"Colmar...
Revenue à Paris, j’appris que le succès de colombe donnerait lieu à une longue tournée. J’étais heureuse de retrouver Yves comme un collègue avec qui tout se passait bien, rien de plus.
Je ne crois pas que Daniel et Rosy Varte ressentirent la moindre inquiétude de nous voir partir tous les deux pendant trois mois. Il n’y avait aucune raison.
Mais voilà, la destinée nous attendait.
Yves et moi au coin d’une rue. Plus précisément dans un charmant petit hôtel de la ville de Colmar.
Ce soir-là, après le spectacle, dans un bal, Yves me fit danser toute la soirée et nous regagnâmes ensemble notre hôtel où chacun alla dormir sagement de son côté. Dans le silence de ma chambre, je m’assis sur mon lit, un peu songeuse, troublée, pas trop bien dans ma peau, pas trop bien dans mon coeur.
Pas envie de lire, alors quoi ? Ecrire, oui écrire. Quoi et à qui ? Je cherchais un stylo dans mon sac, dans ma valise, dans mes poches. Rien. Un coup de téléphone à Yves :
- Tu as un stylo ?
- Oui, bien sûr.
- Je peux monter le chercher ?
- Te bile pas, je descends te le porter.
- T’es vraiment sympa !
- Et oui, tu ne savais pas que je suis un brave type ?
Le brave type raccrocha et j’attrapai un bloc de papier à lettres en attendant d’avoir de quoi écrire. Quelques secondes plus tard, on frappait à ma porte :
- C’est Yves, je t’apporte un stylo. A qui veux-tu écrire à cette heure ?
- Je ne sais pas.
- Tu te moques de moi ou quoi ?
- Pas du tout. Je n’ai aucune envie de me moquer de toi.
- Ben, quoi alors ?
Alors... Il repartit de ma chambre au petit matin, sur la pointe des pieds. Je me souviens avoir regardé s’éloigner son manteau beige en pensant : "Aïe, aïe, aïe, qu’est-ce qu’on a fait ? C’est grave, très grave !"
Le grand méchant loup était venu me voir et même si j’étais le chaperon rouge le plus heureux, le plus amoureux du monde, je savais bien que ce conte de fées n’enchanterait pas notre entourage.
Aussi éblouis que fautifs, nous étions complètement affolés :
- Qu’est-ce qu’on a fait ? disais-je à Yves.
- On est fous, on est fous.
C’est tout ce qu’il parvenait à articuler.
Nous tentions de trouver des parades :
- Je ne quitterai jamais Daniel, c’est le père de mon enfant je ne briserai pas notre couple, avançais-je.
Lui renchérissait
- Je ne peux pas quitter Rosy, je ne peux pas.
Et je le comprenais. Nous avions commis un péché, certes, mais nous n’allions pas sombrer corps et âme.
Le mois qui suivit fut ponctué de larmes et de soupirs. Nous n’osions plus nous parler. On s’évitait le plus possible sauf quand nous étions sur scène, enlacés. Situation surréaliste, inextricable. Il fallait trancher. En rentrant à Paris, nous décidâmes de ne plus nous revoir, ni même nous appeler.
Notre séparation fut un calvaire, son absence une souffrance de chaque instant, mais je me retins de téléphoner, d’écrire. De son côté, Yves resta silencieux. Un mois, deux mois passèrent, nous tenions bon. Mais le destin n’en fait qu’à sa tête, tout le monde le sait.
Le directeur du théâtre de l’Atelier André Barsacq venait d’essuyer un échec avec une pièce nous supplia, Yves et moi, de reprendre Colombe le temps qu’un autre spectacle prenne la relève. Comment refuser ce service à un homme si adorable ? Nous signâmes - en tremblant - évidemment et ce fut une reprise au goût de paradis et d’enfer.
Sur scène, nous avions un mal fou à desserrer nos étreintes. Et dans l’ombre des coulisses, nous courrions nous jeter l’un contre l’autre, lui grave, moi en larmes.
Le spectacle terminé, la comédie se poursuivait dans les loges : on se quittait sans un regard, l’air de rien, devant les autres qui n’étaient pas dupes. Notre attirance n’échappait à personne.
Yves disait qu’"on est tous en danger de vie, à la merci d’une rencontre, imprévue, soudaine qui peut changer complètement le cours de votre destin".
C’est ce qui nous arriva. Notre amour fut plus fort que tout, plus fort que nous, une tornade qui balaya nos bonnes résolutions. Nous ne pouvions plus lutter.
Yves n’avais toujours rien dit à Rosy. Il devait alors jouer le rôle de Cassius de Jean Renoir. Je n’oublierai jamais le coup de fil qu’Yves me passa un beau matin :
- Je dois partir à Arles répéter dans les arènes. Si je peux, je passe te chercher et ce sera pour toute la vie !
Ce si je peux m’obséda toute la journée. Il fallait comprendre "si j’en ai le courage, la force, l’amour". Mon visage fut inondé de larmes en quelques secondes et je commençai à attendre auprès d’une petite valise que j’avais bouclée en un tour de main. De mon côté, je prévins Daniel.
- Si je pars cette nuit, ce sera pour toujours.
C’était un peu théâtral quand j’y repense.
Toute la journée, je restai prostrée dans un fauteuil, me repassant en boucle Lieutenant Kijé de Prokofiev qu’Yves et moi aimions tant écouter ensemble. Quand arrivait le finale, je remettais le disque au début.
Que la musique s’arrête, je ne pouvais pas le supporter. Je me sentais mal, j’avais l’impression qu’il tenait ma vie entre ses mains. Il aimait tant Rosy, elle tenait tant à lui. Jamais il ne la quitterait. Je guettais quand même le moindre bruit à m’en faire exploser les tympans. la journée s’écoula, puis la soirée.
Tout d’un coup, vers deux heures du matin, j’entendis un bruit de moteur se rapprocher et une voiture s’arrêter devant la grille de la maison. Mon coeur faillit éclater. J’attrapai mon balluchon, traversai le jardin comme une folle et courus jusqu’à la voiture. En larmes, je m’assis à côté d’Yves et nous nous regardâmes un long moment sans dire un mot. Puis il ralluma le moteur et nous partîmes.
Les premiers temps furent très perturbés : bourrelés de remords et de culpabilité, nous n’arrivions ni à nous parler, ni à nous toucher. Yves et moi apprenions à marcher ensemble. Puis petit à petit nous avons pu nous sourire et nous nous sommes envolés.
Un envol vers une maison qui se remplirait petit à petit. Chaque meuble, chaque tableau, chaque pièce de la maison aurait bientôt son histoire, notre empreinte.