"Un roman de l'immense Georges Coulonges. Morceaux choisis :
D'abord un mot de Charles de Gaulle : "Moi qui l'ai connu, c'est à dire estimé et aimé."
Dans la rue, les culottes et les jupettes der ribambelles de mouflets. Les mères au foyer ne pouvaient retenir éternellement leur marmaille. Le jeudi après-midi, aux jours de vacances, dans les soirées d'été, elles finissaient par dire :
- Descendez. Mais surtout ne vous éloignez pas. Je veux vous voir de la fenêtre. Et ne traversez pas.
Les gosses promettaient.
Pendant quelques minutes, ils jouaient sagement dans le caniveau où se déversaient les eaux grasses de la vaisselle. En "luge à roulettes", ils dévalaient la rue.
Certains voyageurs arrivaient en taxi. Ils étaient rares. En fiacre. Encore plus rares. La plupart descendaient du tramway.
Le train démarra. trois marins parvinrent à s'accrocher à une voiture protégeant sur leur tête leur béret à pompon rouge.
C'est nous, les gars de la marine,
Quand on est dans les cols bleus,
On a jamais froid aux yeux.
On se retrouvait au "Dépôt". C'était un bistrot. Une buvette plutôt où se retrouvaient les cheminots et où trônait Rouquette, un Aveyronnais qui avait toujours sur son zinc une assiette de charcuterie. Au moment propice, il la glissait vers le chaland :
- Boire sans manger n'est pas meilleur que manger sans boire.
Un cantonnier, un ouvrier de "la bricole" dépliaient leur Opinel. Ils se coupaient une tranche de pâtée.
Un soir de 34, le tricot de la mère Rouquette fleurait bon les tripoux. Se léchant déjà les babines, le patron gagna discrètement la cuisine. Il en revint presque aussitôt.
A sa tête, on comprit que l'affaire était grave :
- Venez.
Madame Rouquette avait l'oreille collée au poste de TSF.
Les hommes s'approchèrent, essayant d'entendre.
Rouquette, bientôt, laissa tomber.
- Il y a des morts.
C'était le 6 février.
Tous criaient "La France aux Français.", "Vive la France !", "C'est Pétain qu'il nous faut." Et on demandait de plus en plus fort, de plus en plus souvent : du pain, du travail.
Le blocage des salaires conduisait aux loyers impayés. Aux dettes chez l'épicier. A la nourriture refusée tant que la dette ne serait pas réglée. La marie organisait des soupes populaires. Des gens défaits, pitoyables tendaient leurs bras maigres vers un ragoût de pommes de terres.
Monsieur Laval annonçait alors son programme : "Il y a en France 500 000 chômeurs. Il y a 500 000 étrangers. Je mets les étrangers à la porte : il n'y a plus de chômeurs en France."
Cette simplicité plaisir à beaucoup.
Là, las, Loulette faisait ses adieux à Luigi. Deux lèvres effleurant deux lèvres. Le temps d'un petit bonheur. Dans les larmes.
Au cinéma, les enfants payaient demi-tarif grâce aux vignettes trouvées dans l'emballage des tablettes de chocolat.
Une question emplissait son esprit : comment un garçon qui avait le sourire de Jean-Pierre Aumont, la tête blonde de Pierre-Richard Wilm, la souplesse musclée de Johnny Weissmuller, universel tarzan, oui comment un type qui, comme Mermoz, semblait poser son regard au-delà des cimes, pouvait-il être instituteur dans son quartier ?
Madame Lajute avait laissé sa fenêtre ouverte et les auditeurs de Radio-Toulouse passaient une demi-heure en compagnie de Tino Rossi :
Vieni, Vieni, Vieni
Tu sei bella, bella, bella
A canto a me...
Loulette ferma les yeux. En voyage. A Venise, un gondolier chantait pour elle... A Naples, un prince jouait de la guitare...
Marinella
Ah ! Reste encore dans mes bras.
Avec toi, je veux jusqu'au jour
Danser cette rumba d'amour.
Loulette n'était jamais allé au bal. Pourtant, son corps imagina cette rumba l'emportant loin de Marengo.
La suite ?
- Vive la république !
L'Internationale jaillit de toutes les poitrines, suivie aussitôt de La Marseillaise :
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
- Je te paye un tour de jeu de massacre. A une condition : tu tires toujours sur la gueule du milieu.
Les caricatures rougeaudes, poilues, bigleuses de gendarme, prêtre, cantatrice encadraient la tête hargneuse d'Adolf Hitler.
Des cris : "Halte au fascisme ! Pain ! Paix ! Liberté !
Un enthousiasme qui avait gagné la ville. On chantait et on jouait de l'accordéon derrière les murs des entreprises.
Latécoère avait renvoyé trois ouvriers ayant refusé de travailler le 1er mai la grève avait éclaté et s'était généralisée. Les rues n'avaient plus de tramway. Plus de vitrines.
