"Au nom de Dieu...
Le 13 mai 1425, un certain Durant Laxart pénètre chez Baudricourt. Il conduit avec lui une "robuste brunette", vêtue d’un jupon rouge. Elle n’est pas grande sans être petite.
S’en rapportant à la longueur du tissu que l’on utilisa pour lui confectionner une robe après le siège d’Orléans, on a pu calculer qu’elle mesurait un mètre soixante.
Autre détail : l’érudit Quicherat a pu voir un cheveu de Jeanne pris dans un sceau. Ce cheveu était noir.
La fille qu’amène Durant Laxart est sa nièce. C’est Jeannette, la propre fille du bonhomme d’Arc. Elle a quelque chose à confier Baudricourt. Et elle le dit, sans se gêner. Un écuiller est là, qui écoute, bouche bée, et rapportera ce qu’il entendit :
"Elle lui disait qu’elle était venue à lui, Robert, de la part de son Seigneur, pour mander au dauphin qu’il se tienne bien, et qu’il ne fasse pas la guerre à ses ennemis, car le Seigneur lui donnerait du secours avant la mi-carême.
Jeanne disait que son royaume ne regardait pas le dauphin, mais son Seigneur, et que son Seigneur voulait que le dauphin soit fait roi et qu’il tienne le royaume en commande, disant que, malgré les ennemis du dauphin, il serait fait roi, et qu’elle-même le conduirait pour le faire sacrer. Patiemment, le capitaine a écouté tout cela. Il ironise :
- Et quel est ton Seigneur ?
- Le roi du ciel !
Voilà un genre de réponse qu’un capitaine n’entend pas tous les jours, même au XVème siècle.
Baudricourt qui apprécie les formes de la jouvencelle, hasarde une plaisanterie gaillarde : faite comme elle est, elle devrait plutôt penser à se choisir un bon mari qui lui ferait de beaux enfants ! Elle se moque à son tour :
- J’en aurais trois, l’un sera papa, l’autre empereur, le troisième sera roi !
Baudricourt, avec un sens tout militaire de la réplique, s’exclame qu’il se ferait volontiers le père de l’un d’eux.
Cette Jeannette jure donc entendre des voix. Beaucoup ricanent. D’autres rêvent.
Charles VII a reçu comme un éblouissement la certitude que Jeanne lui était envoyé par Dieu, puisqu’elle connaissait la prière qu’il avait lui-même envoyé à Dieu. Quoi d’étonnant que la Pucelle ait alors reçu dès ce soir-là au château ? Quoi d’étonnant si, en quelques heures, elle est devenue, après le roi, la première personne de la cour ?
Cela dit, beaucoup se méfient encore. Et si elle était une sorcière ?
Il faut en avoir le coeur net.
Déjà, on lui tend des pièges. Mais Jeanne ne tombe pas dans le panneau. On lui demande un signe qui prouve qu’elle doit bien sa mission à Dieu :
- En nom Dieu, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire signes. Mais conduisez-moi à Orléans, je vous montrerai le signe pour lequel j’ai été envoyée !
Elle annonce que les Anglais seront vaincus, Orléans libérée, le roi sacré à Reims, Paris reconquis, et que le duc d’Orléans reviendra d’Angleterre.
Du coup, les éminents experts s’inclinent. Elle est la plus forte. Charles VII va-t-il lui confier l’armée qu’elle demande sans trêve ni répit ? Non.
Il reste à pratiquer l’examen de virginité, réclamé à grand cris par l’archevêque d’Embrun. Dans une lettre au roi, il a rappelé les maléfices par lesquels les femmes - créatures pernicieuses - ce sont si souvent emparées du coeur et de l’esprit des princes. Si Jeanne n’est que l’envoyé du démon, sûrement elle n’est pas vierge.
Que l’on s’en assure !
Ici intervient Yolande d’Aragon. L’examen de virginité ? Yolande s’en charge elle-même. Conclusion :
"En elle, vous ne trouverez point de mal, fors que bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, souplesse, et de sa vie plusieurs choses merveilleuses sont dites comme vraies..."
Quel soulagement elle a du ressentir, Jeanne, quand enfin, elle a pu quitter Poitiers pour Tours. C’est à Tours qu’on lui confectionne son armure, pour cent livres tournois. Elle refuse l’épée qu’on lui propose.
Qu’on aille plutôt, dit-elle, à Sainte-Catherine de Fierbois ! Qu’on cherche derrière le coeur de l’église : une épée y est enterrée. On obéit... et on trouve l’épée !
"Je sus qu’elle était là par mes voix." Son étendard est peint : il figure une Annonciation. Elle le reçoit avec une joie sans égale. Elle l’aime plus, cet étendard, que son épée, "quarante fois plus !" s’écrie-t-elle. On lui présente les soldats.
