"Imaginez...
Un jour j’ai déjeuné avec ma Mamie. En tête à tête. Le temps d’une après-midi, elle m’a raconté sa vie. Passant du rire aux larmes à mesure qu’elle retraçait les petits et grands moments qui avaient marqué sa mémoire et la mémoire collective.
La vie d’autrefois.
Une vie que l’on retrouve - un tant soit peu - en poussant la porte d’entrée de chez Mamie.
Là, las, on tombe d'emblée sur un écriteau posé bien en évidence dans la véranda où on lit, je cite de mémoire : "La maison est petite mais le coeur est grand."
Faisons le tour de la maison justement. Revisitons le temps. Visite guidée :
Ici au rez-de-chaussée, le salon et la cuisine.
Importante la cuisine. Dans les souvenirs d'enfance de chaque bon cuisinier, il y a une grande cuisine, une cuisinière en marche, un gâteau qui cuit et une Mamie.
Pour info, il y a aussi un canapé trois places. Pourquoi ?
Mystère.
Au 1er étage, la salles de bains, carrelage bleu pâle, une baignoire en fonte. Passons le W.-C., les slips Rasurel de papi, les chaussettes de Mamie : hop, hop, c’est rangé.
Voici deux serviettes propres si vous voulez vous débarbouiller, Mamie en a d’autres si vous avez besoin ; tenez, un gant de toilette qui n’a jamais été utilisé - ou si peu -, mais euh, ça ne veut pas dire que je ne...
Mamie sourit, craquante, marrante, charmante, charmeuse quand elle tient à la main du shampoing et un savon de Marseille, à l’huile de palme, regardez, c’est marqué là.
Au second, sa chambre, une petite fenêtre, et au-delà, la nuit qui tombe, la lune, les paréidolies menaçantes.
Aux murs : posters de Tino Rossi, Luis Mariano, Eddie Constantine, Danielle Darrieux ; dessin d’une Cocotte-Minute, de pneus Michelin avec Bibendum ou d'autres objets qui attiraient la convoitise.
Ces objets, on les retrouve - pelle-mêle - dans ses armoires comme le savon Bébé Cadum, La vache qui rit qui portait deux petites boîtes en pendentifs, du café Biec qui incitait à consommer en dissimulant dans ses paquets un personnage historique célèbre.
Il y a à côté du Phoscao - le cacao du petit matin avec son cheval bondissant -, du chocolat Meunier et sa fenêtre ouverte sur le monde, du chocolat Cémoi qui offrait dans chacune de ses tablettes un morceau de poster permettant de reconstituer une scène historique.
Il y a aussi tout autour des images qui collent au bout de nos doigts et son coeur qui bat.
Et tant de souvenirs...
Souvenirs d'un temps où la vie qui était plus belle et où le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui. Un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître...
Un temps où le transistor n'existait pas. C'était l'énorme poste TSF qui officiait. Il était à lui tout seul un meuble posé sur un autre meuble.
L'autre meuble ? Un meuble Levitan parce qu'un meuble signé Levitan est garanti pour longtemps...
Et bien en ce temps-là, ma Mamie écoutait la radio en prenant son petit-déjeuner. Elle trempait alors des biscuits LU dans un bol de chocolat chaud.
La journée commençait alors avec un chocolat Banania avant de se terminer avec une tisane ou un café parfumé avec de la Chicorée Leroux...
Mais reprenons notre visite guidée en faisant le tour de la maison :
A deux pas d’ici, le cagibi de Papi où on découvre les pastilles contre la toux Valda, les pilules Carter, la Boldoflorine la bonne tisane pour le foie, la Mère Picon, la boisson tonique Byrrh, le vin Saint-Emillion, le Cordial-Medoc, le Dubonnet et la liqueur Cointreau qui recommandait : "Ne prenez jamais la route après un bon repas sans un petit verre de Cointreau".
La belle époque, en somme.
Une époque où l''enfance avançait avec son cartable sur le dos et où elle allait quémander des buvards dans les épiceries et les marchands de vêtement aux enseignes aujourd'hui démodées : Le Petit Bénéfice, Conchon Quinette, Primrose, pour ne citer que celles-là.
Son épicerie préférée était alors celle de la mère Bonnot.
C'était ici - à cet endroit très précis -, qu'elle se jetait toutes voiles dehors sur ses bonbons préférés : Les Mistral Gagnant, La pie qui chante, la Martiniquaise, le caramel à un centime, les fraises Tagada, Pierrot Gourmand, les Cachous Lajaunie, les Haribo Zan et les Coco Boer.
Inutile de préciser que ces bonbons, elle adorait les savourer à la terrasse d'un café en sirotant - à la paille ! - un Diabolo menthe.
Un souvenir : Pour le goûter, sa maman lui fourrait dans un quignon de pain une bille de chocolat Menier qu'elle dévorait au retour de l’école.
Puis dans la foulée, Mamie écoutait Radio Cité, Le Poste Parisien et Radio Luxembourg. Elle chantait alors - à tue-tête ! - Milord et Mon amant de Saint-Jean sans oublier les ritournelles de Tino Rossi Tchi-Tchi, Reginella.
Et Marinella.
A midi, c'était le Jeu des mille francs animé par Roger Lanzac.
A treize heures il y avait Les nouvelles. A dix-neuf et vingt heures, ce sont "Les nouvelles du soir" suivies de Quitte ou double. Quand on la mettait en marche, en tournant le gros bouton de gauche, une veilleuse d'un vert intense s'allumait sur la droite. Aussitôt éteint, le poste était alors recouvert d'un drap soyeux.
