"Résiste Mamie, prouve que tu existes.
"J'ai été marqué par Lucie Aubrac, une femme dont a beaucoup parlé à la libération. En pleine guerre, alors qu'elle était enceinte, son mari résistant venait d'être arrêté en même temps que Jean Moulin par la Gestapo.
Elle est aussitôt allée voir chez Barbie et leur a fait un cirque fabuleux : "Ce type que vous avez arrêté, j'en ai rien à foutre, vous pouvez le fusiller. Mais c'est un salaud qui m'a violée et engrossée. Je veux qu'il m'épouse de gré ou de force, et que mon enfant ait un nom. Après, vous en ferez ce que vous voudrez."
Et ils ont marché ! Comme le mariage ne pouvait se faire à la prison, la Gestapo a organisé le transport, et la résistance a attaqué le fourgon en plein Lyon : c'est comme ça que Lucie Aubrac a fait évader son mari.
Chapeau.
De mon côté, j'ai pris le temps de passer mon bac de philo dans un lycée occupé. Je planchai pendant trois heures ponctuées par des bruits de bottes et de départs de voitures. Le sujet que j'avais choisi était beau : "Définissez les rapports entre la passion et la volonté. Je n'allais pas tarder à les découvrir pour de bon.
C'était un temps où les gens ne racontaient pas s'ils écoutaient Londres ou s'ils ne l'écoutaient pas, ils ne savaient pas encore s'il fallait s'en vanter. C'était un temps où Pétain avait tout ce qu'il fallait pour rassurer les bons français.
La vie continuait.
Il y avait aussi une fille dont j'ai oublié le nom : elle était juive, son mari était dans un camp, elle pleurait tout le temps.
Au cours de ces derniers mois, chaque journée était une aventure. Elle commençait au réveil et ne terminait, bien, qu'au réveil du lendemain, si vous étiez entre-temps rentré chez vous. Ça, c'était le lot de toute la population.
Y compris celui des collaborateurs qui sentaient venir la fin de la fête dans le même temps que la débâcle allemande se précisait. Ils commençaient à recevoir des avertissements.
Les rafles se multipliaient. N'importe qui, sans aucune raison héroïque, pouvait se faire embarquer comme ça, par hasard. Tous les hommes en âge d'aller au STO avaient plus ou moins trafiqué leurs papiers.
Tout le monde alors était en situation irrégulière.
Détail : Des familles bien pensantes et bien tranquilles qui, pendant les premières années d'occupation, avaient apprécié cet ordre et cette "correction" dont la France avait tant besoin... découvraient tout à coup que les Allemands étaient des sauvages.
Dans le quartier, on revoyait des têtes qu'on n'avait pas vues depuis des années. Certains pensaient se cacher mieux dans la grande ville. Ils avaient quitté les villages dans lesquels, sous de faux noms, ils avaient résidé pendant de longs mois.
On écoutait la radio. Dans un très vieil atlas, on avait redessiné les contours de l'URSS sur une carte de Russie. On essayait de repérer les villes reprises et dont les noms avaient changé. Puis on a vécu la libération de Paris à la radio, on pleurait, on s'embrassait, on était furieux d'avoir raté ça, on était bouleversé d'entendre les cloches de Notre-Dame".
Bref rappel des faits : Pétain initie la collaboration d'Etat. Le pays se découvre deux zones et deux visages. Collabos et résistants livrent bataille dans l'ombre, déclinant opportunisme de circonstance et convictions. A leurs côtés, comme des armes, les mots.
Dès juillet 1940, les officiers de la Propaganda Abteilung se chargent de la censure. Le Tout-Paris se presse dans les salons de l'ambassade, la pianiste Lucienne Delforge s'empresse : "La collaboration, c'est Mozart à Paris."
En septembre 1941, l'exposition consacrée aux juifs accueille 100 000 visiteurs au Palais Berlitz. "C'est apprendre à se défendre contre l'empire hébraïque que d'apprendre à reconnaître le juif."
