"Avec le soleil pour témoin.
Je continuais mes tournées. Théodore supportait mal mes tournées. La cuisinière me dit qu’il était triste et mangeait seul avec ennui.
- Un gigot entier, à midi ?
- Oui, madame.
- Une dinde, pour dîner ?
- Oui, madame, il n’en restait que la carcasse !
Mon Théodore grignotait, grignotait jusqu’aux os !
Sollicité, admiré, écouté, il évoluait dans les milieux les plus éclectiques. Aussi à l’aise à la gauche de la reine de Roumanie qu’à droite de la poissonnière ! Il attachait autant d’importance à l’opinion de Malraux qu’à celle de Ricquet, son charcutier. Il déjeunait, une fois par semaine, au Ritz, avec Georges Mandel. Il s’arrêtait tous les jours pour prendre la "température" politique de son pharmacien.
En nage, il remontait ses quatre étages :
- Avec qui parlais-tu ?
- Avec la caissière de chez Maxim’s. j’ai voulu lui faire comprendre qui est Hitler...
Les ministres, un jour premier, le lendemain second (ils tombaient tout le temps) le rendaient fou !
- Que cela soit Daladier, Blum ou Flandin, ils ne sentent pas le danger ! me disait-il horrifié.
Herriot le rassurait plus.
Théodore, fatigué, las, décida de consulter le professeur Jean Delaye. l’entretien dura plus de trois heures. Je guettais son retour, angoissée.
- Que t’a-t-il dit ?
- Je lui ai conseillé...
Incorrigible Théodore !
La délicatesse de Théodore, envers moi, le respect intellectuel que nous avions l’un pour l’autre étaient infinis. La réussite, le succès étaient partagés, l’échec de l’un ressenti douloureusement par les deux. L’un sut toujours apaiser le chagrin de l’autre.
Ce jeu ne dura que quarante ans.
Quand il me prenait dans ses bras, je tremblais comme peuplier sous le vent.
Quand il m'énervait, je lui lançais :
- Sortez Théodore, vous êtes encore plus bête que Léon Blum !
Un jour que je lui posait une question idiote, sa bouche ferma la mienne... Il m'a cloué le bec !
Une fois, sentir mes os craquer dans mes bras m'apaisa... De toute façon, si ce jour-là, il ne m'avait pas serré dans ses bras, je l'aurai battu !
Si je ne l'ai pas étranglé, c'est que je ne suis pas de nature criminelle !
Théodore aimait les chansons, les opérettes.
Il vous fredonnait son Offenbach par coeur ; le Roi barbu qui s’avance, la lettre deMétella, l’air du Colonel de la grande Duchesse de Géroldstein et, avec la même aisance, il enchaînait sur Phi-Phi : C’est une gamine charmante... ou n’importe quelle chanson du répertoire de Maurice Chevalier (Elle avait de tout petits petons, Valentine), de Mistinguett (Mon homme) ou de Dranem, sur lequel il était incollable ! Il alla jusqu’à me chanter, sans en omettre un mot :
"Est-ce que je te demande
Si ta grand-mère fait du vélo ?
Si ta petite soeur est grande
Si ton petit frère à un stylo ?
Intarissable mon Théodore ! Mais Dieu qu’il chantait mal ! Dans la vie faut pas s’en faire sur l’air de la Marseillaise... C’était dur !
Assez d’eau (d’Evian) ! dis-je. pas un jour de plus sans bigorneau !
- Tu ne te sens pas bien ?
- Non, j’ai besoin d’Iode !
Surpris, mais sans hésiter, Théodore m’emmena aussitôt à Dieppe ! Ses valises pleines de livres, de cahiers, ne le quittaient jamais.
Ses yeux, de plus en plus souvent, s’obscurcissaient :
- Viens m’embrasser !
Il me serrait à me casser...
Quelle guerre ? Quelle paix ?
Contrairement au magnétophone qui permet le retour en arrière en appuyant sur une petite cellule qui vous retrouve en un temps record la chronologie des évènements vécus, mon ordinateur dut se détraquer à partir de 37. Chaotique ma mémoire ? Alors, cela n’avait pas d’importance pour moi, j’avais celle de Théodore... Jusqu’au coma, il me dit :
- N’oublie pas, ma chérie...
