"Victor Hugo et Juliette Drouet.
Juliette fait une toute petite intervention dans la pièce. Une phrase, pas plus. Pourtant, malgré l’exiguïté de son rôle, elle a été remarquée. Par la critique, par le public et par Hugo.
Il est sous le charme.
Le lendemain soir, ce n’est pas vers la loge de l’actrice principale qu’il se dirige, mais vers celle de Juliette.
Sur ce qui s’est passé ensuite, ma Mamie ne sait rien. Elle est sûre en revanche qu’il y est revenu le soir suivant, et les autres soirs.
Sûre que, maintenant, il vit dans l’attente de l’heure où il la retrouvera. Juliette ressent avec une ivresse mêlée d’étonnement cette étrange patience d’un homme amoureux : car elle ne doute pas un instant qu’il le soit.
Plus tard, il lui écrira : "Tu sais qu’il y a un mot infini, je te le dis aujourd’hui comme je te l’ai dit pour la première fois le 16 février 1833 : je t’aime."
On commence à y voir plus clair.
Mais les actes ne suivent pas toujours les mots. Etonnement, déception de Juliette. Les hommes qu’elle a connus jusque-là se sont tous montrés beaucoup plus entreprenants !
Cette timidité est-elle chez Victor l’effet de l’inexpérience ? La question est sur la table mais plus probablement elle représente son ultime hésitation devant l’inconnu.
Juliette, femme experte, sent qu’il lui appartient de lever les derniers scrupules de Victor. Cette nuit-même, elle lui écrit une lettre qu’il recevra le lendemain chez lui et qui annonce la couleur : "Merci mon bien aimé Victor, de tout le bonheur que tu me donnes. Merci à ta croyance en l’avenir. Il y a déjà entre nos âmes une alliance sainte qui ne peut pas être rompue. Demain nous sentirons nos deux âmes se toucher sur nos lèvres."
Direct. Très direct.
Or, trois jours vont s’écouler sans qu’il ne se passe rien ! Elle ne comprend pas, elle ne comprend plus.
Elle sait que Victor doit venir la chercher pour l’amener au bal elle passe à la vitesse supérieure :
"Viens me chercher, ce soir, je t’aimerai jusque-là pour prendre patience - et ce soir - oh ! ce soir, ce sera tout ! Je me donnerai à toi toute entière. J."
Difficile d’être plus clair.
Il est venu. Ils sont là tous les deux, dans le salon. En fait, ni elle, ni lui n’ont envie d’aller à ce foutu bal. Qui a prononcé la phrase qui allait déterminer tout leur avenir : et si nous n’y allons pas ? Elle, sans doute. Elle l’a entraîné dans sa chambre :
"Ce soir, ce sera tout."
Ce fut tout.
Huit ans plus tard il lui écrira :
"T’en souviens-tu ma bien aimée ? Notre première nuit, c’était une nuit de carnaval, la nuit du Mardi gras de 1833. Rien pas même la mort, j’en suis sûr, n’effacera en moi ce souvenir.
"Toutes les heures de cette nuit traversent ma pensée en ce moment, l’une après l’autre, comme des étoiles qui passeraient devant l’oeil de mon âme. N’oublie jamais, mon ange, cette heure mystérieuse qui a changé ta vie. Cette nuit-là, tu as laissé au-dehors, loin de toi, le tumulte, le bruit, les faux éblouissements, la foule, pour entrer dans le mystère, dans la solitude et dans l’amour."
Emerveillement de la découverte d’un corps et d’une âme. Ivresse, exaltation. Hugo en rajoute une couche, on le lit religieusement :
"Le 26 février 1802, je suis né à la vie, le 17 février 1833, je suis né au bonheur dans tes bras. La première date, ce n’est que la vie, la seconde c’est l’amour. Aimer, c’est plus que vivre".
Une dernière pour la route : "Je n’oublierai jamais cette matinée où je sortis de chez toi, le coeur ébloui. Le jour naissait. Il pleuvait à verse. De grands cris inondaient le boulevard du temple. ils étaient ivres, et moi aussi, eux de vin, moi d’amour. A travers leurs hurlements, j’entendais un chant que j’avais dans le coeur. Je te voyais, toi, douce ombre rayonnante dans la nuit, tes yeux, ton front, ta beauté, et ton sourire aussi enivrant que tes baisers. O matinée glaciale et pluvieuse dans le ciel, radieuse et ardente dans mon âme !"
De cette nuit, elle et lui sont sortis éblouis.
Dans les bras de la femme aimée, il a connu des plaisirs jusque-là ignorés. Il s’est étonné de ses propres dons restés - si longtemps - assoupis au creux du lit conjugal.
Cinquante années d’amour viennent de commencer. Cinquante années !
L’homme qui, à l’aube regagne l’appartement endormi de la place Royale sait-il vraiment où il va ? Et elle qui, au fond d’un lit redevenu solitaire, garde dans le coeur et sur le corps la trace de tant de baisers brûlants ?
En effet, comment douter qu’il y ait là de l’amour et du meilleur ?
Rien ne manque à cette liaison qui s’engage, pas même la jalousie.
Et celle-ci vient, non de Victor, mais de Juliette. Il lui a dit vouloir se rendre à un bal - encore un - sans elle. Elle n’en accepte même pas l’idée qui la rend folle. D’où un véritable ultimatum : "Si vous ne me répondez, d’ici à minuit, je comprendrai que vous tenez peu à moi... et que tout est fini... et à tout jamais."
On se réconcilie : comment pourrait-il en être autrement ?
