"Le Petit Journal, là, sous vos yeux.
Ce matin-là, le 27 juin 1905, le docteur Smirnov aurait préféré se trouver à cent lieues du pont du cuirassé Potemkine. Mamie aussi d'ailleurs. Très grand, mince, bien serré dans sa redingote, le toubib se penche vers d'énormes carcasses de boeuf suspendues à des crochets sur le spardeck. Près de lui, l'air ennuyé, un officier marinier. Un peu plus loin, des marins, à la fois goguenards et furieux : ils savent parfaitement de quoi il s'agit.
La veille au soir, le torpilleur N. 267 s'est rangé le long du Potemkine. Il apportait du ravitaillement que l'on a hissé sur le pont. Pour les officiers, de la farine, du vin, des sucreries. Pour l'équipage, des carcasses de boeuf dont il était prévisible que l'on ferait du bortsch.
Seulement voilà, cette viande-là grouillait d'asticots blancs frétillants et était une vraie puanteur et, pour les l'équipage, n'était bonne qu'à être jetée par dessus-bord ! Même des cochons ne voudraient pas d'une saloperie pareille !
De toute façon, personne n'en mangerait.
Smirnov se penche alors sur les carcasses pour vérifié si la viande est bel et bien avarié.
L'odeur devrait lui sauter au visage. Il n'en montre rien.
D'évidence, ce qui lui plaît le moins, ce sont ces groupes de marins dont le regard inquisiteur pèse sur lui. Mais il ne se débine pas. Avec un naturel trop parfait pour n'être pas feints, il lance, à l'adresse du quartier-maître :
- Cette viande est excellente. J'estime qu'elle est parfaitement comestible. Il suffira de la laver au vinaigre.
Un mot, un seul a frappé les marins : comestible.
On voudrait donc la leur faire manger, cette viande pourrie ? C'est le toubib qui a osé dire ça ? Si cette pensée est celle de chacun, nul ne songe à l'exprimer ouvertement. Le toubib est un officier. La discipline interdit à un simple marin de manifester ses sentiments devant un officier.
Mais c'en est trop pour ma Mamie qui décide sur le champ de quitter le navire pour partir se la couler douce à la campagne parce qu'il ne faut quand même pas déconner.
Elle apprendra donc la suite de l'histoire dans les journaux, comme tout le monde...
La suite ? A la fin de la matinée, la cloche sonne sur le Potemkine pour appeler les hommes aux réfectoires. Déjà, dans d'énormes chaudrons, des cuisiniers apportent la nourriture du jour : du bortsch.
Quoi ? Du bortsch ? On a donc fait cuire cette viande pourri ? Et les asticots, on les a fait cuire aussi ? Est-ce qu'on se fout du monde ?
Les protestations montent. Personne ne peut plus se contenir. Les hommes mettent leurs gamelles à l'envers et refusent qu'on la leur remplisse. Ils frappent alors sur la table avec leur cuiller. Sous les injures, les cuisiniers sont obligés de remporter leurs chaudrons. De l'entrepont monte un incroyable vacarme.
Parmi ces marins furieux, il en est un qui se tait.
Il s'agit d'un tout petit homme maigre, au visage marqué d'influences asiatiques. Il se nomme Afanasy Matushenko. Il promène sur ce spectacle inédit un regard froid et lucide. Il croit au rêve socialiste, à l'égalité espéré et à la justice pour tous. Il en a parlé et on l'a écouté parce qu'on l'aimait bien mais ce n'est pas allé plus loin.
Il a distribué des tracts aussi. On les a à peine lu. Soulever le Potemkine ? Matushenko en rêve, bien sûr, mais il sait qu'il s'agit d'une entreprise démesurée. A moins que...
Que s'est-il alors produit sur le Potemkine ? Il est très malaisé de le savoir d'une façon précise. Même ma Mamie n'en sait foutrement rien.
Nous disposons du rapport rédigé par Matushenko mais nous sommes en droit de douter de son objectivité. Bien sûr beaucoup d'auteurs ont écrit sur le cuirassé mais la lecture de ces bouquins nous laissent rêveurs : nous découvrons qu'ils ont tous été considérablement influencés par le film d'Eisenstein.
Voilà le grand nom prononcé. Enfin. Depuis le début de ce récit, le lecteur l'attend.
Il y a quelques années, un jury international de critiques de cinéma, ayant à établir la liste des dix plus grands films de ce monde, a placé en tête le Cuirassé "Potemkine".
Un chef d'oeuvre indiscuté, inégalé.
Il est important de préciser dans quelles conditions Eisenstein l'a réalisé. A l'origine, il voulait évoquer la révolution de 1905 dans sa totalité. C'est là ce que lui avait demandé le gouvernement soviétique. Dans la fresque envisagée, l'épisode du Potemkine ne devait durer que quelques minutes. Eisenstein lui-même a révélé que l'anecdote ne comportait qu'une demi-page dans l'immense scénario du film en projet.
Pourquoi s'est-il rendu à Odessa plus tôt que prévu par le plan de travail ? Tout simplement parce que qu'il faisait trop mauvais à Leningrad où avait commencé le tournage !
A Odessa, du moins, on était sûr de trouver du soleil.
Or, sur place, cherchant des informations, recueillant des témoignages, s'imprégnant des lieux, Eisenstein a tout à coup ressenti la grandeur du thème. Il a confié combien l'exaltation l'avait saisi.
Le vrai sujet était là.
Eisenstein s'est alors scrupuleusement documenté. Il a retrouvé les survivants et il les a interrogé. C'est ainsi que le film retrace très exactement les origines de la mutinerie, l'histoire de la viande en putréfaction et de la prétendue expertise du docteur Smirnov. Les noms et les personnages des principaux protagonistes sont véridiques : Golikov, Smirnov, Vakulinchuk, Feldmann et le pope Parmen pour ne citer qu'eux.
Aussi ma Mamie m'a dit que pour connaître la suite de l'histoire il suffisait de voir le film...
Sachez juste que l'équipage s'est révolté. Une révolte avec une seule idée en tête : revoir la Russie. Retrouver se famille et son village. Telle était la première pensée des marins du Potemkine. Mais de peur des représailles, beaucoup des mutins sont restés en Roumanie. Cinq seulement n'y tiennent plus : ils veulent rentrer. Parmi eux, Matushenko.
A la frontière, ils sont reconnus, arrêtés. Quatre d'entre eux sont envoyés en Sibérie. Matushenko, lui, sera pendu.
Ma Mamie m'a dit qu'elle aurait pu subir le même sort mais que pour rien au monde elle n'aurait mangé de ce satané bortsch...
Epicurienne jusqu'au bout des ongles !
Collection "Mamie explore le temps"
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