Les actes de résistance se multiplient. Au Havre, Etienne Achavanne cisaille les cables téléphoniques allemands. A la station Barbès, le colonel Fabien tue de deux balles un officier de la Kriegsmarin. Hérault est fusillé pour sabotage, le 20 octobre 1940.
Parallèlement de nouveaux titres de journaux apparaissent à Paris. Au Pilori, la rédaction en appelle à la violence et au meurtre : "Mort au juif !" et lance même un concours : "Ou fourrer les juifs, toute mesure de destruction radicale étant admise ?" La meilleure réponse remporte trois paires de bas de soie."Au four crématoire, pour tous, sans exception, du plus vieux au nouveau-né", répond Odette, une lectrice.
En 1941, Je suis partout reparaît avec Brasillach, Rebatet et Cousteau dans une formule totalement fasciste. Jean-Hérold-Paquis clame sur Radio-Paris : "L'Angleterre comme Carthage sera détruite."
Celle de Londres, organisant la contre-propagande, réplique : "Radio-Paris ment, Radio-Paris-ment, Radio-Paris est allemand", et invite la population à manifester contre l'occupant en restant chez elle. Ainsi lors du défilé de l'armée hitlérienne pour le nouvel-an de 1941, les rues sont vides. Seul les soldats allemands y déambulent.
Les presses s'affrontent. Les clandestines Petites ailes de Henri Frenay muent en Combat dès 1941. Les croix de Lorraine apparaissent sur les murs, les croix gammées sur les portes des collaborateurs. Les slogans fusent : "Si vous voulez enlevez le vert de gris, servez-vous du brillant de Gaulle", "A bas les cartes d'alimentation, vive Thorez." Le 14 juillet, les Françaises inaugurent la toilette tricolore : souliers bleus, bas blancs, robe rouge. Place du Trocadéro, au musée de l'homme, le premier réseau de Résistance s'organise.
"Donne-moi ta montre, je te donnerai l'heure." La collaboration se vit au quotidien. Par passion partisane, hargne du voisin, désir de nuire, intérêt économique, pour décrocher un emploi, un logement ou la libération d'un prisonnier, on dénonce.
Dans les sous-sols de la rue Lauriston, Henri Chambertin, fondateur de la Gestapo française, et ses hommes, recrutés pour la plupart dans le "milieu", font subir le supplice de la baignoire aux résistants.
Un vocabulaire naît, fait de point de chute et de boîtes aux lettres et de contacts. Les maquisards, pour beaucoup réfractaires du STO, font de la mitraillette Sten une "sulfateuse", les pains de plastic du Périgord ont le label "foie gras". L'armée secrète ne sortira de l'ombre qu'avec son cortège de rancoeurs, d'exécution sommaires et de femmes tondues pour "collaboration horizontale".
Pendant ce temps-là, Mamie se tient à carreau. Elle prend sur elle. Elle ne dit rien mais elle n'en pense pas moins. "On appelait les Allemands les "doryphores", c'était le nom des insectes qui dévorent les pommes de terre et qu'on allait ramasser dans les champs. On mangeait mal, des ragoûts de carottes ou de pommes de terre, tout était rationné. On se disait "Ça va pas durer la guerre".
En 43, je suis rentré dans la résistance. Notre maison avait été bombardé alors on habitait chez ma soeur. Là, j'ai connu des amis qui m'ont dit : "Tu veux rentrer dans la résistance ?" Et j'ai dit oui. J'ai fait des sabotages pour perturber les Allemands, on attaquait.
Au début, on distribuait des tracts à la population. Des tracts que les avions anglais balançaient, on allait les cacher dans la cheminée d'une maison, et moi j'étais chargé d'aller les chercher la nuit. Pourquoi je l'ai fait ? J'en avait marre. Quand on est jeune, on fonce dans le brouillard. Si c'était à refaire, je ne le ferais plus. Mais j'avais rencontré ton Papi dans un bal clandestin et on avait peur de rien. J'étais amoureuse."
Mamie était amoureuse...