Grand admirateur de Georgius, monsieur Bourgarel (du rayon literie) attaqua, révélant au public que :
L'grand culot et Nana
Sur un air de java
S'connurent au bal musette
Sur un air de javette
... Elle'lui dit : "J'ai l'bégaie"
Sur un air de javin
Il répondit : "Tant mieux !"
Sur un air déjà vieux !
Comblé, l'auditoire soutint joyeusement l'artiste :
Ah ! Ah ! Ah Ah ! Ecoutez ça si c'est chouette !
Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C'est la plus bath des javas !
Ca l'était tellement que, gardant le rythme à trois temps, l'accordéon passa à la plus bath des valses :
On l'appelait le dénicheur
Il était rusé comme une fouine
C'était un gars qui avait du coeur
Et qui dénichait des combines.
Tout le monde s'était levé. Tout le monde tournait.
... C'est la valse brune
Des chevaliers de la lune.
... C'est un mauvais garçon
Il a des façons pas très catholiques
On a peur de lui
Quand on le rencontre la nuit.
Elle ouvrit ses bras.
Il prit sa taille avec un plaisir plus grand que son assurance. Au couplet, il fredonna à l'oreille de sa cavalière :
- Nous, les paumés,
Nous ne sommes pas aimés
Des bons bourgeois
Qui nagent dans la joie.
C'était l'heure du déjeuner. Des planches sur des tréteaux remplacèrent l'accordéon. Dans la rue, des épouses, des maris, des adolescents accrochèrent des paniers de victuailles à une chaînette lancée depuis le toit de la remise.
Ensuite, deux "bolcheviks" s'emparèrent d'un jeu de cartes. Ils battirent, coupèrent, distribuèrent.
Les gens se mirent à chanter
On fait n'petite belote
Et puis, ça va.
C'était ça, une grève gaie.
- Non seulement ces fainéants chantent et dansent au lieu e travailler, mais des saltimbanques viennent leur donner le spectacle !
Leonor voulut le calmer : il s'agissait d'artistes mineurs. Sans talent, sans avenir : Maurice Baquet, Agnès Capri, Jean-Louis Barrault, les frères Mouloudji, Raymond Bussières, Jacques Prévert, Gilles Margaritis...
- Et Mistinguett ? Hein ? est-ce une traîne-savates, Mistinguett ?
Or, Mistinguett chantait pour les demoiselles de magasins ! Pour les tourneurs, les ajusteurs, les carrossiers !
On trouvait aussi cet élégant Jean Sablon qui, si délicatement, chantait Le Petit Chemin qui sent la noisette.
- Où voudrais-tu aller ?
- Là ou il y a de l'eau.
Il aurait pu lui conseiller d'aller voir Chaplin dans Les Temps modernes...
Ou danser dans les jardins parfumés. Comme dans Une nuit à Monte-Carlo.
Partout s'entendait la joie de projets qu'on mènerait à leur terme. Toutes difficultés vaincues.
Une femme à sa fenêtre lançait à sa voisine :
- Heureusement, l'été on s'habille d'un rien.
Plus loin :
- Le fiston va venir, ça fait trois ans qu'on a pas vu le petit.
- C'est le plus beau 14 juillet que j'ai jamais vu.
- Tu te rends compte, avec Antoinette, on devait aller à Perpignan : on va à Nice !
- C'est Léo Lagrange qui a obtenu ça.
Il partit, maîtrisant une bicyclette qui, cette fois, frétillait de bonheur.
Loulette était rayonnante.
Les voyageurs l'étaient aussi.
Tout va très bien , madame la Marquise était en train de devenir un hymne.
Les jeunes étaient euphoriques. L'un d'eux chantait :
Pour promener Mimi,
Ma p'tite amie Mimi
Et son jeune frère Toto,
J'ai une auto.
Son copain préférait les voies de l'eau :
Partir sur une péniche
Aux îles Sandwich
Quand on est pas riche !
Ce qui conduisait tout le monde à reprendre en choeur cette autre chanson, elle aussi venue à son heure :
Y a d'la joie
Bonjour , bonjour les hirondelles.
Poulette écoutait, ravie. Et voilà que lorsque la chanson de Trenet en vint à :
Miracle sans nom à la station Javel
On voit le métro qui sort de son tunnel
Lorsqu'ils furent au sommet, Loulette s'arrêta. Figée devant cet infini de soleil et de sable. D'eau calme rejoignant le soleil et l'infini. De vagues, brillantes. Argentées. Insatiables.
- Elles ne s'arrêtent jamais ?
- Jamais.
Ils restèrent ainsi.
regardant l'océan.
L'inconnu.
Faces rigolardes tournées vers la maison des vacances, les turbulents entonnèrent :
Je l'appelle ma p'tite bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise !
Avec une villa pareille, il serait surprenant qu'ils attaquent J'irai revoir ma Normandie !
C'était l'heure de l'apéritif dansant. L'orchestre jouait un slow.
Pour accompagner la morue. "L'huile Pascaux : l'huile qu'il vous faut."
