"La radio.
Mamie a huit ans quand elle tombe nez à nez sur un reportage de Georges Briquet, émerveillée, elle "voit" Louison Bobet s’échapper en solitaire dans l’Izoard. Et ces sons restent gravés comme s’il s’agissait d’images.
Plus tard, le Radiola familial en Bakélite lui a imprimé des airs indéfectibles des années 40 qui venaient de se terminer : "C’est une fleur de Paris", "Dans les plaines du Far West", "On boit l’café au lait, au lit", des refrains qui commencent à danser dans sa mémoire.
Dans la foulée, elle a entendu que "de gaulle s’en allait", puis que "Gandhi avait été assassiné". Comment oublier les photographies de ses obsèques dans France Illustration avec son corps recouvert de fleurs qu’on installait sur le bûcher.
La nuit de septembre 1948 est son souvenir radiophonique le plus intense de ces années-là : son père avait mis le réveil - une fois n'est pas coutume - à 4 heures du matin pour écouter la radio. Il avait fait du café après l’avoir moulu et sorti la poudre de son tiroir pour la mettre dans la cafetière. Pour lui et pour les voisins aussi. Comment les enfants auraient-ils pu dormir ? On leur avait dit qu’on allait entendre une voix venue d’Amérique et que cette voix allait raconter un grand match de boxe avec notre héros, Marcel Cerdan, qui voulait devenir champion du monde. Dans la France entière, des millions de personnes s’étaient réveillées à la même heure pour écouter la retransmission. Tout le monde avait pris soin de régler le curseur du poste sur la bonne fréquence. On entendait alors la voix de Pierre Crenesse et un brouhaha insensé. Du délire ! Et lorsque le père et les voisins bondirent de joie, Mamie comprit que ça y était, Cerdan était champion du monde !
Un an plus tard, les voix du poste avaient des intonations funèbres : Marcel cerdan était tué dans le crash, aux Açores, du Super Constellation d’Air France qui le conduisait aux Etats-Unis où l’attendait Edith Piaf, dont le déchirant et prémonitoire "Hymne à l’amour" allait concurrencer sur les ondes le "Petit Papa Noêl" de Tino Rossi.
En 1950, on compte en France 6 millions de récepteurs. Ni plus, ni moins. Du petit en Bakélite au monumental en ébénisterie, il y en a pour tous les goûts. Le choix n’est pas facile tant les marques sont nombreuses et foisonnent dans les pages de publicité des magazines. "Le monde entier chez vous avec Régal", "Skymaster, champion des postes portatifs avec ses huit lampes miniatures américaines"; "Une invention française qui fait le tour du monde : Mega" ; "Pour moi toute seule, j’utilise mon Philips à ma guise. Un petit poste élégant et coquet assorti à la couleur de ma chambre" ; "Mes parents ont leur poste. Moi, j’ai ma Radiolinette Radiola" ; "Entendre tous les reportages avec Schneider" ; "L’Amérique surclassée : Brand Spread, le poste des cinq continents. 300 stations reçues avec la précision du radar" ; "Le poste de l’an 2000 : le Glob tester universel. Les cinq continents dans une valise". Et d'autres, tant d'autres.
Si la télé fait son apparition Mamie n'en a cure, elle continue de vivre un certain temps au rythme de la radio, de ses rendez-vous. A peine réveillée, Mamie saisit des bribes de phrases, des mots, des noms : Corée, 38e parallèle, Truman, bombe H, Laurent Dauthuille, cortisone, ennemi public n°1, Ionesco, marquis de Cuevas... Après, heureusement, il y a des chansons. La "Cabane au Canada" passe en boucle. Si on ne la connaît pas par coeur, c’est qu’on est sourd !
Des années plus tard quand les années 50 prendront fin avec la catastrophe du barrage de Malpasset à Fréjus, elle se souviendra des émotions, des rires, des enthousiasmes, de cette ambiance de veillée autour du poste. Un souvenir ineffable.
Comment oublier Carmen et La Hurlette, les deux clochards de "Sur le banc" qui évoquent l’actualité et les potins qui finissent leur conversation par la question : "Qu’est-ce qu’on mange ?"