C’est au tour de Hugo d’être jaloux, il demande des comptes. Réponse de Juliette : "Dieu m’est témoin que je ne t’ai pas trompé dans notre amour une seule fois depuis quatre mois..."
Je ne sais pas vous cher lecteur mais moi je trouve qu’il y a trois mots de trop : "dans notre amour".
Juliette établit une différence très nette entre le don de son corps sans plaisir et l’offrande totale : très exactement la distinction que font les courtisanes. Victor, lui, la veut toute à lui. A lui seul. A Juliette, il demande tout et n’offre rien - que son amour.
Cet étrange marché, parce qu’elle l’aime d’un amour plus fort que la raison, Juliette va l’accepter.
Alors la question que tout le monde se pose, Juliette a-t-elle cru un moment que Hugo quitterait tout, et d’abord Adèle, pour elle ?
Ma Mamie l’ignore.
En tout cas, elle est formelle quand elle avance qu’à aucun moment - elle dit bien : à aucun moment - l’idée n'est venue à Hugo de vivre avec Juliette.
Dans les bras de Juliette, il retrouve quelque chose de capital qui n’est rien de moins que son identité. De nouveau, il peut croire en un avenir. Et puis, il ne faut pas oublier toutes ces scènes épuisantes.
C’est qu’elle n’est pas facile à vivre, Juliette !
Malgré ces tempêtes, Hugo ne brisera rien. Jamais.
Perdre Juliette ! Cette seule idée lui fait monter aux lèvres un goût de cendre et de mort.
Mieux : même au plus fort de son amour pour Juliette, il ne cessera jamais d’aimer Adèle. Il l’aime différemment, voilà tout.
Mais il a besoin de sa douce présence dans la maison, de cette connivence qui fait une famille, d’habitudes devenues une autre nature. Il aime Juliette, mais il a parfaitement conscience qu’une séparation d’avec Adèle lui serait un intolérable arrachement.
Donc il n’y pensera pas.
Leurs rencontres - et leurs étreintes - ont lieu dans la rue de l’Echiquier.
Chez elle. C’est là qu’éclatent des scènes de plus en plus violentes.
Elle a du caractère Juliette !
Un jour qu’Hugo a vraiment dépassé les bornes, elle a couru, après son départ, à la coiffeuse où elle enfermait les lettres de son amant et les a déchirées en mille morceaux. Après quoi, elle les a brûlées. L’apprenant, Hugo est au désespoir : ces pages, il estimait qu’elles contenaient le meilleur de sa prose.
Quelle perte pour la postérité !
Même en amour, l’écrivain se garde d’oublier son oeuvre.
On se dispute. On se réconcilie sur l’oreiller. Humiliée, elle s’en veut d’avoir cédé : "Je vous demande pardon d’avoir consenti à vous appartenir, après ce qui s’était passé entre nous". Elle l’injurie, pleure, sanglote, puis se jette dans ses bras. Ce qu’ils sont, au cours de tous ces premiers mois : de merveilleux amants, mais des amants terribles.
Au tumulte succède des moments de bonheur absolu.
Ce qui les lie encore, c’est que le sentencieux Victor s’est, tout à coup, et sans que rien n’annonce ce changement, senti redevenir un adolescent. En un instant, il perd ses airs graves pour retrouver la gaieté d’une enfant. Et bien sûr, cela s’achève au lit. Ce qui n’empêchera pas le lendemain une nouvelle scène et, tout à coup, la furieuse et solennelle promesse de ne plus se revoir.
Jamais.
Victor à Juliette : "Croire, espérer, jouir, vivre, rêver, sentir, aspirer, sourire, soupirer, vouloir, pouvoir, tous ces mots-là tiennent dans un seul mot : aimer. De même ma Juliette, tous les rayons du ciel, ceux qui viennent du soleil, ceux qui viennent des étoiles sont mêlés dans un regard de toi !"
Quelques jours plus tard, il oublie de venir à un rendez-vous et derechef Juliette crie sa colère et son chagrin :
"Il est bien évident que vous ne m’aimez plus. Adieu, pensez à moi sans amertume."
Il accourt, il l’étreint, elle oublie.
Le problème c’est qu’Hugo ne se montre pas aussi empressé au lit qu’elle le souhaiterait. Elle qui n’a jamais boudé les plaisirs du corps, proteste alors : "Je vous désire. Si vous aviez l’esprit d’en profiter, mais vous êtes plus bête qu’un bonhomme en pain d’épice et vous n’êtes pas même bon à être mis en loterie".
Le 13 juillet 1835, elle protestera contre "la loi de chasteté que vous observé si rigoureusement avec moi". Et encore : "Je vous assure, plaisanterie à part, mon cher petit Toto que nous nous conduisons d’une manière tout à fait ridicule. Il est temps de faire cesser le scandale de deux amoureux vivants dans la plus atroce chasteté." Elle le poursuit de façon aussi drôle que charmante :
"Mon cher petit Totot, vraiment tu devrais venir, ne fût-ce que pour voir l’effet que cela me ferait."
En revanche, quand elle le retrouve, c’est l’ivresse dont elle ne songe jamais à limiter l’expression :
"Je trouve que six heures passées dans les bras l’un de l’autre valent plus d’un siècle en omnibus. C’est mon opinion, et toi ?"
Et lui n'en pense pas moins...
Collection Mamie raconte Hugo : Victor et Léonie ; Victor et Juliette ; Victor et Adèle se marient ; Victor et Adèle ; Les châtiments de Mamie ; L'éveil du petit Hugo