"Nous sommes ce que nous nous rappelons.
Ce que nous ne voulons pas oublier.
La mémoire est bien notre identité, notre histoire, elle donne un sens à notre existence, l'inscrit, la raconte, la transcende.
Les nouveaux travaux montrent aussi le rôle crucial de l'oubli, dans le choix des souvenirs qui nous permettent de construire notre avenir.
Mémoire et oubli... Comment fonctionne ce couple délicat ? Pourquoi un souvenir s'efface-t-il ? Qu'est-ce que ce mal du siècle - la maladie d'Alzheimer - qui tue un homme en le privant d'abord de sa conscience ? Ma Mamie a voulu en savoir plus et a interviewé pour nous Bernard Croisile, expert en la matière. Extraits :
Mamie : Ainsi d'après vous, un souvenir... n'existe pas vraiment !
Bernard Croisile : Eh non ! Enfin pas tel que vous l'imaginez. Ce n'est pas une reproduction figée. Le souvenir n'est pas un livre rangé dans une bibliothèque mais plutôt des feuilles éparses sur les étagères, un ouvrage que vous devez recomposer en rassemblant les pages, une à une. C'est une reconstruction. Et à chaque fois, votre souvenir est réappris... mais fragilisé.
Il vaut donc mieux parler, au pluriel de "souvenirs" ?
Chaque souvenir est un épisode de ma vie. Un évènement personnel, unique, avec un lieu, une date et riche d'émotions - bonne ambiance, retrouvailles avec des amis, nouvelles rencontres - donc un ensemble de souvenirs, très personnels.
Pour les retrouver, je dois faire un effort volontaire, un "voyage mental dans le passé". Se souvenir de hier c'est facile mais que faisiez-vous au milieu de l'été 93 ? Là, le travail de la mémoire épisodique devient important. Il faut situer la période de vie - les années 90 -, les évènements généraux - l'été 93 -, et le détail qu'on finit par retrouver. Résultat : en juillet 93, je faisais du canoë au Canada avec mon cousin et au détour de la rivière, nous avons failli emboutir la masse sombre d'un énorme élan qui traversait... Tout un processus.
A l'opposé, si je vois la photo d'un élan sur un écran de télé, tout me revient d'un bloc, l'image, l'odeur, le son, la sensation. ce surgissement, cette récupération rapide mais involontaire, c'est la "madeleine de Proust". il n'y a donc pas un souvenir figé, stocké tel quel, mais des éléments dispersés dans le cerveau.
Reconstituer un souvenir, une opération complexe, délicate, il peut-être fragilisé, déformé, réappris, il peut y avoir donc des faux souvenirs...
Bien sûr ! Une expérience célèbre d'Elizabeth Loftus, psychologue américaine, place des étudiants face à un ordinateur avec ordre de ne jamais toucher la touche "alt" sous peine de faire planter le système. Ils ne le font pas, mais l'ordinateur est prévu pour bugger. "Vous avez appuyé sur "alt" ! "heu... - je vous ai vu !" Et 30% des étudiants vont "se souvenir" d'avoir fait l'erreur, et même raconter comment ils l'ont commise...
Que sont devenus nos souvenirs éparpillés ?
Ils sont là mais dans plusieurs stocks différents.
Il y a les mémoires perceptives (la mémoire des formes), la mémoire procédurale, les gestes et les actions répétées : monter un escalier, la natation, le vélo... Celle-là est dite "non déclarative" : "J'ai appris, je ne dis pas que je sais, je fais." C'est une mémoire solide, très robuste - le vélo, ça ne s'oublie pas -, qui libère de l'espace mental. Une sorte de routine.
Et enfin la mémoire sémantique, celle des connaissances. Elle est dite "déclarative ou explicite" : "Je sais et je dis que je sais". C'est la mémoire du savoir, de l'écolier et du savant - "Je sais que Joséphine a été la première femme de Napoléon" -, une mémoire du monde, assez solide, décontextualisée et pauvre en émotions.
Sans oublier la mémoire épisodique, déclarative, celle des épisodes personnels, de nos souvenirs. Riche en émotions, fragile, autonoétique... J'ai conscience de moi.
Il faut aussi ajouter la mémoire autobiographique "Je m'appelle, j'ai tel âge, je suis né, ma mère habitait à...", ce grand CV, ces faits du monde sur moi existent. dans certaines maladies, les patients auront oubliés les épisodes de leur vie mais pas ce qu'ils sont.
Enfin, il y a aussi la mémoire à court terme, dite "mémoire du travail".
Comme dans le film "Memento" où le héros oublie tout mais a conservé sa mémoire à court terme ?
C'est le meilleur film sur la mémoire. Le héros ne dispose plus que d'une mémoire de travail, de quelques minutes. Quand il raisonne, il note vite ses conclusions sur des papiers, photographie les lieux, se fait tatouer le corps... Ce qui lui permettra d'agir une fois tout oublié. Et on s'aperçoit à la fin du film que ces aide-mémoire forment un corset qui l'oblige à reproduire indéfiniment sa quête, donc sa vie.
Parlons de l'oublie.
Il joue un rôle capital dans la mémoire. A quoi bon vous rappelez que le 12 février 2005, vous portiez une écharpe jaune ? Ou se souvenir de tous les repas de votre vie ? Ce genre de "traces" sans intérêt s'estompe rapidement.
Il y a cependant des gens qui n'oublient rien.
Les pauvres ! il y a des cas rarissimes de "mémoire absolue". L'oubli est une chance, il nous permet d'être efficace, de faire le ménage. la mémoire est notre identité. je me rappelle ce que je veux être, ce que je pense être, ce qui m'est confortable, la vision que j'ai de moi.
Des études ont montré qu'un dépressif se rappellera des histoires tristes à l'inverse d'un optimiste. J'essaie d'être en harmonie entre mes souvenirs et ce que je suis. C'est pour cela que la mémoire n'est pas fidèle. On s'en aperçoit en comparant les témoignages lors d'un procès, ou lors des divorces.
Un dernier mot...
Mes souvenirs sont à moi et c'est moi qui les construis.
Se souvenir, c'est oublier ?
C'est se rappeler ce qui m'intéresse... Sans craindre de flirter avec l'oubli.
N'oubliez pas : nous sommes ce que nous nous rappelons.
Rideau.