"La mémoire qui flanche...
Par les temps qui courent, le moindre trou de mémoire passe facilement pour un symptôme de la maladie. C'est ainsi.
Aujourd'hui, malheur à celui qui ne sait jamais où il a mis ses clés ou ses lunettes. Et surtout à celui qui a du mal à retrouver le prénom du professeur Alzheimer, Alois. Ou le nom d'un vieux copain. Il l'a pourtant sur le bout de la langue : "Comment il s'appelle déjà ? Le grand à moustaches ? Vous ne connaissez que lui." Mais le nom ne sort pas. Il cherche, il s'énerve, il joue des castagnettes avec ses doigts, il souffre.
Au début, on cherche et on souffre avec lui. On attend la délivrance, comme ces pères qui font les cent pas devant les couloirs des maternités. Enfin, j'imagine. Mais soudain on le regarde autrement et il le sent. Il comprend qu'on a posé notre diagnostic et qu'il est définitif : c'est le début de cette maladie qu'on ose à peine nommer. Un ange passe. L'ange de la déchéance et de la mort. On s'écarte de lui. "Il va devenir ce que nous ne voulons pas devenir, une personne inhumaine qui ne reconnaîtra plus les visages des siens et qui finira peut-être ses jours en hurlant comme une bête. Je ne veux pas le voir comme ça". Triste tableau. Alors on l'abandonne.
Parfois - c'est vrai -, on aimerait perdre un tant soit peu la mémoire, pour oublier un moment de sa vie ou un amour de sa vie. Utiliser une éponge magique qui libérerait de l'espace sur le disque dur saturé de notre mémoire. Puis le temps fait son oeuvre. Après tout, la mémoire est souvent bien faite quand elle ne s'éteint pas.
Pour ma Mamie, lors du premier signe avant-coureur, son premier oublie, elle s'en était sortie par une pirouette : "J'ai la mémoire qui flanche, je ne me souviens plus très bien". Elle nous a fait rire. Sur le coup. Pour la dernière fois. Plus tard - donc trop tard -, je suis allé la voir dans sa nouvelle maison. J'avais préparé mon accroche, quelques mots à nous, en espagnol. Fandangone. Cacossa suivi de Madka. Ses yeux se sont illuminés l'espace d'un instant. Le temps de dire Regis. Le temps de me bouleverser. Une seconde plus tard, Alois était de retour.
C'était notre dernière seconde. Mais comme disait ma Mamie, si les hommes ont deux vies - la seconde commence quand on se rend compte qu'on en a qu'une -, les chats en ont sept. C'est comme ça.
Alors on se retrouvera Madka, quand on sera des chats...