L’extraordinaire, c’est que, d’emblée, elle sache parler à ces soldats, rire avec eux, les comprendre et se faire comprendre. Surtout, elle se fait admettre, privilège essentiel du chef.
Un soldat, en ce temps, ressemble d’assez près à un brigand.
On imagine cette fille de 17 ans arrivant au camp, les regards qui pèsent sur elle, les trognes qui rougissent, les jurons qui s’étranglent, les quolibets qui s’arrêtent.
Dunois le dira : "Ni moi ni les autres n’eurent jamais de mauvaises pensées : il y avait en elle quelque chose de divin." L’armée s’ébranle pour Orléans. La Pucelle est à sa tête.
Il ne lui faudra que huit jours pour délivrer Orléans.
Et partout au royaume de France la merveilleuse chronique courra les routes et les chemins, les villes et les villages.
Et l’on saura comment les Français, lors des premières sorties, ont été battus, comment dès que la Pucelle a, de sa personne, donné l’assaut, tout a changé - comment celle-ci a été prise.
Et l’on saura comment fut enlevée la bastide des Augustins qui couvrait celle des Tournelles.
Comment, le lendemain, ces Tournelles furent touchées à leur tour. Comment Jeanne, au début de l’attaque, a dressé elle-même une échelle contre les remparts, comment un "trait de gros garriau" tiré sur elle, lui a traversé l’épaule, comment on l’a transportée non loin de là, comment elle a arraché la flèche et appliqué sur la plaie du lard et de l’huile d’olive.
Comment, entendant sonner la retraite, elle a sauté sur ses pieds, couru, crié :
- En nom Dieu ! Vous entrerez aux Tournelles !
Comment les Français se sont rués sur les Tournelles ainsi que "jamais nuée d’oiseaux sur un buisson". Comment un quart d’heure plus tard, tous les Anglais étaient noyés ou prisonniers. Comment la victoire fut nôtre.
Par tout le royaume, on saura que, le lendemain, Talbot, chef des Anglais, jugeant la partie perdue, a levé le siège.
Accomplie la prophétie de Jeanne : Orléans est délivré.
Avant de conduire le roi à Reims, elle s’écrie qu’il faut nettoyer la Loire. Charles VII hésite. Enfin, il se rend aux adjurations de la Pucelle.
Partout les Anglais ploient, fuient. On prend Jargeau, Mung, Beaugency - cela en cinq jours.
Le 18, grande bataille à Patay. Grande victoire : les Français n’ont que deux morts et les Anglais deux milles. Talbot est prisonnier. Falstaff n’a dû sa sauvegarde qu’à la fuite. Un mois plus tard, le duc de Bedford expliquera au roi d’Angleterre que ces défaites sont dues aux maléfices d’un disciple et limier du Malin, appelé la Pucelle.
Le 29 juin, l’armée royale se met en marche. Le sacre de Charles VII est au bout de la route.
Il semble que les villes tombent devant Jeanne comme des fruits trop longtemps mûris au soleil. Isabeau puis Châlons puis Reimps.
Charles va recevoir dans la cathédrale "l’onction qui fait les rois". pour Jeanne, c’est l’apothéose.
Il lui reste à réaliser son rêve : bouter les Anglais hors de France.
Elle en est sûre l’heure en va sonner après le sacre. Charles va, auprès d’elle, livrer les combats décisifs. Il ne nie pas la valeur des progrès accomplis.
En trois mois, sa situation a changé de tout au tout. On le méprisait, on le prend au sérieux.
La preuve ? Des envoyés bourguignons sont parvenus jusqu’à Reims le lendemain du sacre. On négocie secrètement. Mais Jeanne est tenue à l’écart.
Le drame est noué qui, définitivement, va éloigner l’un de l’autre Charles de Jeanne. Celle-ci veut se battre, aller de l’avant, jusqu’à l’extrême limite de ses forces - au grand soleil de sa foi conquérante. Charles croit à la vertu de la diplomatie.
Il sent les Anglais ébranlés et le duc de Bourgogne prêt à chercher une autre alliance. Or, en l'occurrence, Charles n’a pas tort. Du moins, à longue échéance. La grande Yolande elle-même déconseille d’inutiles combats et penche pour de fructueuses négociations.
Voyons les choses en face : pour le roi, pour la Cour, Jeanne est devenue, après le sacre, une gêneuse. Situation qui nous serre le coeur.
Comment elle, si intuitive, ne l’aurait-elle point ressenti. D’autant plus qu’elle n’entend plus ses voix. Affreuse solitude intérieure. Naissance, peut-être, du doute.
Qui a raison ? En apparence, Jeanne n’a point changé. Elle entraîne l’armée à Soissons, à Provins, à Crépy-en-Valois. Partout, la foule en délire, le peuple baise ses vêtements. Et elle - bouleversant paradoxe - mesure son abandon. Elle arrache à Charles - avec quelle peine ! - l’autorisation d’assiéger Paris.