De son cerveau, il pouvait extraire l’encyclopédie mais le distraire était de plus en plus difficile.
Il y avait, heureusement, André Malraux. Leurs conversations étaient inépuisables. Je le voyais souvent, seul ou avec sa compagne Josette. Il était gentil avec moi. J’allais me faire plaindre et lui raconter mes désaccords conjugaux !
- Ce Théodore n’est plus supportable, je divorce !
- Bien sûr, mais réfléchissez tout de même : vous en prendrez un autre, qui aura d’autres défauts, et pas ses qualités !
Merci Malraux.
Laisser Théodore pour aller chanter à Bruxelles ne serait-ce que huit jours m’ennuyait. J’organisais, avant mon départ, une discrète surveillance.
Lundi : Marcelle apportera son jambon.
Mardi : Emmanuel Arago le fera dîner chez Marie-Louise, il y retrouvera Daladier.
Mercredi : May de Brissac, solide, sûre, sans faille, veillera au grain.
Et ce jusqu’à la fin de la semaine.
Théodore s’arrangea, néanmoins, pour attraper une bronchite et se tordre deux doigts !
A mon retour, il était surexcité. 2 août 39 : anniversaire de mon lion.
La suite ? La guerre et l’incompréhension de Théodore pour ceux qui soutiennent l’Allemagne contre la Russie. Il retrouva Drieu la Rochelle pour qui il avait de la tendresse depuis leur jeunesse. Là, le ton monta, puis s’arrêta sec. Immobilité totale. Théodore ma lâcha si brusquement, que mon petit doigt craqua. J’en titubai. Théodore, le visage crispé, avait changé de couleur. Ses lèvres, maintenant, tremblaient. L’autre était vert, les points fermés.
Théodore pivota sur ses talons, Drieu de même. Dos à dos, os à os, leurs omoplates se frôlèrent. Un temps, interminable, comme s’ils comptaient leurs pas, lentement, chacun s’éloigna de l’autre.
J’eus peur.
Allaient-ils se battre ? Serais-je témoin d'un duel ? Sans épée sans pistolet...
Feu !
La monstrueuse hitlérophilie de Drieu La Rochelle venait de tuer leur amitié.
Que j’étais contente d’être auprès de Théodore à cet instant. Il avait froid, était vidé de son sang. Je le réchauffai, l’embrassai, le berçai comme un enfant.
- Tu ne peux pas savoir le bien que tu me fais.
Combien de fois m’a-t-il dit et redit ces onze mots, les derniers qu’il put encore prononcer, à mon oreille, avant sa mort.
Après je n’eus plus qu’un sourire. combien de fois avons-nous eu peur de nous disperser ? Combien y-a-t-il de feuilles sur un pommier ?
Et les années passèrent.
Il fallut agrandir la bibliothèque. Des piles de livres arrivaient, en vrac : Upanishads, l’Abhidhar Makosa de Vasu Bandhu, d’innombrables volumes concernant la pensée Zen, Bouddha "Le" d’Oldenberg.
Théodore était pris, de plus en plus captivé. Des Zuruki, en veux-tu en voilà, jonchaient le tapis, pour gagner mon lit je devais les enjamber. Théodore, devant la photo d’un yogi en posture de lotus,a ccroupi, réfléchissait... Il était inutile d’essayer d’entrer dans sa tête tant que celle-ci ne serait pas suffisamment nourrie, calmée et apaisée par sa nouvelle passion.
Pauvre adorable Théodore ! Obligé ensuite de me chanter Une demoiselle sur une balançoire avant Yves Montand !
Sa vengeance était terrible. Il instaurait aussitôt un vent de folie dans la maison. trouver immédiatement, coûte que coûte, le Zohar... Au moins douze volumes introuvables. les libraires étaient mis en alerte, sur les dents, avec mission de chercher à travers l’Europe les documents qui lui étaient indispensables. Talmud, cabale occupaient entièrement ses pensées. On trouva le Zohar et deux cabalistes. Durant des semaines, des mois, il n’était pas question d’attaquer, avec lui, un autre sujet de réflexion.
Plus tard, malade, Théodore détestait, appréhendait les déplacements :
- Je ne veux pas être trimbalé !
