"Castel de Manoa.
Mane est un village charmant situé à dix heures de Carmaux (en deltaplane). C'est ici - à cet endroit très précis - qu'on est passé pour une représentation en compagnie de Philippe Filanteris et de ses amis.
Qui est M. Filanteris ?
Philippe Filanteris, dit Filou-Filou parce que deux valent mieux qu'un, est un ancien flic. Un bon flic. C'est assez rare pour être signalé. Une certaine adresse au tir au pistolet, un culte pour Napoléon, une patience sans limite pour apprendre dans les livres ce qu'on avait pas eu le temps de lui enseigner à l'école et un goût immodéré pour les conversations entre collègues qui tournent autour de la connerie du bricart-chef, les défauts de l'épouse respective et la légèreté des autres femmes.
On peut aussi ajouter à son sujet qu'au boulot, il avait une réputation de quelqu'un qu'il ne faut pas gratter où ça le démange pas, mais brave type autant qu'un flic peut l'être. Dans sa carrière, il n'a jamais eu l'occasion de montrer son adresse sur autre chose que des cibles d'entraînement ou des pipes de foire, et il s'en félicite encore.
Il n'a jamais non plus levé la main sur personne, ni en civil, ni en uniforme, si l'on exceptait quelques raclées à son fils quand il filait du mauvais coton et qui finirait par devenir voyou si l'on n'y mettait pas bon ordre.
A part ça, on peut dire de lui qu'il avait au moins une des vertus cardinales : il savait que le monde n'existerait plus à l'instant même de sa mort, que par conséquent les autres n'avaient aucune espèce d'importance.
Il jugeait que les femmes, qui sont par naissance de condition inférieure et ne demandent pas en général de grands efforts cérébraux, étaient la compagnie la plus souhaitable pour un garçon comme lui, qui avait besoin de manger deux fois par jour, de faire l'amour de temps en temps et de s'occuper de la maison.
Il nous a raconté que la veille de ses trente ans, il était à Bar-le-Duc. L'y avait emmené en 2CV une institutrice des environs de Metz, grande admiratrice de Danielle Darrieux et de Maurice Chevalier, qui allait voir ses parents à Saint-Dizier en haute-Marne.
C'était dans l'après-midi. Il pleuvait, il faisait soleil, il pleuvait. Ils avaient fait un détour pour se ranger derrière une scierie à l'abandon, et puis voilà, ça ne lui était jamais arrivé, à elle, c'était quelque chose d'ardu et d'un peu misérable sur ce siège arrière, un très vilain souvenir.
Mais Filou-Filou a précisé qu'elle était contente. Jusqu'à Bar-le-Duc, elle chantonnait, elle voulait qu'il laisse sa main entre ses cuisses pendant qu'elle conduisait. Elle avait vingt-deux ou vingt-trois ans, elle racontait qu'elle était fiancée, mais qu'elle allait rompre, sans faire de peine à personne, que c'était son plus beau jour, des choses comme ça.
Au retour, ils avaient remis ça dans une forêt. Il l'avait secouée sous un bouquet d'arbres, après avoir passé un temps fou à trouver un endroit qui lui convienne, à genoux parce qu'elle ne voulait pas salir sa jupe. Elle n'arrêtait pas de haleter des commentaires invraisemblables - que c'était la première fois qu'elle faisait une chose pareille, qu'il ne faudrait pas qu'il la considère mal, qu'elle était toute à lui et j'en passe, évidemment.
Ensuite, en se réajustant, elle lui avait demandé s'il l'aimait. Comme si cela ne se voyait pas.
A l'arrivée, quand elle se retourna vers lui une dernière fois avec son visage de pauvre idiote qui croit au bonheur, il se répéta que bon sang, à lui non plus personne ne faisait de cadeau, que son père avait pris sa mère toute sa vie pour une gourde, et que c'était pourtant sa mère, non, à lui ?
Et puis merde.
Finalement, il l'avait revu et lui avait fait trois gosses. Et depuis, ils ne se quittent plus. Comme quoi, parfois, la vie réserve des surprises.
Passons.
Et revenons à nos moutons, M. Filanteris a adoré le spectacle qui lui a rappelé de jolis souvenirs. En partant, il a même lâché cette phrase lapidaire :
- Il est des êtres dont c'est le destin de se croiser. Où qu'ils soient ? Où qu'ils aillent ? Un jour ils se rencontrent.