Le 8 septembre, Jeanne est blessée. Le roi, trop content, ordonne de faire retraite. Pourquoi cette Pucelle exige-t-elle toujours davantage ? Es-ce pour lui rogner les ailes que l’on accorde alors à Jeanne blason et lettres de noblesse ?
Jeanne se bat toujours. On ne lui confie plus qu’une petite armée, on l’autorise à guerroyer, mais en des opérations très secondaires. Elle garde toujours la même idée en tête : courir sus à l’Anglais.
Au nom du duc de Bourgogne, Jean de Luxembourg menace Compiègne. Jeanne décide de ses jeter dans la ville en danger. Elle y pénètre par la forêt "à heure secrète du matin", le 23 mai 1430.
Elle déclare à la foule inquiète qui l’assaille :
- Mes bons amis, mes chers enfants, je vous le dis avec assurance, il y a un homme qui m’a vendue. je suis trahie et bientôt serait livré à la mort. priez Dieu pour moi, je vous supplie, car je ne pourrai plus servir mon roi ni le noble royaume de France.
Le même jour, elle tente une sortie et s’avance vers les Bourguignons de Jean de Luxembourg. Or, voici qu’accourent les Anglais de Montgomery, lui coupant toute retraite. Pris entre deux feux, les compagnons de Jeanne fléchissent. Guillaume de Flavy et ses soldats se frayent un chemin jusqu’à la porte de la ville, s’y engouffrent.
Jeanne, à l’arrière-garde, les suit avec son frère. Quand elle parvient devant la porte, elle voit, affolée, le pont-levis se lever sous son nez. Déjà les Bourguignons la cernent dans l’angle du chemin de Noyon.
Elle est tirée à terre par un archer du bâtard de Wandomme. Le poids de sa cuirasse - 60 à 70 livres - lui interdit de se relever.
Les prisons de Jeanne ont commencé. Elle n’en sortira plus. Prisonnière, l’envoyée de Dieu.
Chacun le sait, Jeanne sera livrée aux Anglais et conduite à Rouen. C’est là que le procès commence qui mêla délibérément religion et politique, théologie et intérêts terrestres.
Ce procès que nul - croyant ou incroyant - ne peut relire sans se sentir jusqu’au fond de l’âme.
Contre la meute, la petite paysanne fait face. Ces docteurs, ces savants racornis, ces clercs avides, elle leur cloue le bec, les domine, les écrase.
Vingt-cinq ans plus tard, ceux qui en furent témoins en demeureront pantois : "Jamais ils n’avaient vu une femme de cet âge donner tant de mal à tous ceux qui l’examinaient."
Seulement voilà, l’évidence a été décidé au premier jour : la mort.
C’est sur la place du Vieux-Marché qu’elle doit mourir. On la lie au sommet des fagots assemblés, une vraie montagne. L’habitude est que le bourreau étrangle au dernier moment le condamné pour lui éviter l’abominable torture des flammes.
L’amoncellements des fagots est si haut que le bourreau, désolé, s’aperçoit, une fois descendu, qu’il ne pourra plus le gravir.
La dernière volonté de Jeanne : une croix. En courant, un clerc de l’église est allé quérir celle qui sert pour les processions. Le bourreau met le feu.
Dès les premiers crépitements, Jeanne demande au frère qui brandit la croix de s’éloigner, elle ne veut pas qu’il coure le risque de brûlures - et elle veut voir la croix bien dressée. Voici les flammes qui la lèchent, l’enserrent, brûlent ses chairs, ses muscles, ses nerfs, bientôt font craquer ses os. La fumée l’étouffe. Un dernier cri :
- Jésus !
Elle n’est plus.
Il faudra quatre heures pour la réduire en cendres. Malgré le soufre, le charbon, l’huile, les entrailles et le coeur n’ont pas voulu brûler. Le cardinal Winchester ordonna :
- Qu’on jette le tout en Seine !
S’il ne reste point de reliques, ce qui demeurera éternellement, c’est la parole fameuse prononcée par l’Anglais Tressard, secrétaire d’Henri IV : "Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte."
Quand nous parlons d’elle, nous l’appelons la pucelle d’Orléans. Cette expression n’apparaît pour la première fois que dans un ouvrage publié en 1555 !
"La France perdue par une femme sera sauvée par une femme" : la vieille prophétie n’avait pas menti.
Au prix de sa mort, Jeanne a donné le grand élan qui devait aboutir à la libération de la France.
Elle a fait mieux : elle est devenue l’incarnation de la patrie française.
Devant son image on a vu défiler de jeunes communistes et de jeunes royalistes. Elles réconcilient les croyants et incroyants.
Elle est à jamais celle qu’à si bien chantée Michelet : "Elle aima tant la France, et la France touchée se mit à s’aimer elle-même... Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie bien aimée est née du coeur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a donné pour nous..."