Plus tard, ce sera l'arrivée de la télévision à la maison avec La Séquence du spectateur.
Passons. Et revenons à notre maison.
Dans le garage de papi, des outils, des ampoules Varta ; quelques plaques émaillées, Aero, Motul, Igol et une pompe de Solexine.
Sur une étagère, on découvre des piles Wonder-ne-s’use-que-si-on-s’en-sert et des huiles de voiture Veedol dont la pin-up mettait en avant des seins de glace.
Sous une bâche, dans le fond, une Aronde 1300 de 1956 qu’il se jurait de restaurer un jour et que chaque jour grignotait la rouille.
Comme elle grignote les âmes de ceux qui ne réalisent pas leurs rêves.
Quand il me la montra la première fois, son coeur d’emballa (fit Boom / Quand notre coeur fait Boom / Tout avec lui dit Boom) et il fut heureux.
Il réparait alors un transistor pendant que j’examinais ses cassettes VHS bien rangées : moi aussi j’aime les films en noir et blanc, c’est comme une famille quand on en a plus, des petites retrouvailles chaque soir, Hôtel du Nord, Quai des Brumes, La Dolce Vita et Emmanuelle un film qui fit scandale à l’époque.
Oh ! lâcha-t-il en lâchant le marteau qu’il tenait dans les mains, ce n’est pas à moi, je, je, rendre, dois le rendre, un copain, au garage ; les mains couvertes de mousse, il tenta de s’emparer de la cassette malicieux, je l’en empêcha : on fut soudain comme deux enfants, joueurs innocents, un peu bête même ; rends-le moi ! Viens le chercher ! Viens, viens avant de rire aux éclats.
Retour au salon où sur la commode, on trouve ça et là des photos, des faux fruits, des faux cristaux et un roman-Photo. La jaquette d’une cassette. Une page de L’Illustration, Un article de L'écho de la mode, les Lisette, les Suzette, une épuisette. La Une d’un magazine pour filles.
Il voulait un jour avec Mamie encore, deux jours, huit jours. Comme dans la chanson de Piaf.
Un petit tour dans le jardin pour retrouver Mamie, le temps de s’asseoir sur un banc cinq minutes avec elle - et de regarder le temps tant qu’il y en a - et c’est parti pour les souvenirs amoureux. Morceaux choisis :
"La première fois que j'ai vu ton papi, c'était à deux pas d'ici. Je m’en souviens bien. Si j'en crois le fameux Almanach du facteur qui était dans les toilettes, c’était le Le vendredi 20 mars 1936.
Le jour du Printemps.
C’est en partant vers le pressing que je l’ai vu. Ses mains étaient noires. Comme celles de tous les corons. J’ai pensé à Tino dans un film avec des autos. Tino en plus beau...
Je me souviens qu'il réparait le vélo d’une petite fille qui pleurait. Il était fier. Le phare de son vélo s ‘est rallumé. Son sourire aussi, à la petite fille. Et ça m’a tuée.
Ce sourire d’elle.
A cet instant, il a dit des mots pour lui seul, des mots sortis comme des baisers d’entre les lèvres merveilleuses ; des lèvres comme celles de Rudolph Valentino.
A présent, c’était moi qui souriait. Comme la petite fille. Avec sa loupiote qui marche à nouveau. J'avais alors un refrain dans la tête. Un refrain qui danse encore dans ma mémoire."
Quand papi s'est prêté à son tour au jeu des confessions, il m'a avoué que la première chose qui l'avait bouleversé c'était le parfum de Mamie.
Un parfum ineffable.
Ais-je besoin d'écrire que Mamie portait ce jour-là le parfum Soir de Paris de Bourgeois avec un "J" comme "joie".
Comme quoi, on a beau dire, on a beau faire, mais ça ne vieillit jamais vraiment les beaux souvenirs.
Souvenirs de moments passés entre amis, de rires partagés, de premiers flirts et de premiers émois amoureux... On écoute Mamie religieusement :
"Je sais que pas grand monde ne croit au coup de foudre, c’est pourtant ce qui m’est arrivé la première fois que je l’ai vu. Et des milliers et des milliers d’années ne seraient suffirent pour dire la petite seconde d'éternité où on s'est embrassé un matin dans la lumière de l’hiver au parc du Candou à Carmaux."
C'est joliment dit.
Même si Mamie n'avoue pas - la pudeur, sans doute - qu'à ce moment-là son coeur se mit à battre plus fort qu'il n'avait jamais battu ; plus fort même que ce jour où il s'était emballé lorsque la petite fille avait ri parce que le phare de son vélo éclairait à nouveau le monde.
A la fin, pour clôturer le festin, ma Mamie m'a dit : "Tu sais, les feuilles mortes se ramassent à la pelle, les souvenirs et les regrets aussi. Mais avant de perdre la mémoire, avant de rejoindre les étoiles, je voulais te dire qu'on commet beaucoup d’erreurs dans sa vie, et on ne s’en rend compte que devenu vieux.
Mieux : on oublie souvent même nos plus beaux souvenirs.
Pire ! Je sais qu'un jour, je ne pourrai pas te dire adieu comme je l’aurais voulu. Mais de toutes les choses que j’ai apprises, celle dont je me suis toujours sentie la plus proche est que nous restons vivant tant que quelqu’un se souvient de nous.
Garde-moi une petite place, dans un coin de ta mémoire. Ne me laisse pas partir.
Ne me laisse pas partir..."
Puis, au bout de la nuit, elle a ajouté - dans un soupir - cette phrase émouvante que je ne fais que murmurer :
"Oh je voudrais, Oh je voudrais tant que tu te souviennes...