le refrain.
Dans les magasins, on ne trouvait plus que des courgettes, les gens faisaient la queue pour la salade, les topinambours étaient pris d’assaut. En un an mon père avait perdu douze kilos.
Je portais toujours un béret. Cela ne se fait plus aujourd’hui, sans doute les enfants sont-ils moins fragiles de la tête qu’ils ne l’étaient autrefois.
Une partie de foot sur la plage. Les ballons étaient plus que rares à l’époque. Mon frère était goal. Nous délimitions les buts avec nos manteaux et je shootais à perdre haleine, hurlant de triomphe lorsqu’il n'arrivait pas à bloquer le ballon.
A la maison, j’étais le spécialiste des pâtes. Cuites à l’eau avec un petit morceau de margarine, du sel, je tartinais le dessus du plat avec de la cancoillote qui remplaçait le gruyère et que l’on trouvait assez facilement dans les épiceries et je passais le tout au four pour faire gratiner, c’était un régal.
Il y a des mauvais souvenirs aussi, des phrases qui font mal...
- C’est la faute à Jo s’il y a la guerre
- Parfaitement, il faut les virer les youds.
Au moment de la guerre, j’étais un gosse moi, avec des billes, des taloches, des cavalcades, des jouets, des leçons à apprendre, les ballades du dimanche avec papa, la semaine en classe et tout d’un coup on me colle quelques centimètres carrés de tissu et je deviens juif.
Juif, qu’est-ce que ça veut dire d’abord ? C’est quoi, un juif ?
Je sens la colère qui vient doublée de la rage de ne pas comprendre.
A la récrée, j’ai alors entendu :
- Prenez vos cahiers, la date dans la marge, en titre : le sillon rhodanien.
On était loin de l’atmosphère obscurcie par les boulettes qui régnait avec la maîtresse précédente. Le père Boulier, il avait une manie : c’était le silence.
Il voulait toujours entendre les mouches voler, quand il entendait un bavardage, un porte-plume qui tombait ou n’importe quoi d’autre, il n’y allait pas par quatre chemin, son index désignait le coupable et la sentence tombait en couperet : "Au piquet à la récréation, trente lignes - Conjuguer le verbe "faire moins de bruit à l’avenir» au passé-composé, plus-que-parfait et futur antérieur."
J’ai posé mon ardoise sur le coin du bureau. C’était une vraie ardoise et c’était rare à l’époque, la plupart d’entre nous avaient des sortes de rectangles de carton noir qu’il ne fallait pas trop mouiller et sur lequel on écrivait mal.
Moi c’était une vraie avec un cadre de bois et un trou qui laissait passer la ficelle retenant l’éponge. Du bout du doigt, je l’ai poussée. Elle s’est balancée un court moment et est tombée.
Braoum.
Le père Boulier écrivait au tableau et s’est retourné.
Il a regardé l’ardoise par terre puis moi.
Tous les autres nous fixaient.
C’est rare qu’un élève cherche à être puni. Moi je le voulais, ça aurait été la preuve que rien n’avait changé, que j’étais toujours le même, un écolier comme les autres que l’on peut interroger, punir, féliciter.
Le maître m’a regardé puis son regard est devenu vide. Lentement, il a pris la grande règle sur son bureau et il en a placé l’extrémité sur la carte de France suspendue au mur comme si de rien n’était.
Le gouvernement de Vichy, ayant jugé que les enfants de France pouvaient souffrir des privations, distribuait à quatre heures des biscuits vitaminés qui donnaient lieu à d’infinis tractations (quatre billes contre une pilule super-vitaminée).
Pour les plus chétifs, l’infirmière préposée à l’établissement distribuait sur le coup de dix heures des pastilles acidulées super-vitaminées et des cuillerées d’huile de foie de morue. Au même moment, dans la France entière, tous les écoliers de six à quatorze ans avalaient la purge avec la même grimace.
Dans le midi, nous avons eu droit à quelques : "Parisiens, têtes de chien, Parigots, tête de veau", mais aux alentours de dix ans, la possession d'un ballon arrange bien les choses.
A l'école, mon maître fut un très vieux monsieur à barbiche qui s'était retiré depuis un grand nombre d'années et qui tentait trois cents fois par jour d'imposer le silence à une meute déchaînée de trente-cinq élèves au milieu d'une atmosphère obscurcie par les boulettes. C'était la période des compositions parmi lesquelles celle de géométrie me causait bien du souci.
Il faisait froid déjà et l'instituteur allumait le poêle de la classe chaque matin.
Je joue alors avec François, un cancre invétéré. Il a de l'encre jusqu'aux poignets, des yeux qui ont toujours l'air de se foutre du monde et il sort rarement de l'école avec les autres, il est en retenue tous les jours et s'il lui arrivait de franchir la porte à quatre heures et demi, il serait sans doute fort étonné. Cependant, il est le préféré du directeur parce qu'il a une voix merveilleuse.
Ce roi des chahuteurs, ce tireur d'élastiques, ce recordman des lignes supplémentaires possédait la plus belle voix de Soprano que j'ai jamais entendue. Lorsqu'il chantait dans la cour, j'en oubliais ma partie de football. Il monnayait d'ailleurs habilement son talent et poussait la romance en échange de plumes, rouleaux de réglisse et autres dons.
Je me souviens aussi d'un anniversaire de ma maman qui avait reçu une machine à coudre Singer, ce qui était pour l'école une machine à coudre appréciable. Elle pourrait dorénavant se faire beaucoup plus de choses sans avoir à tirer l'aiguille de longues journées devant la fenêtre.
La fin de la guerre ? Il y eut chaque soir une cérémonie que, je le suppose, la plupart des familles françaises de cette époque. Sur un planisphère fixé au mur, nous plantions des petits drapeaux reliés entre eux par du fil à repriser, les petits drapeaux étaient des épingles avec un petit rectangle de papier collé.
D'un côté les Russes, de l'autre les Américains et au milieu les Allemands. Londres déversait des noms que nous notions à toute vitesse et sur les villes nouvellement conquises, nous plantions les drapeaux de la victoire.
Stalingrad dégagé, ce fut Kharkov, Rostov, Kiev...
Il fallait aussi s'occuper de l'Afrique et là il y avait un ennui : une grande bataille se déroulait à El Alamein. Mais impossible de trouver El Alamein sur la carte. Mais ce qui me remplit d'enthousiasme, ce fut le 10 juillet 1943 le débarquement des Alliés en Sicile.
En classe, nous étions intenables. Chaque fois qu'un élève frappait à la porte pour demander un renseignement, la liste de la cantine, de la craie, une carte de géographie, la moitié de la classe se levait en criant : "Voilà les Américains !"
C'était la fin du mythe de la défense élastique.
La classe verte ? "La soupe à six heures, baisser des couleurs à sept, toilette à huit heures trente, coucher à neuf, extinction des feux à neuf heures quinze." Je me souviens que de ça.
A l'école, je jouais à chat, chat perché, chat coupé, au prisonnier, à la balle, aux billes, , alors là il y a tous les jeux, à la tique, à la patte, au trou, au paquet, aux osselets aussi.
Rideau.