"Un roman de Robert Sabatier (pour les lecteurs)
Les odeurs de la rue : gros savon, eau de Javel, cuisines grasses, lessives bouillonnantes. Pourquoi ce calme ? Pas de cris, de disputes, de TSF bruyantes. Fini cette musique discordante : tintamarres du travail artisanal, bassines d'eau jetées à la volée dans les rigoles, bavardages des commères, piaillements des enfants fessés, scènes de ménage, accordéon des musiciens errants...
Au milieu, la Marie-Rose s'affirmant la mort parfumée des poux.
A côté de l'évier, la grosse bouteille de Javel La Croix, la boîte avec le slogan Persil blanchit par l'oxygène, un sachet de teinture Idéal-Boule, la poudre Vim, le Nab, la Saponite.
Et un mot :
- Il ne faut jamais mettre le pain à l'envers. Ca fait pleurer la Sainte Vierge.
Une récitation affleura à sa mémoire. C'était une poésie de Théophile Gauthier apprise en classe :
"Tandis qu'à leurs oeuvres perverses,
Les hommes courent, haletants,
Mars qui rit malgré les averses
Prépare en secret le printemps.
"Faut que ça brille ! Pas trop de cirage et beaucoup d'huile de coude... Allez plus vite, Jean de la Lune, dit Blanche, et elle ajouta un dicton : Long à manger, long à travailler.
Il nettoya jusqu'aux semelles et aux talons. Il sifflotait Les Gars de la marine...
La TSF marchait en permanence et Olivier reconnaissait les programmes, les voix étudiées des speakers : Toscane, Radiolo ou le célèbre Jean Roy de Radio-Toulouse avec son généreux accent. Parfois l'emploi d'un appareil ménager suscitait des parasites et on se bouchait les oreilles.
L'oncle Henri écoutait une fois par semaine "Les vieux succès français" où l'époque 1900 apportait ses mélodies, ses chansons à voix, ses comiques troupiers, ses valses-hésitation. On passait de Dalbret à Mercadier, de Polin à Mayol, d'Yvette Guilbert à Fragon.
Les romances tremblaient de sentiment et on pouvait imaginer les gestes poignants des chanteurs "Ah ! Paul Desmet...", disait l'oncle en écoutant Envoi de fleurs ou Fermons nos rideaux.
Cela devenait viril avec Le père la victoire, grave avec La chanson des peupliers, attendri avec Petits enfants prenez garde aux flots bleus, folklorique avec Fleur de blé noir ou Ma vieille maison grise, comique avec L'Ami Bidasse ou La Caissière du Grand Café.
De sa chambre, ce veinard de Marceau se mettaient à fredonner une antienne radiophonique de circonstance : "Dans son petit lit tout rose,
Bébé va s'endormir sans rancune
Car maman lui a donné sa dose
De bon vermifuge Lune !
Des phrases éparses dans ses livres résonnaient : Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira-t-à toi ! ou Par morbleu, ouvre donc, tavernier du diable ! Et des dialogues. A l'interrogation Où vas-tu Orsini ? Une voix altière répondait : A la tour de Nesle !
A ces jeux de toute enfance, Olivier mettait une passion singulière. Il imitait encore Laurel et Hardy, Charlot, prenait la voix rocailleuse de Fréhel ou de Damia, devenait le beau Tino en chantant : Catali, Catali ou Vieni, Vieni, Vieni......
L'oncle se leva pour régler le cinédyne-secteur qui diffusait une scie publicitaire : KLG, oui-oui-oui, KLG, non-non-non, KLG, c'est bien la meilleure ! Il tourna le bouton, cela fit piiiiouittt et on entendit : Marie, tes foie gras, Marie, tes fois gras, Tes foies gras, Marie, sont splendides. Il ferma cette TSF bavarde et dit à l'intention de la tante Victoria qui lisait un numéro de L'Illustration plein de généraux et de gens du monde :
- C'est assommant à la fin. Cette publicité, on se demande jusqu'où elle ira.
Dans l'antichambre, Jami marchait au pas cadencé en chantant à tue-tête Dansons la Capucine.
A l'office, Blanche prenait un bain de pieds dans une bassine, ajoutant de temps en temps une poignée de Saltrates Rodell.
Sur un carton, le gros père Lustucru des pâtes alimentaires avançait un ventre en forme d'oeuf quadrillé. Dans la cour, on entendait un peintre qui chantait :
Le pharmacien l'a dit à la bouchère
Et la bouchère l'a dit au cantonnier,
Le cantonnier l'a dit à Monsieur le maire...
Olivier rangea ses chaussures et dit :
- Il chante faux et c'est bête !
Les cocktails à la mode ? Alexandra, Rose ou Side-Car.
Le kiosque à musique répondait par des flots-flons. Assis sur un banc, il lisait et pensait aux courses folles de la rue Labat, aux gendarmes et aux voleurs, aux cow-boys et aux Indiens, au Bol d'Or de la marche.
Parfois une nounou offrait un sein rose et blanc à un bébé et des messieurs détournaient pudiquement le regard.
A l'entrée des buttes, le marchand de glaces, penché sur son triporteur préparait des merveilles colorées, emprisonnant entre deux gouffres de la pistache, de la fraise, du café, de la noisette ou du chocolat. Le kiosque de marchand de jouets proposait un étalage de cerceaux à musique, de cordes à sauter, de ballons en baudruche, de balles-mousses, de poupées, de cerfs-volants, de sceaux à sable, des tambourins, des girouettes en mica au bout d'un bâtonnet.