Clandestinement, sans qu’il s’en aperçoive, j’organisai les voyages. Billets, passeports, valises, taxi à la porte en position de départ !
Devant le fait accompli, il avait beau crier : "Ma femme est folle, ma femme est folle !", moi je savais qu’il était content.
P-B (pense-bête) : emporter pastilles antivertige, à défaut flasque de whisky.
Un souvenir : Malraux m’avait proposé une course à bicyclette entre Argentat et Saint-Chamand (6 km). Il s’était trop vanté de son savoir-grimper-les-côtes.
Je l’ai gagnée, haut le pied, avec une avance de sept minutes !
Mauvais joueur, il accusa son vélo.
Théodore aimait Guitry. Il aimait aussi Malraux. Entre eux, c’était étonnant, chacun lisait dans la pensée de l’autre. J’ai eu la chance, cette chance unique d’assister à leurs sempiternelles discussions.
Elles pouvaient durer huit heures d’affilée. Moi, j’étais fascinée !
Assise sur un tabouret, comme l’arbitre d’un championnat de ping-pong, je comptais les balles de mots qui fusaient et passaient, héla, bien au-dessus de ma petite tête. Chaque jour au filet, d’un revers, d’un smash, la raquette entre les dents renvoyait, en la faisant rebondir, le verbe.
Mon cou oscillait de l’un à l’autre : j’en avais le tournis ! Céder ma place ? Quel pouvoir, quel or y serait parvenu ? Mes êtres d’exception parlaient debout, marchant de long en large, se frôlant, sans jamais se cogner.
Un souvenir tendre : Je m’étais carrément métamorphosée en autocollant, plaqué sur lui. J’avais peur. Je criais. Les rongeurs souris et les rats envahirent la maison. J’en était arrivé à fermer le salon à double tour, les rongeurs s’y promenant sur les tapisseries. Seule la tendresse de mon mari calmait ces crises de frayeur.
La tête enfouie sous sa veste j’écoutais, en hoquetant, les mots apaisants qu’il savait murmurer à mon oreille.
Théodore comme un poisson dans l’eau, nageait toutes nageoires dehors. Il descendait gaillardement puis, sans peur, mon champion remontait à la brasse la rue Montpensier. Epuisé, tiraillé par la faim, un dernier sprint le menait droit rue du Beaujolais dans sa cantine préférée. Là, avec dents ou sans dents. Pour me faire plaisir il portait quelquefois sa prothèse mais c’était infernal.
Dès que j’avais le dos tourné, il s’en débarrassait n’importe où, chez n’importe qui ! Les gens, gênés, me rapportaient "un petit paquet que monsieur Emmanuel Berl a oublié", sur une banquette de voiture, dans un restaurant, dans un magasin.
Cela n’avait d’ailleurs diminué en rien sa séduction, son élégance. Il n’avait qu’à parler et filles, femmes, lesbiennes, homosexuels ou autres l’écoutaient, épanouis.
Son seul luxe : son papier pour écrire. trop rêche, trop dur, trop lisse, trop blanc. Même chose pour les crayons. On finissait par aller les chercher en Suisse !
Distrait ? Théodore l’était. Les pastilles pour calmer ou exciter, il en avalait à toute heure. Une nuit, je fus réveillée par une sonnerie intempestive. C’était à la porte d’entrée. Apeurée je cherche Théodore. Il n’était plus à mes côtés. Je hurlai :
- Qui est là ?
- Moi, dit sa voix.
J’ouvre, ahurie par le spectacle surréaliste : Théodore debout, endormi, tout nu sur le palier, une cuisse de poulet froid à la bouche, sans me voir, se recouchait !
Son oncle était si original que lui. N’avait-il pas fait ajouter sur son contrat de mariage une clause stipulant qu’en aucun cas, d’aucune façon, sous aucun prétexte, sa future épouse ne devrait "lui faire la gueule" si, par un hasard malencontreux, elle l’apercevait, où le surprenait, sortant d’un bordel. Après une légère hésitation la pauvre femme apposa sa signature sur cet étrange document.
Pourquoi Théodore éprouva-t-il le besoin de me raconter cette anecdote ? Si j’étais capable de réfléchir, j’y penserais.
