"Une photo, là, sous vos yeux.
Un singe. Ma Mamie n'en a jamais vu. Jamais. Ni de près, ni de loin.
En revanche, elle a connu les chevaux qui travaillaient au fond de la mine et même qu'elle en a conduit quand elle était "meneu'd'bidet".
Son premier cheval c'était Pita, c'était un gros, il faisait 800 kilos. Le matin, elle devait l'habiller. Pita, comme tous les chevaux du fond, savait compter. Il acceptait de tirer jusqu'à douze berlines, mais pas une de plus ! Si Mamie en rajoutait une, il refusait d'avancer. Tous avaient la même calculatrice dans la tête !
Comme les hommes, les chevaux ds la mine sont inscrits au registre du personnel, sous des noms à rendre jaloux des chevaux de course, Bijou, Tonnerre, Chicot, l'Éclair... Comme les hommes, ils ont leur carnet d'embauche, avec matricule, signalement et observations diverses.
Ma Mamie m'a dit que jusqu'en 1936 ils ne remontaient pas les chevaux, ils mouraient au fond. Ensuite, les chevaux remontaient au jour une fois par an, aux congés payés. On ne les remontait pas plus parce que c'était très compliqué, et puis surtout parce qu'après être remontés, ils ne voulaient plus descendre !
Il y avait une écurie au fond. Le cheval était bien traité, il n'était pas brutalisé. Papi lui apportait des bouts de pain et même du tabac. Il chiquait et quand il avait fini sa chique, le tabac, il le donnait au cheval.
"On descendait aussi des souris au fond. Elles avaient leur rôle à jouer. Quelque-fois on voyait un groupe de souris se sauver, on se disait : "Qu'est-ce qui se passe ?", après on comprenait, elles nous prévenaient que quelque chose allait arriver. Elles avaient l'instinct du danger.
Mais aussi parfois, quand on ouvrait notre casse-croûte, il ne rester plus que les croûtes, les souris avaient mangé toute la mie !"
"On faisait souvent des bons tours au copain. Une fois fini le briquet, on remettait les restes dans la musette, on l'accrochait et on repartait travailler. Nous, on venait ouvrir la musette d'un copain, et on mettait une souris dedans ! Une fois rentré, quand la femme ouvrait la musette du mari, la souris en sortait. La femme hurlait de peur, et nous les voisins on entendait si oui ou non la blague avait marché ! Une fois, on m'a fait le coup à moi et ta Mamie m'a puni. Elle ne m'a pas préparé le café et le briquet pendant une semaine. Et toc !
Le briquet ? C'était une pause de vingt-cinq minutes. C'était le meilleur moment de la journée. Avec ta Mamie, j'étais gâté. Mon briquet, c'était des tartines et du saindoux et puis un fruit et un bidon de "coco", une sorte de poudre avec un goût de réglisse. Le saindoux, c'était meilleur parce que le beurre, il devenait rance au fond. Il y en avait qui étaient des petits fermiers, ils rapportaient des pâtés avec du pinard et ils partageaient. Quand on avait pas le temps de le prendre, on chiquait du roll.
J'aimais bien le saindoux avec un peu de sel. C'était ta Mamie qui le faisait. Elle allait chez le boucher chercher le gras avec la peau, elle enlevait le cuir, elle enlevait des tout petits carrés, c'était des "graillons", elle les mettait à fondre dans une casserole, et quand ils étaient cuits, avant qu'ils brûlent, on les sortait et on les mangeait comme ça. La graisse qui avait fondu, c'était ça le saindoux.
Elle en faisait tous les quinze jours. Le beurre coûtait plus cher. Mes tartines, c'était dans du pain boulot, on mettait du saindoux, pour graisser la gorge, contre la poussière de charbon.
Et les rats ? Il fallait faire attention parce que des fois, quand on arrivait au casse-croûte, il n'y avait plus rien dans la musette, ils avaient tout mangé, les rats ! Alors on partageait entre collègues. C'était ça la mine"