"Une photo, là, sous vos yeux.
Ici une photographie qui a frappé ma Mamie. Elle a tenu à ce qu’elle figure sur cette page.
Regardez-là : un homme enlace - et embrasse - une femme, tout aussi joyeuse que lui. Si ce ne sont pas là des gens amoureux...
Ces amoureux, ma Mamie les connaît très bien. Il s'agit de Raymond et de Marcelle. Elle sait que tous les samedis soirs, ils vont au cinéma. Elle sait aussi que Raymond a un faible pour les westerns alors que Marcelle, elle, préfère les opérettes de Mariano.
Le dimanche ? Les pieds de Raymond et de Marcelle ne touchent le sol que pour danser au bal du Bajato. Le bal des voyous.
Déjà, ils font des projets. Ils souhaitent se marier et avoir des enfants. Déjà, ils savent qu'ils ne se quitteront pas. Jamais.
Ma Mamie est-elle autorisée à hasarder une confidence ? Au cours d'un demi-siècle d'intimité avec les histoires d'amour, elle n'a jamais rencontré un couple aussi amoureux.
Jamais.
Pourtant, quatre mois plus tard - calendrier en main -, ma Mamie croisait au marché Raymond - bras dessus bras dessous - avec Jocelyne la crémière ; tandis que Marcelle avançait - main dans la main - avec Dédé le Porion.
Mais que s'est-il donc passé ?
C'est Raymond qui - presque cinquante ans plus tard - a lâché le morceau, on l'écoute la larme à l'oeil :
"Marcelle, la jolie. C'était en 1951. Ah, les souvenirs, ça a une de ces gueules... Figurez-vous qu'au moment où la photo a été prise, je lui disais à l'oreille - comme un serment qui s'en va dans la nuit - de ne pas rentrer trop tard et surtout de ne pas prendre froid.
Avec le recul, ça fait froid dans le dos.
On était bien ensemble. Je me souviens qu'on avait pas besoin de parler pour se comprendre. Je la devinais au détour d'un regard. Entre les mots, entre les lignes et sous le fard aussi. Mais tout s'est évanouit.
Quand bien même, je suis content d'avoir vu cette photo. J'avais oublié son visage. Sa voix aussi. Je me souviens que je l'adorais et que je la cherchais même sous la pluie.
Seulement voilà, à l'époque, c'était difficile de trouver un logement et j'ai eu le malheur de dire à Dédé le Morphale :
- Si tu me trouves une maison, je t'envoie ma femme sans culotte !
Résultat des courses, j'ai trouvé un logement mais je n'ai jamais revu Marcelle.
Sa culotte non plus d'ailleurs.
Fin de l'histoire et à moi les nuits glacés dans un lit de hasard où on se sent tout seul - peut-être - mais peinard. Floué par les années perdues".
Vous l'avez compris, pour Raymond, avec le temps, on aime plus.
Ma Mamie ne partage pas ce sentiment. Quelquefois peut-être, mais pas tous les jours.