"Un certain jeune homme, les souvenirs de Bruno Cremer.
... il était grand... l'oeil bleu...
Je ne connais pas bien son regard. Celui des derniers jours seulement, épuisé, abandonné, disponible face à la mort, empreint d'une grande douceur. J'ai pu le regarder mourir et regrette de n'avoir pas su le regarder vivre. Il était mon père.
Il sut choisir sa femme. La rendit-il heureuse ?
Elle était assez indépendante pour se suffire à elle-même et à ses enfants. Artiste dans l'âme, elle nous fit pleinement le don de soi.
Si je repense à mon enfance, j'ai le souvenir d'une grande solitude et je me revois tel un jouet rangé dans un coin, trop difficile à manipuler et dont on aurait perdu le mode d'emploi.
Mais dans les fins fonds de ma mémoire, tout a commencé par un regard. Je revois ce visage : celui de mon grand-père qui me souriait à travers les barreaux de mon berceau. Je m'y revois, hurlant de peur, seul dans la pièce obscure, avec la crainte d'être oublié. Mais ce vieil homme était venu avec son sourire complice quis avait si bien me consoler et me rassurer.
A peine trois ou quatre ans, ils sont presque éteints, les trop rares souvenirs de cet âge. Je nous revois pourtant, mon grand-père et moi, faisant les cent pas, ma petite main dans la sienne, à travers le salon et la salle à manger. Il me gardait. Enfin, la dernière fois que je vis mon grand-père, étendu sur son lit, il se sentait mal et m'avait fait demander. Il put seulement, un très court instant, me serrer fort contre lui avant qu'on ne me fît sortir. Le lendemain, je ne distinguais que du noir à travers la porte vitrée de la chambre désormais interdite.
Nous habitions un grand appartement au quatrième étage d'un bel immeuble en pierre. Avec les beaux jours, à l'occasion de la foire du Trône, je traînais devant le balcon et regardait le spectacle captivant de la construction de tous ces manèges qui retrouvaient, chaque année, leurs mêmes places réservées.
La grande roue, les auto tamponneuses et l'imposante barque rouge et jaune dont la balançoire irrésistible allait empourprer mes joues. Par bonheur, sa place était juste devant mes fenêtres. Bien sûr, ce n'était pas son seul mouvement qui me transportait à ce point, mais bien les magnifiques créatures pulpeuses qui s'agrippaient au bastingage. Elles poussaient des cris hystériques chaque fois qu'elles étaient élancées vers les hauteurs ou précipitées vers le bas, me permettant de découvrir leurs longues et rondes cuisses roses sous leurs robes printanières qui se soulevaient au vent, laissant même deviner la petite culotte blanche.
Ces jambes me rendaient fous, c'était mon premier spectacle érotique qui conditionnera peut-être une part de ma libido, car je suis toujours resté très sensible aux jambes féminines. Et à la poitrine aussi.
La poitrine, je l'ai découverte un ou deux ans plus tard juste avant de rentrer dans le secondaire. Nous avions comme professeur d'histoire-géo une femme douce et jolie. Si la géo ne m'intéressait pas du tout, peut-être était-ce dû aux reliefs arrondis de mon professeur. J'attendais sa venue avec autant d'impatience que la balançoire de la foire, car elle avait une façon provocante et bien particulière de se tenir : je n'en croyais pas mes yeux.
Tout en faisant son cours, les coudes appuyés sur son bureau et les bras croisés sur sa poitrine, elle se caressait négligemment les seins, prenant parfois leur rondeur à pleine main ou les palpant doucement devant nous, avec l'air de ne pas y toucher.
J'étais hypnotisé par la caresse presque innocente. Mon désir était à son comble et je ne sais ce qui me retenait de me précipiter sur elle, de lui déchirer son corsage et d'écraser mes lèvres sur cette poitrine irrésistible.
Mais il me restait à découvrir l'essentiel. Etrangement, c'est un rêve qui me le révéla. Un rêve avec une superbe noire, je me précipitait en elle de plus en plus vite, de plus en plus fort, jusqu'à ce dernier instant où, dans une décharge insoupçonnée, la vie pût enfin s'échapper de moi, pour la première fois.
Je me réveillais avec, sur mes draps, la preuve que je n'avais pas rêvé...
Si j'étais fier de ces traces de ma virilité nouvelle, je les vivais aussi comme une provocation à l'égard de ma mère qui serait secrètement choquée par leur découverte. Ce matin-là, je ne fis pas mon lit et les draps furent changés, sans commentaire.
Cette apparition nocturne fut suivie de beaucoup d'autres qui, bientôt, n'eurent plus besoin de mon sommeil pour me rejoindre. Mon imagination les faisait surgir à ma guise. C'était le plaisir à la carte. Toutes y passaient : les amis de ma mère, les copines de ma soeur, des femmes croisées dans la rue, toutes, un jour ou l'autre, à leur insu, allaient offrir leurs images à mes caresses.
Elles changeaient de forme et de personnalité et, bientôt, pour corser le jeu, je me transformais aussi. Soldat ou prêtre, Peau-Roue ou Buffalo-Bill, je m'inventais des rencontres amoureuses dans des pays lointains. Ma chambre devenait un décor. Le lit, au milieu de la pièce, me servait d'embarcation ou de char d'assaut ; les rideaux, décrochés, prenaient la forme de la tente du chef indien, l'armoire cachait les trésors des Milles et une nuits, la table, recouverte du tapis, faisait office de prison ou de refuge où j'enfermais mes femmes pour les punir ou les protéger.
Les dimanches et les jeudis quand je n'avais pas classe, ils duraient toute la journée, et se terminaient, enfin, dans les bras d'une esclave enlevée ou reconquise de haute lutte, sous le regard apitoyé de mon père qui avait fait irruption sans prévenir.
Puis par un après-midi d'été, comme par miracle, ma vie, en un éclair, allait basculer dans l'évidence.
Alors que l'armée française campait encore dans les parages, j'avais servi de chaperon à ma soeur qui avait osé rejoindre sous sa tente un jeune et beau maréchal des logis. Qu'avaient-ils fait ? "Mais rien... On discutait... me répondit-elle songeuse. Enfin... Il m'a dit qu'avec mon physique je devais être actrice à Hollywood."
A ces mots, je demeurai muet, stupéfait. Dans ma tête, un nuage noir se déchirait, un frisson parcourut tout mon corps, je regardais ma soeur sans la voir ; j'avais envie d'exploser de joie. Comment n'y avais-je pas pensé ? Acteur ! Voilà ce que je voulais devenir.
Voilà ce que j'étais !
Le temps pouvait passer maintenant. J'avais un secret dessein. Bien sûr, il faudrait encore donner le change, faire semblant de grandir, traverser cette adolescence tourmentée, subir ou affronter, sans maquillage, tous ces regards qui, plus tard, ne me reconnaîtraient plus dans mon exil doré de l'art dramatique, sous mes masques.
Rideau.