Il revit des galopades dans les rues, la fête foraine avec ses copains, les parties de billes, les farces, les virées avec Bougras, les discussions. Qui pouvait comprendre ?
Jami, un livre de lecture à la main, ânonnait : Le... pe... mit... chat... a ... bu ... tout ... le ... lait.
Olivier fredonna la chanson de Milton : J'ai ma combine...
Au ciné, de jeudi à jeudi, les films se succédèrent : il y eut les rencontres avec Frankenstein et Fantômes, avec Tarzan et avec Topaze. Marguerite préférait La Folle Nuit, Le Lieutenant souriant ou Princesse à vos ordres, Olivier s'émerveillait avec Les Seigneurs de la jungle ou Baudu sauvé des eaux. ou A Nous la liberté.
Tout était intéressant : les dessins animés avec Mickey, les documentaires sur la nature et même les actualités annoncées par un coq s'égosillant.
Un jour Olivier chantait et il se souvenait que Ce n'est pas le chant d'un marin... était le film vu la veille. Une autre fois, il entonna :
"T'en fais pas, Bouboule.
Te casse pas la boule,
N'attrape pas d'ampoules.
Une réplique apprise :
Do ré mi fa sol la si do
Gratt'moi la puce que j'ai dans l'dos.
Une chanson de ducasse fut alors fredonné :
Allons veux-tu venir compère
A la Ducasse de Douai ?
Elle est jolie et si tant gaie
Que de Valenciennes à Tournai,
De Lille, d'Orchis et d'Arras,
Les plus pressés viennent à grands pas.
Dans le souvenir d'Olivier, un curieux petit instrument devait rythmer ces heures mémorables. L'arrivée du yo-yo.
Par la magie de ce disque évidé qui montait et descendait le long d'un cordonnet, tout Paris devenait une fête enfantine et l'on chantait :
Elle jouait du yo-yo
La petite Yéyette...
- Mayol, le vieux Mayol en représentation !
Mayol chanta :
"Cousine, cousine,
Tu es fraîche comme une praline.
Cousine, cousine,
Embrasse ton cousin germain.
Ce fut un triomphe. Heureux, il retrouvait son souffle d'antan. Des spectateurs revivaient leur jeunesse et parfois des yeux se mouillaient. Il chanta ensuite des chansons grivoises : Les petites boniches et Ma doué, mon pé, mais les admirateurs réclamèrent Les Mains de femme et il fut bissé. Il quitta la scène sous les ovations et on annonça l'entracte.
Esther Lekain, Perchicot, Cora Madou, Dréan, Dalbret, Choof, Sergius, Georgel et les bons jeunes Fred Goin, Guy Berry, Max Tremor...
C'était le temps de Cécile Sorel qu'on appelait Célimène, Pierre Bertin, Marie Bell, Henri Rollan, Marguerite deval, Moreno, Dussane, Yvonne Printemps...
En sortant du café, il fredonna :
En amour il n'est pas de grade,
L'important c'est d'avoir vingt ans !
Puis pour se donner du courage, il chanta Pour être fort, faut faire du sport.
Sans oublier une version écolière de la Marseillaise :
"Allons enfants de la marmi-ite
La soupe aux choux est écumée !"
Plus tard, il chanta :
"Un petit peu d'papier collant
Pour qu'a tienne, pour que ça tienne,
Un petit peu de papier collant
Pour qu'a tienne en attendant !
Un porto-flop maison et le tour est joué. On allume e bouton de la TSF pour se caler sur RadioL.-L où on donnait hospitalité au jazz.
Des phrases ça et là... Avec de bons restes on fait de bons repas ou bien un repas que les boches n'auront pas.
Tous les Auvergnats
Y z'ont la barbe fine,
Tous les Auvergnats
Y z'ont du poil aux bras.
Ou :
Halte-là, qui vive ?
C'est Saponaire la bonne lessive, ha, ha !
Halte-là, qui vive ?
C'est saponaire que v'là !
Et :
Elle finit au bout de la terre,
Notre Cane... Cane... Canetière !
Et...
Les vieux pyjamas
C'est pour mon papa.
Les dessous troublants
C'est pour ma Maman.
Et ...
Au petit bois, petit bois charmant
Quand on y va on est à l'aise...
Au petit bois, petit bois charmant
Quand on y va on est content.
Et :
C'est un vieux moulin Parmi les champs de lin
Qui jase au trémolo
De l'eau.
Le livret de classe ? Un 3 en Conduite, un 4 en Arithmétique, un 0 souligné de rouge pour la gymnastique, un 2 en instruction morale et civique, un 4 en solfège. Seuls un 8 en rédaction et un 7 en Histoire et Géographie sauvèrent du désastre.
La fin ? Des gens qui se suicidaient après avoir entendu la chanson fatidique Sombre Dimanche. Il sortit une boite de Valda, pensa à Bougras et les souvenirs de la Rue remontèrent à la surface.
Aujourd'hui, lecture libre !
Des illustrés avaient aussitôt jailli des cartables et des gibecières : Les Belles Images, Cri-Cri, L'Epatant, Le Petit Illustré, et des albums : Charlot, Les Pieds-Nickelés, Bibi Fricotain, Zig et Puce, Bicot président de club.La suite prochainement.
La fin ? Boulevard de Strasbourg, l'oncle Henri entra dans une confiserie et acheta trois sucettes à la menthe, une pour chacun de ses enfants.