"Retiens ta vie.
La scène se passe dans la cuisine de Mamie. On est là, tous les deux. Seuls.
Comme des cons.
Papa ? Il est en haut. Il fait des gâteaux.
Maman ? Elle est en bas. Elle fait du chocolat. Ou du nougat.
Je ne sais pas.
Bref, ni une ni deux, Mamie allume la radio, l'air de rien, et on commence à chanter - à tue-tête ! - les refrains à la mode qui passent sur Cherry FM.
Radio suicide.
Là, las, on fredonne sans ordre de préférence Mon vieux de Daniel Guichard (chanson que Mamie adore et qu'elle écoutait - en boucle ! - en classe de neige en 1934) ; Il mio refugio de Cocciante (chanson que ses camarades chantaient lors du voyage scolaire en Angleterre en 1942) ; Amoureuse de Sanson (son coup de foudre à Nothing Hill en 1954) ; Comme d'habitude de Cloclo et j'en passe évidemment.
Le tout avant d'enchaîner après une courte page de publicité par Ordinaire de Charlebois (pas besoin de vous faire un dessin...) ; L'amitié de Françoise Hardi (Le refrain ? "Alors ils viennent se chauffer chez moi et toi aussi tu viendras...") ; Diabolo menthe d'Yves Simon (souvenirs d'enfance).
Là-dessus, on a eu droit à L'été Indien de Joe Dassin (une saison qui n'existe que dans le nord de l'Amérique...) ; Avec le temps de Léo Ferré (sans commentaire) ; Les amours finissent un jour de Moustaki (magnifique) ; Seras-tu là ? et Pour me comprendre de Sanson (son voyage de noces au Sénégal en 1962) ; Formidable de Stromaé qu'on ne présente plus ; Pour que tu m'aimes encore de Céline Dion (tube de l'été 97) et Le chanteur de Balavoine (bal musette de Mirandol-Bourgougnac, août 1954).
Bref, que du lourd !
Et c'est à ce moment très précis que le DJ programme Les corons de Bachelet... Je me dis alors en moi-même : On est foutu !
Je suis alors sûr - et archi-sûr ! - qu'on est reparti pour un tour avec les souvenirs de Mamie sur la mine de Carmaux, papi, les copains, les voisins, le maire, le curé et tout le bataclan.
Oui mais non.
A la surprise générale - je rectifie : à ma surprise individuelle - vu qu'on est toujours que tous les deux -, tout se passe bien et Mamie continue de pousser la chansonnette comme si de rien n'était quand - soudain ! - je sens qu'elle tique sur la dernière chanson de Calogero.
Pire : je la vois la larme à l'oeil quand Calo en rajoute une couche en fredonnant cette rime que je ne fais que citer : "Toi mon frère dis-moi pourquoi, la vie continue sans moi, dis-moi pourquoi j'étais là un jour au mauvais endroit."
Si vous êtes surpris de sa réaction, c'est que vous ne connaissez pas ma Mamie.
Son histoire, tout du moins.
Son meilleur ami, en tout cas.
Parlons-en justement de son meilleur ami, il s'appelait Gabriel mais - comme beaucoup d'autres - il s'est retrouvé un jour au mauvais endroit.
Le jour ? Le 19 juillet 1942.
L'endroit ? Auschwitz.
La suite se passe de commentaire. On écoute ma Mamie religieusement :
"Gabriel est parti du Vel d'Hiv en train avant d'arriver à destination au camp de la mort.
Il avait vingt ans.
Fatigué, épuisé, il était soutenu par son ami Georges.
Tous les deux, ils étaient inséparables. Comme il disait, Georges, c'était son frère d'arme. Ensemble, ils avaient des souvenirs ineffables.
Pourtant, et pour la première fois, ils ont été séparés.
Un dans chaque file. Le premier dans celle des aptes au travail (qui étaient promis à la mort lente par épuisement), et le second dans celle des inaptes, envoyés immédiatement à la chambre à gaz.
Qui a eu tort ? La raison du plus fort. Et au bout du chemin... la mort.
Gabriel, il aimait les cafés, le cinéma, les copains, la vie mais pour avoir croisé l'armée de la croix gammée...
C'est la fin.
Et sa vie s'est arrêté là, un jour au mauvais endroit.
La suite ? Ma Mamie s'est rendu sur place afin d'en savoir plus.
La suite appartient donc aux faits divers :
"Quand je suis allée là-bas, j'ai vu - de mes propres yeux ! - qu'il y avait encore sur les murs les griffes des personnes qui avaient été déclarées inaptes.
Puis j'ai su que, pour les autres, deux phrases étaient alors sur toutes les lèvres. La première était celle qu'on disait à quelqu'un qui n'allait pas bien : Retiens ta vie.
La deuxième était celle que disait la personne qui n'allait pas bien justement et qui savait qu'elle ne pourrait pas la retenir plus longtemps. Elle disait alors :
"N'oublies pas d'en parler.
Mamie en a parlé. Elle en a même parlé toute sa vie.
Mieux : elle a crié sur tous les toits du monde cette phrase lapidaire que je ne fais que murmurer :
"Pour nos frères, plus jamais ça.
Plus jamais ça...