"Les années.
La première image du film montre une ported 'entrée qui s'entrebâille - il fait nuit -, se referme et se rouvre. Un petit garçon déboule, blouson orange, casquette à rabats sur les oreilles. C'est le amri qui a filmé ces images quand elle rentrait des courses avec les enfants ramassés après l'école. L'étiquette sur la bobine du film a pour titre Vie familiale 72-73. C'est toujours lui qui filme.
Quelqu'un commençait à jouer de la guitare, à chanter Comme un arbre dans la ville de Maxime Le Forestier et Duerme negrito de Quilapayun - on écoutait les yeux baissés.
On allait dormir au petit bonheur sur des lits de camps ne sachant pas s'il valait mieux faire l'amour avec son voisin de droite ou de gauche, ou rien.
La société avait maintenant un nom, elle s'appelait "société de consommation".
L'air était à la dépense. On achetait un frigo deux portes, une R5 primesautière, une semaine en Club Hôtel à Flaine, un studio à la Grande-Motte. on changeait la télé.
Sur l'écran couleur, le monde était plus beau, les intérieurs plus enviables.
La pub montrait comment il fallait vivre et se comporter, se meubler et consommer.
Et les enfants réclamaient de l'évian fruité, "c'est plus musclé", des biscuits Cadbury, du Kiri, un mange-disques pour écouter la chanson des Aristochats et La Bonne du Curé, une voiture téléguidée et une poupée Barbie.
Des phrases reviennent ça et là : "Etre prof me déchire". "Si je n'ai pas accompli ma promesse à vingt-cinq ans, écrire un roman, je me suicide." "Serais-je plus heureuse dans une autre vie ?"
Ses années d'étudiante ne sont plus pour elle objet de désir nostalgique.
Puis de romantique, sa mémoire devient critique.
Souvent, il lui revient des scènes de son enfance, sa mère lui criant plus tard tu nous cracheras à la figure, les garçons tournant en vespa après la messe, et elle avec sa permanente frisée, ses devoirs, ses lectures, Confidences et Delly, les chansons de Mariano, des souvenirs de son excellence scolaire et de son infériorité sociale, tout ce qu'elle a enfoui comme honteux et digne d'être retrouvé.
Dans les souvenirs des années qui viennent de s'écouer. Rien de se qu'elle considère comme des images de bonheur.
L'hiver 69-70 en noir et blanc à cause du ciel livide et de la neige tombée en abondance.
Sur la palce de Saint-Paul de Vence, Yves Montant jouant à la pétanque en chemise rose, un peu de ventre, après chaque coup promenant heureux et fat, son regard sur les touristes attroupés derrière les barrières à bonne distance, le même été où Gabrielle Russier est en prison et se suicide en rentrant dans son appartement.
Le bassin où les enfants font flotter des bateaux mécaniques.
Le livre de Robert Pinget Quelqu'un.
Dans l'insoutenable de sa mémoire, il y a l'image de son père à l'agonie, du cadavre habillé du costume qu'il n'avait porté qu'une seule fois, son mariage à elle, descendu dans un sac de plastique de la chambre au RDC par l'escalier trop exigu pour le passage d'un cercueil.
Les évènements politiques ne subsistent que sous forme de détails : à la télé, pendant la campagne présidentielle, la vision consternante de l'assemblage Mendès-France-Defferre, "mais pourquoi PFM ne s'est-il pas présenté tout seul" et le moment où Alain Poher, dans sa dernière allocution avant le second tour, se gratte le nez, son impression que, à cause de ce geste devant tous les spectateurs, il va se faire batttre par Pompidou.
Le "goulag", apporté par Soljenitsyne, accueilli comme la révélation, semait la confusion et ternissait l'horizon de la Révolution.
Un type au sourire abominable, sur des affiches, disait aux passants, droit dans les yeux, votre argent m'intéresse.
1974.
Avec Giscard d'estaing, on vivait désormais dans la "société libérale avancée".
On ne s'ennuyait pas spécialement. Même nous - qui avions tourné le bouton de la télé le soir de l'élection aussitôt après avoir entendu Giscard lâcher un "je vous salue mon compétiteur" comme une série de prouts avec sa bouche en cul-de-poule-, nous étions ébranlés par le vote à dix-huit ans, le divorce par consentement mutuel.
