"J'avais un an en 1900.
Je me souviens d'une fillette en jupe gros bleu à motifs jaunes, en boléro noir qui écrivait : "Chocolat Menier. Méfiez-vous des contrefaçons. Elle avait posé près d'elle son grand parapluie bleu, son panier d'osier qui devait contenir son déjeuner, et son goûter avec les tablettes de chocolat qu'elle recommandait. Sur l'autre, un garçonnet coiffé d'un grand béret, sa gibecière accrochée dans le dos, regardait certainement avec convoitise l'inscription "Petit-beurre Lu. Nantes. Lefèvre Utile." Ces deux enfants étaient si sympathiques, si vrais dans leurs attitude, qu'on s'attendait à les voir s'animer, descendre de leur affiche, nous sourire puis se donner la main comme un frère et une soeur qui prennent le chemin de l'école.
Je me souviens de ma mère qui m'avait fait un tapioca au lait que j'aimais bien. Puis, elle m'avait couché, me bordant dans mon petit lit de fer contre la cheminée de sa chambre. Rassuré, je m'étais endormi. O mains douces, ô coeur sublime d'une mère qui panse toutes les blessures...
Au bistrot, l'apéritif était souvent coupé d'un sirop : Raphaël-citron, vermouth-cassis, Pinon-fraise, servi dans un grand verre, le patron apportait de l'eau de Seitz.
La bicyclette était à la mode. Les jeunes rêvaient d'en avoir une : c'était le dépaysement, les longues promenades, la chansonnette, la découverte d'une guinguette où l'on se reposait un instant, la griserie de l'air vif quand on se laisse aller en roue libre dans une descente.
BSA, Alcyon, Peugeot.
Dans notre quartier où les moindres bruits, les moindres sons portaient loin, on entendait certains soirs d'été monter les notes langoureuses d'un piano. Elles semblaient suivre les ondulations d'une vague qui vient mourir sur le rivage ; puis une voix de femme s'élevait interprétant : Un poète m'a dit, Pensées d'automne, Chagrin d'amour..
Mon père ? Il était aussi bon que le bon pain de la belle boulangère.
Dans la rue, on chantait : "Viens Poupoule, viens Poupoule, viens..., "A la cabane bambou..." ou encore "C'est la danse nouvelle, Mademoiselle. La danse qui nous aguiche, c'est la matchiche..."
Les adultes disaient à cette même époque :
- Voir Naples et mourir !
et rêvaient des gondoles de Venise.
J'ai gardé le souvenir que sur le chemin de l'école dans les premiers mois de ma scolarité, mes frères chantaient : "Quand refleuriront Les Lilas blancs..."
Il me semble entendre la voix du maître du cours élémentaire première année :
- Prenez votre cahier, écrivez la date et maintenant copiez la maxime morale qui est au tableau. Appliquez-vous pour bien la retenir.
Echos de paroles lointaines, image pâlies de scènes vécues, enregistrées dans la mémoire ! Je revois le génisse amené dans le préau, une fois par an, pour la vaccination anti-variolique et de nos sorties pour la récréation où j'entends nos cris "A fiot, à fiot !" ce qui, voulait dire : qui vient jouer à saute-mouton ?
Dans un silence impressionnant, je perçois encore la voix souple et expressive du maître quand il nous racontait La chèvre de Monsieur Seguin ou la Dernière Classe.
Qui n'a gardé en son coeur un petit coin de tendresse pour son école ? Là s'écoule un moment important de la vie.
On imagine le poêle, on retrouve toutes les odeurs, on se revoit à la table où a été gravé de noms ou d'initiales et tâché de coulées d'encre violette, la plume au-dessus de l'encrier de porcelaine...
A la maison, la gaieté ne cessait de régner. Mais dans la vie, il n'y a pas que des joies. Ma grand-mère relevait cette évidence :
- Notre vie est un mystère, un jour nous partons comme les leurs se fanent dans le jardin.
Puis-je oublier les matins de Noël où après avoir découvert nos jouets devant la cheminée de la chambre de mes parents, nous allions à la messe de neuf heures ? Le froid nous piquait le visage. Il avait neigé pendant la nuit, nos solides galoches s'enfonçaient dans la neige et formaient des sillons parallèles. Ensuite, nous revenions en hâte à la maison. Des fumées blanches s'échappaient des cheminées. Et nous retrouvions la maison chaleureuse et nos jouets et nos rêves d'enfant.
Une année s'achevait et avec elle le XIXème siècle, nous allons entrer dans le XXème. C'était pour tous un évènement d'une rare importance. Chacun était porteur de souvenirs et s'interrogeait sur l'avenir.
J'ai dix ans, je feuillète des numéros du Petit Journal Illustré. Ma mère me raconte :
"Cette année-là, on créa l'Aiglon d'Edmond Rostand. Cette pièce eut un grand succès. En 1900, une chanson que chante ton frère Georges fit fureur : l'Etoile d'amour de Paul Delmet, elle est considéré comme un chef d'oeuvre de la chanson populaire.