Le dimanche chez sa grand-mère, à l'heure du déjeuner, avant d'attaquer le lapin aux olives ou les gnocchis à la sauce aux noix -, la famille écoute le "Grenier de Montmartre" et de ses chenapans, des chansonniers Edmond Meunier, André Rochel, Maurice Horgues, Robert Rocca, Françoise Dorin... Les commentaires fusent "Qu’est-ce qui leur mettent, aux ministres, aux députés et au percepteur !" Et à la fin, rituellement, et en chanson s'il vous plaît, le sempiternel... "Pour informer le monde avec la voix des ondes, il y a, il y a, il y a les chansonniers. Au revoiiir, au revoiiir, notre émission est terminée et nous fermons notre Grenier..."
Le mercredi soir, place au "Club des chansonniers" sponsorisé par une marque d’apéritif ("Avec Martini, Martini, Martini, le monde entier chante et sourit..."). Et que dire de la famille Duraton, l'émission préférée de ma Mamie...
De 19 h 45 à 19 h 55, les discussions cessent autour de la table familiale, couteaux et fourchettes sont condamnés au silence pour cette grande messe radiophonique suivie par la France entière. On entendrait une mouche voler. Ded Rysel est le père Duraton, Jean-Jacques Vital, le fils, Jacqueline Cartier, sa femme. Leur fille Lisette est fiancée à Paul, le voisin de palier, joué par Jean Carmet. Et tout ce petit monde fait ce que ce que fait une majorité de Français "moyens" : ils parlent de tout et de rien, des choses de la vie quotidienne et des évènements. Râlant comme il se doit contre les députés et le fisc. C’est comme si chaque Français s’écoutait lui-même ou écoutait sa femme, ses enfants.
Mamie se souvient aussi de "La coupe interscolaire", grand jeu de questions arbitré par "Monsieur Champagne" et de ces rengaines selon les réponses : "Merci, merci, Monsieur Champagne, vous nous avez bien renseignés" ou "Zéro, zéro, Monsieur Champagne, vous nous avez mal renseignés."
Et Jean Nohain, dit "Jaboune" sa "Reine d’un jour", où les annonceurs dotent richement une auditrice choisie pour ses malheurs. Sa gentillesse fait passer les gaffes de ce tête en l'air : "La plus jeune de mes filles est enceinte, sans savoir de qui ?" - Mais alors vous allez être grand-mère. Vous êtes contente ?"
Et Radio-Circus patronné par L’Oréal avec ses trois émissions vedettes : le "Crochet radiophonique" et le gong qui a l’insistance du public, interrompt et condamne le chanteur amateur qui lui déplaît ; "Emportez-le avec vous" (un candidat, les yeux bandés, doit trouver le nom d’un objet placé devant lui) ; "Quitte ou double" enfin présenté par Zappy Max. Et la porte qui couine dans la musique (géniale trouvaille d’André Poo) du générique des "Maîtres du mystère", dont les histoires au suspense remarquablement entretenu font frissonner chaque mardi soir, de préférence dans le lit, lumière éteinte et à l’abri des couvertures. Et Mireille et son petit conservatoire de la chanson qui repère avec un flair inouï les talents prometteurs. Mamie se souvient aussi de "La minute du bon sens" de Saint-Granier juste avant le journal parlé du Poste parisien. Et de Libres propos de Georges Delamare dans les "actualités de midi", chronique quotidienne des préoccupations - grandes et petites - des Français : les bourreaux d’enfants, l’alcoolisme, le franc, la paperasse administrative, la voiture...
Et Geneviève Tabouis et ses "Dernières nouvelles du matin" annoncées sur le ton de ne-le-dites-à-personne. Il y a à boire et à manger dans ses "révélations", mais on pardonne beaucoup à une femme qui a été surnommée "Tante Mensonge" par Hitler... Et "Ecoute, écoute" de Roger Nicolas, du "Canard était toujours vivant" de Robert Lamoureux, de "Qui c’est ? C’est l’plombier" de Fernand Raynaud, des bégaiements de Darry Cowl, du car pour Caen de Devos.
Les années radio...
Rideau.