Nous avions failli pleurer de rage en voyant Simone Veil se défendre seule à l'Assemblée contre les hommes déchaînés de son propre camp et l'avions mise dans notre panthéon à côté de l'autre Simone, de Beauvoir.
Mais nous rompions définitivement avec ce président élégant quand il refusait la grâce de Ranucci, condamné à mort au milieu d'un été sans une goutte de pluie, brûlant, le premier depuis si longtemps.
La mode était à la légéreté, au "clin d'oeil".
On s'amusait de lire sur les panneaux de cinéma Les Suceuses et La Petite Culotte mouillée, on ne ratait aucune apparition de jean-Louis Bory en "folle" de service. L'interdiction naguère de La religieuse semblait inconsevable. Il était cependant difficile d'avouer combien la scène des Valseuses ou Patrick Dewaere tête le sein d'une femme à la place de son nourrisson nous avait bouleversés.
Le dimanche après-midi, on restait à regarder Le petit Rapporteur et faire du bricolage.
Selon les faits montrés à la télé accédaient à la réalité. Tout le monde avait un poste en couleur. Les vieux l'allumaient le midi au début des émissions et s'endormaient le soir devant l'écran fixe de la mire.
En hiver les gens pieux n'avaient qu'à regarder Le Jour du Seigneur pour avoir la messe à domicile.
Les femmes à la maison repassaient en regardant le feuilleton sur la première chaîne ou Aujourd'hui madame sur la deuxième.
Les mères tenaient les enfants tranquilles avec Les Visiteurs du mercredi et Le Monde merveilleux de Walt Disney.
Pour les épouses, la télé apportait la tranquillité de garder leur mari à côté d'elle devant Sport Dimanche.
Dans les conversations, on entendait : ils ont dit ou ils ont montré à la télé...
Ils y avait que les profs pour accuser la télé de détourner les enfants de la lecture et de stériliser leur imagination.
Ils n'en avaient cure, chantaient à tue-tête A la pêche aux moules moules moules, imitaient les voix de Titi et Grosminet, s'enchantaient de répéter Mamouth écrase les prix, Mamie écrase les prouts, les Muppet Show et les durs pètent de froid.
A la fin des années 70 dans les repas de famille, la mémoie raccourcissait.
Autour des coquilles Saint-Jacques, du rôti de boeuf assorti de pommes dauphine, la conversation roulait sur les voitures et la comparaison des marques, le projet de faire construire, les dernières vacances, la consommation du temps et des choses.
On détaillat les plasticages en Corse, les attentats en Espagne et en Irlande, les diamants de Bokassa, le pamphlet Hasard d'Estaing, la candidature de Coluche aux présidentielles, Björn Borg, le colorant E 123, les films, La Grande Bouffe que tout le monde avait vu, Manhattan.
Les femmes se ménageaient des apartés sur des questions domestiques : le pliage des draps-housses, l'usure des jeans aux genoux, le détachage du vin sur la nappe avec du sel...
L'égrènement des souvenirs de la guerre et de l'occupation s'était tari, à peine ranimé au dessert avec le champagne par les plus vieux, qu'on écoutait avec le même sourire que lorsqu'ils évoquaient Maurice Chevalier et Joséphine Baker.
Le line avec le passé s'estompait. Le temps des enfants remplaçait le temps des morts.
Les jeunes ne jouaient pas au bridge, les vieux se méfiaient du Scrabble, le Monopoly était trop long.
On "accédait à la propriété", cela rapprochait les vieux de la vieillesse, ils vivraient ainsi jusqu'à la mort. Emploi, mariage, enfants, ils étaient allés au bout de l'itinéraire de reproduction scellé maintenant dans la pierre par des traites sur vingt ans.
Autour d'eux, les divorces pullulaient. Ils avaient essayé les films érotiques, l'achat de lingerie.
A faire l'amour avec le même homme, les femmes avaient l'impression de redevenir vierges.
Pour connaître son vrai désir et se donner du courage, on allait voir Une femme sous influence, Identification d'une femme, on lisait La Femme gauchère, La femme fidèle.
Avant de se décider à la séparation, il fallait des mois de nouvelles scènes conjugales etd e réconciliations lasses parce que le divorce ça n'existe pas chez nous.
Enfin, on partageait tout, prêtes à entrer dans le déchirement du divorce, la prolifération des menaces et d'injures, la mesquinerie, prêtes à vivre avec deux fois moins d'argent, prêtes à tout pour retrouver le désir d'un avenir.
La suite prochainement.