Je dégustais avec une évidente satisfaction mes bouillies de phosphatine Fallières et pourtant, je ne renonçais pas à tenter de déboutonner le corsage de ma mère. Ma grand-mère fit un peu vivement cette remarque :
- Celui-là ne va pas téter jusqu'à son départ au régiment. Mets de la moutarde.
Au bal, un chanteur connaissait un grand succès. Il mimait ses chansons alors que les femmes ne faisaient aucun geste et tenaient généralement entre leurs mains une partition de musique. Quand quelqu'un interprétait "La Chanson des blés d'or" :
"Mignonne quand le soir descendra sur la terre
Et que le rossignol viendra chercher encore
Quand le vent soufflera sur la verte bruyère
Nous irons écouter la chanson des blés d'or...
rêveuse, ma mère ne manquait jamais de dire :
- C'est la chanson de l'année de mon mariage, 1882, comme c'est loin ! Mais aujourd'hui j'ai sept beaux et bons enfants...
Pour des riens, il nous arrivait parfois de nous quereller et d'échanger des mots vifs qui aujourd'hui n'écorcheraient pas les oreilles : tête de lard, bille de clown, gros bouffi, crâne de Piaf... Le ton s'élevait.
Une des ouvrières de ma mère est passée dans notre souvenir :
- Patronne, vous devez être enceinte, je vois pour vous un enfant avec un petit robinet.
Le tout avant de chanter avec sa voix agréable "Fascination" :
"Je t'ai rencontré simplement
Et tu n'as rien fait pour chercher à me plaire.
Je t'aime pourtant
D'un amour ardent
Dont rien, je le sens, ne pourra me défaire.
Tu seras toujours mon amant
Et je crois à toi comme au bonheur suprême...
Mes frères la chantaient, je la fredonne encore, on l'entend parfois à la radio, à la télévision, certaines chansons ne prennent pas de rides.
Ma tante, elle me racontait des histoires et m'entraînait à chanter des chansons enfantines : "Sur le pont d'Avignon ou Il était une bergère. De toutes celles que je préférais, c'était Le pont du Nord :
"Sur le pont du Nord un bal y est donné
Adel demand' à sa mère' d'y aller...
Non ma fille tu n'iras pas danser
Monte à sa chambre et se mit à pleurer..."
Au coin de la rue Emile et de notre rue, une petite épicerie à laquelle on accède par trois marches. L'épicière, madame Bricon, de taille moyenne, une opulente chevelure blanche, souriante, vous accueille. J'y vais assez souvent. Pour treize sous, j'achète un kilo de sucre Say dans sa boîte de carton marron et, pour quelques sous de plus, un paquet de chicorée A la cantinière dans son emballage bleu.
Des mots de mon père :
- Allez vous coucher, je ferai la vaisselle, je rangerai tout et je m'occuperai du chien.
Le travail était sa loi.
- Si on veut améliorer sa situation, il faut travailler.
Une expression d'enfance : "J'ai gagné, tu me dois un roudoudou."
Nos 14-juillet sont liés à ces souvenirs patriotiques. Le soir dans la rue, le gramophone était installé sur une table avec un coffret contenant les rouleaux dont les airs de valse, de polka, de mazurka entraîneraient les danseurs.
Des godets bleus, blancs, rouges éclairaient la rue. Nos amis du quartier se joignaient à nous. On lançait des fusées, on allumait des feux de Bengale. A une heure avancée de la nuit, tout le monde se séparait après avoir chanté en coeur l'hymne national.
Mayo venait de créer la matchiche et Théodore Botrel chantait La Paimpolaise et le Biniou de Cornouiller. Plus tard, j'irai au café-concert, je me souviens d'Yvette Guilbert gantée jusqu'aux coudes, j'entends encore la voix vive et souple d'Eugénie Buffet, chantant "La sérénade du pavé" :
Sois bonne ô ma chère inconnue
Pour qui j'ai si souvent chanté...
En rentrant de son travail, un de mes frères croisa un vendeur de La Presse, terrible catastrophe dans les mines de Courrières.La douleur fut vive dans toute la France et même à l'étranger. Des dons affluèrent de toute parts et dans les écoles, on organisa des quêtes. Alors que le pays minier venait d'enterrer ses morts, contre tout espoir, on découvrait quelques survivants.
L'illustration coûtait un franc, ses articles étaient souvent accompagnés de photographies. Il faudra attendre la fin de l'année 1910 pour que le journal Excelsior fit apparaître des photos en pleine page. Je revois aussi la première page en couleurs du Petit Journal illustré paraissant tous les samedis et que mon père achetait pour dix centimes. je me souviens des réclames :
Samaritaine - Costume tailleur dame, serge, jupe, tunique, jaquette doublée... 65 frs
Le véritable corset Perxphane rend plus sveltes les plus sveltes Parisiennes
La meilleure voiture anglaise est la Daimler !