Théodore ne croyait pas au hasard. Il m’expliquait, avec preuves à l’appui, que l’on rencontre les gens que l’on veut, que l’on doit rencontrer. Comme un aimant, son intelligence attirait, pour les disséquer, les "cerveaux" avec lesquels il avait besoin de discuter de ses préoccupations du moment.
Dans notre lit, on était nombreux : Tolstoï, sa guerre et sa paix, sur l’oreiller, Ghandi dans mes beaux draps, Mao sous l’édredon, un milliard de chinois. Et moi, et moi ?
La suite ? C’est Sacha Guitry qui m’a mise sur les rails du conservatoire de la chanson. Perplexe, incrédule, je pensais à une plaisanterie. Il est fou ! Il rêve ! Délire ! Un conservatoire de la chanson ? Et puis quoi encore ! Rien que d’y penser, j’eus froid dans le dos. Assez !
Le troisième jour, une bande décidée de "lutins" avait pris l’affaire en main : "Il sera petit..."
Théodore ne me disait rien. Lequel de nous deux influençait l’autre ? Je ne sais pas. Le choix de mes décisions professionnelles m’incombait entièrement. On n’en parlait pas avant. Pas plus que de ses préoccupations intellectuelles et littéraires. IL avait comme dans la comptine :
"Malraux est en haut qui fait des gâteaux
Cocteau est en bas qui fait du chocolat
Quel livre avait-il en tête ? Pensait-il à Voltaire, Proust ou Pascal Jardin ?
- Au revoir, Théodore.
Et c’était toujours :
- Viens m’embrasser.
Et tout bas, plaintif, pour m’embêter :
- Tu vas me laisser seul, sans rien manger, mourir de faim...
J’en avais des crampes ! Ce coup-là, il me l’a fait pendant quarante ans. Et j’ai toujours marché. Le monstre !
Un jour alors qu’il était cloué au lit, j’ai branché une télévision dans sa chambre.
Sceptique, courtois :
- Mets-la sur ton piano.
Je n’en fis rien. L’intruse le surprit, l’intrigua, l'intéressa. Thédore la regardait, l’étudiait, suivait ses programmes. Bon public, je le retrouvais sanglotant, seul, dans son lit ! Qui l’avait fait souffrir ? Irène Dunne dans Brève rencontre ! Hilare ? Qui l’avait fait rire ? Fernand Raynaud !
Stupéfiant Théodore.
Je me souviens que parfois on avait besoin de prendre le large. Une fois, j’avais, beaucoup, besoin des bras de Théodore. Nous avions l’un et l’autre, envie d’une bonne dose de phosphore.
On choisit Dieppe : Théodore pour les soles, moi pour les bigorneaux.
Quand il me disait au téléphone : "Rentre vite !", je ne respirais plus.
Lui attaquait à la maison les Foucault, Barthes, Furet... Des noms nouveaux à mon oreille.
Quel radar, quelle NASA, quel Dieu guidait, enrichissait son esprit ? Où prenait-il le temps de tout lire, de tant écrire, de voir Julien Cain, Mendès France, Jonas Salk, François Jacob, Jean Rostand.
Politique, biologie, génétique, présent, passé, avenir, tout était passion.
Il fut ensuite ami avec Georges Simenon. Ils s’écrivaient, se parlaient, et moi j’enjambais la collection complète des Maigret, Tolstoy, la Bible... toujours à portée de main.
Avec mon équipe, nous faisons escale à Vienne, je dis à mon Théodore : "Je te rappellerai !"
Mais, il n’y eut pas de Vienne.
"Attachez vos ceintures, nous avons survolé les Carpates. A votre gauche, Prague... Tout le monde descend !"
Vite, un téléphone !
- Allô ! Théodore ? Je suis en Tchécoslovaquie.
Furieux, Théodore !
- Qu’est-ce que tu fous là-bas ? Rentre immédiatement !
Trois mois plus tard, je me remariai... à la demande du nouveau maire qui découvrait que Théodore et moi avions convolé dans sa mairie trente ans auparavant. Il voulut recommencer.
- Théodore, veux-tu reconvoler avec moi ?
- Tout de suite.
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