"La Rade.
Toulon est une bourgade charmante située à cinq heures de Carmaux (à vol d’oiseau ou en bateau).
C'est ici - à cet endroit très précis - qu'on s'est retrouvé pour voyager dans le temps avec les résidents mais aussi de retrouver un ami d’enfance qui s’est installé dans les parages.
Du coup, après l'avoir récupéré à la gare, on a bu l’apéritif histoire de briser la glace et de nous souvenir de nos jolis souvenirs. Je cite sans ordre de préférence le bac, M. Granier, la dirlot, les boulettes qu’on s'envoyait grâce à un stylo bille et les billets doux qu’on adressait à notre amoureuse du moment.
Un moment émouvant en somme, avant de revenir à la dure réalité.
- Et les affaires ? Tu es content ?
Grimace.
- C’est compliqué en ce moment.
Il se frotte les mains.
- Il faut savoir ce qu’on veut et tenir jusqu’à ce qu’on l’obtienne. Moi, dans deux ans, je serai à la tête d’un empire.
Tu as changé l’ami, je ne veux pas dire que je te préférais avant, mais...
- Au fait, j’ai un message pour toi ; tu te souviens, la fille dont on avait le béguin quand on était au Lycée ?
- Vaguement.
Pourquoi ont-ils monté les musiques soudain ? Pourquoi cet air vient-il de s’étendre en nappes ? Je comprends mal ce qu’il me dit.
- ... cocktail de grands entrepreneurs à Marseille. J’étais aussi étonné qu’elle.
La musique... D’où elle vient, celle-là ? Des tambours comme ceux qui, dans les rues d’un autre monde, annoncent les cortèges funèbres ; il fait chaud, vingt-cinq au moins, c’est le début du printemps.
- Elle m’a dit de te transmettre le bonjour.
Une flûte, une flûte à deux octaves, elle avait dû m’en dire le nom... Il y avait un temple sur le lac, un temple rouge cerné de fleurs jaunes... Ne ravive pas, ne touche plus, laisse mourir. Elle pense encore à toi.
- Elle s’est mariée ?
- Nous n’avons presque pas parlé, il y avait du monde. Elle m’a dit cela, c’est tout... On s'en va ?
Les notes ralentissent, les vois qui s’étaient tues renaissent... Les dieux aux bras multiples pâlissent... Il y avait de la pluie sur les palmes du jardin.
Le garçon déchire le ticket, je ramasse la monnaie. Le pastis aussi augmente.
- Le plus marrant de tout, c’est que je n’arrivais pas à me rappeler son prénom.
Je pense que j’arrive à sourire.
Et toi, tu t’en souviens ?
Il a soulevé l’une de ses valises. Je prends l’autre.
C’était en Inde autrefois, et elle fut ma vie.
Il se retourne, répète :
- Tu t’en souviens ?
Incroyable ce que cette valise est lourde.
Parfois, dis-je.
Je me souvenais très bien.
C'est peut-être pour cela que je lui ai lâché - en partant ! -, cette phrase lapidaire :
- Perdre la mémoire n'aide pas à trouver son chemin. *
* Source : "Huit jours en été" de Patrick Cauvin (pour les amateurs)