Benoîte prit les vêtements, enfourcha son vélo et partit vers la dune.
Personne.
La forêt chantait
Auprès de ma blonde
Qu'il fait bon, fait bon, fait bon !
Benoite pédala.
Un grand garçon marchait en serre-file.
La caille, la tourterelle et la jolie perdrix...
Tous les oiseaux du monde viennent y faire leur nid.
A la claire fontaine
M'en allant promener...
AUX JEUNES, IL NE FAUT PAS TRACER UN CHEMIN, IL FAUT OUVRIR TOUTES LES ROUTES.
LEO LAGRANGE
UNE AUBERGE DE JEUNESSE EST UNE PORTE OUVERTE. ON NE SAIT PAS D'OU TU VIENS ; ON NE SAIT PAS OU TU VAS ; ON NE SAIT PAS QUI TU ES MAIS TU ES L'AMI.
MARC SANGNIER
On ajouta seulement quelques branchettes. Pour un petit d'adieu accompagnant la dernière chanson. Celle que l'on chantait dans les bois au rythme de la marche et que, à cet instant, d'un commun accord, on attaqua avec la douceur de la nuit.
A la claire fontaine, m'en allant promener
J'ai trouvé l'eau si claire
Que je m'y suis baigné.
Les yeux de Loulette tombèrent sur Clément. Il la regardait. Ne bougeait pas. Il riait. Elle pensa qu'il chantait pour elle :
Il y a longtemps que je t'aime
Jamais, je ne t'oublierai.
Le dernier petit-déjeuner avalé, les bols lavés, essuyés, rangés, chacun mit ses chaussettes, laça ses croquenots, pris sur son dos le sac ou la musette contenant le pique-nique : oeufs durs et pommes de terre bouillies.
Debout ma blonde, chantons au vent
Debout, amis !
Il va vers le soleil levant,
Notre pays !
La joie te réveille, ma blonde,
Allons nous unir à ce coeur.
Marchons vers la gloire et le monde
Marchons au-devant du bonheur.
Ayant terminé leur repas, les jeunes chantaient à tue-tête Nous irons à Valparaiso. Restés sur le banc, se tenant par les épaules, ils accompagnaient leur refrain de forts balancements, à droite, à gauche :
Hardi, les gars ! Vire au guideau !
Good by farewell ! Good bye, farewell !
Hardi les gars, adieu Bordeaux !
Hourra ! Oh Mexico ! Oh ! Mexico... Oh ! Oh ! Oh !
Les autres entonnèrent un hymne d'accueil :
Elle est des nôtres !
Elle devient Ajiste comme les autres !
Tout le monde se leva et, unanimes :
En avant, jeunesse de France
Faisons se lever le jour !
La victoire vers nous s'avance,
Fils et filles de l'espérance,
Nous ferons se lever le jour !
A nous la joie, à nous l'amour !
Nous sommes la jeunesse ardente
Qui vuet escalader le ciel
Dans un cortège fraternel
Unissons nos mains frémissantes
Sachons protéger notre pain
Nous bâtiront des lendemains
Qui chantent !
Un ciel rayonnant nous convie
A la conquête du bonheur
Avec vos vingt ans d'un seul coeur
Le monde entier se lève et crie :
"Place, place au travail vainqueur
Chantons amis ! Chantons en choeur la vie !"
La guerre était oubliée, on avait la TSF, le phonographe sur le quel on faisait chanter la cire, on avait des congés.
- Putain quelles vacances, c'est les plus belles de ma vie !
"Mon cher Léon,
On est bien aise comme c'est pas possible. Chanceux. C'est grâce à toi. On t'en remercie tous. Les filles t'embrassent et nous on te serre la poigne."
- Yeux marrons : c'est tout bon ; yeux bleus : c'est au mieux ; yeux verts : c'est pervers.
Ils chantaient Youkaïdi-Youkaïda.
Les copains se rassemblaient autour du feu :
Quand nous chanterons, le temps des cerises
Et gai rossignol, et merle moqueur
Seront tous en fête...
Benoite se tut. ressentant une petite jalousie. Elle se souvenait de son temps des cerises.
Mais il est bien court ...
... Tellement court qu'elle se demandait s'il avait jamais existé.
C'est de ce temps-là que je garde au coeur
Une plaie ouverte.
Benoite avait cueilli une nouvelle chanson.
Nous sommes la jeune France,
Nous sommes les gars de l'avenir,
Elevés dans la souffrance,
Oui, nous serons vaincre ou mourir.
Nous travaillons pour la bonne cause
Pour délivrer le genre humain
Tant pis, si notre sang arrose
Les pavés de notre chemin
Plus fort que tout le monde, carotte entra dans le refrain :
Prenez garde ! Prenez garde !
Vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés !
V'la la jeune garde ! V'la la jeune garde !
Qui descend sur le pavé.
Puis le dernier couplet :
Nous ne voulons plus de famine
A qui travaille, il faut du pain
Demain, nous prendrons les usines !
La suite prochainement.