Les phares Blériot illuminent Paris, la Ville Lumière.
Rasoir de sûreté Gillette, en vente partout.
Blédine Jacquemaire, 2 frs la boîte
Pour votre toilette, employer la crème Simon unique pour la beauté de la peau
Cachou Lajaunie, toujours imité, jamais égalé
Les hommes aimaient les femmes aux formes généreuses et à la taille fine. D'une femme à la belle poitrine on disait :
- Il y a du monde au balcon !
Je me souviens d'une amie qu'on appelait Loulou. Le feu du plaisir brûlait en elle. Frivole et sensuelle. Gracile silhouette, gracieux souvenirs qui se fondent parmi d'autres silhouettes, d'autres souvenirs.
Le soir, après un goûter d'une large tartine de pain et d'un bâton de chocolat Menier, je me mettais à mes devoirs.
Le dimanche était vraiment un jour de fête ! A sept heures, mon père était allait à la boulangerie et avait acheté pour chacun de nous un croissant à un sou et une brioche du même prix.
ma grand-mère qui petite avait eu faim pendant le siège de Paris et la Commune disait :
- Tu ne peux pas savoir comme deux ou trois pommes de terre peuvent être plus précieuses que l'or.
Chez nous, un drame national avait laissé de profondes blessures. La situation était si grave que la troupe avait du intervenir. Les émeutiers, les soldats avaient levé la crosse en l'air. Partout en France on fredonna la chanson à la gloire des soldats du 17ème.
A ma première communion, un de mes frères avait chanté Plaisir d'amour. Ainsi cette chanson a aujourd'hui deux siècles et on la chante toujours.
Au dîner, mon père chante Frou-Frou, ma mère fredonne avec l'un de mes frères La chansons des blés d'or. Puis viennent Toute la vie de Bérard, Souvenir tendre de fragon, L'étoile d'amour de Paul Delmet qui depuis 1900 était sur toutes les lèvres et faisait chavirer tous les coeurs. je me lançai dans les vocalises haut perchées d'un tyrolienne, Minuit sonnait à Saint-Gilles..., que j'entendais au gramophone.
On se sépare au petit matin après que mon frère Georges eut chanté :
- Femmes que vous êtes jolies !...
- Ninon qu'il est doux de danser avec vous...
Les chansons d'amour sont le plus beau langage du monde.
Dans mon enfance, notre petit monde était partagé en deux clans : celui des filles, celui des garçons. les filles sautaient à la corde, s'occupaient de leurs poupées alors que nos jeux étaient plus virils, balle au chasseur, lance-pierres...
Ma mère avait alors 48 ans et elle m'avait déjà dit depuis longtemps :
- Tu es le dernier, tu as fermé la porte.
Le dimanche, la maison chantait de haut en bas. Notre gaieté faisait la joie de ma mère. Nos chansons étaient langoureuses, débordantes d'amour et m'invitaient, m'entrainaient à l'aube de mes quinze ans à entrer dans le jeu. Je fredonnais souvent :
Fascination
Je t'ai rencontré simplement, tu n'as rien fait pour chercher à me plaire.
Je t'aime pourtant d'un amour ardent.
La voisine me tapa dans l'oeil. On marchait ensemble. Lorsqu'un passant nous croisais, je m'effaçais un peu et je la frôlais, ce qui m'enchantait. Si nous nous taisions, j'entendais le délicieux frou-frou de sa jupe. Réalité qui venait confirmer l'air à la mode que nous chantions à la maison :
Frou-frou, frou, frou, par son jupon, la femme,
Frou-frou, frou, frou de l'homme trouble l'âme
Une expression de ma mère :
- Nous allons faire un bon goûter, vous devez avoir une faim de loup.
Puis, ce fut la guerre.
Des trois années de guerre, 1916 fut la plus meurtrière.
Fin octobre 1918, la France avait retrouvé ses frontières, des rumeurs d'armistice circulaient. Le 11 novembre, les cloches, joyeuses cette fois, et les clairons nous annonçaient la fin des hostilités. Ceux qui ont vécu cette journée en ont gardé un souvenir inoubliable pour les émotions et les images qui les ont remués.
Le cauchemar était fini. On a participé à l'allégresse générale avec un bon dîner arrosé de bordeaux et de champagne. Après, il y a eu au village un grand concert, j'ai chanté plusieurs tyroliennes, L'Anneau d'argent, l'Océan, l'Angélus, Le crédo du paysan. Pour les copains, c'était des chansons de Mayol et de Dranem. Pour finir, tous debout, nous avons entonné La Marseillaise avant de regagner notre moulin, sous un ciel étoilé.
La suite prochainement.