"28 juin 1914,
Un soleil éclatant, une foule pressée, avide, qui se bouscule pour mieux apercevoir la longue voiture découverte de l'archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif de l'empire austro-hongrois. Soudain des coups de feu jaillissent de cette foule. L'archiduc, dans sa belle automobile, s'effondre. Assassiné.
L'acte d'un fou ?
Sur l'instant, le 28 juin 1914, on a pu le croire. Or les coups de feu de Sarajevo vont se trouver à l'origine de l'une des plus effroyables tragédies de tous les temps. C'est de la première guerre mondiale que notre destin est issu. Sans elle et les conditions qu'elle a créées, l'Histoire n'aurait pas changé de visage. Hitler et Staline n'auraient jamais conquis le pouvoir.
Tout cela parce qu'un patriote bosniaque a tiré sur un archiduc.
En 1914 régnait sur l'Autriche-Hongrie un empereur de 84 ans, François-Joseph. Ce long, trop long règne, avait été semé de drames familiaux dont l'accumulation ne peut, aujourd'hui encore, que nous troubler.
Son frère Maximilien avait été fusillé au Mexique. A l'annonce de sa mort, Charlotte, sa femme, avait perdu la raison.
Le fils unique de l'empereur, Rodolphe, s'était donné la mort à Mayerling. La belle-soeur de François-Joseph, duchesse d'Alençon, avait été brûlée vive dans l'incendie du Bazar de la Charité. Son épouse, Elisabeth - Sissi - avait péri sous le poignard d'un assassin. Son neveu, Louis II de Bavière était devenu fou. Et lui - lui seul, l'empereur - survivait.
Depuis 1896, l'archiduc François-Ferdinand était l'héritier du trône. A vrai dire, on n'avait guère préparé ce neveu à une telle éventualité : il avait si peu de chance d'acéder au trône !
Il était grand, ford, lourd d'aspect, avec des cheveux foncés, d'épaisses moustaches et des yeux plus gris que bleus. Il parlait peu et riait moins encore.
A trente ans, on le citait comme un célibataire endurci.
En 1895, alors qu'on avait détecté chez lui une liaison tuberculeuse assez étendue, il s'était enfin décidé à prendre femme : la princesse Mary, fille aimée du futur Edouard VII d'Angleterre.
Pour l'héritier d'un trône impérial, un tel mariage était logique. Or, la même année, à un bal, François-Ferdinand avait rencontré Sophie Chotek - et tout avait changé.
Qui était cette Sophie ? Elle faisait partie de la petite aristocratie tchèque, ayant le malheur d'appartenir à une famille ruinée, elle avait sollicitée - et obtenue - le poste de dame d'honneur de l'archiduchesse Isabelle.
Grande, un peu forte, non sans charme - de beaux yeux gris et un teint que beaucoup de femmes auraient pu lui envier -, elle avait 27 ans et se résignait à rester vieille fille. Qui aurait pu jeter le moindre regard sur une fille pauvre et reléguée dans une condition parfaitement subalterne ?
Dame d'honneur, cela voulait dire femme de charge. Ni plus, ni moins.
Alors l'inattendu arriva. L'archiduc François-Ferdinand s'éprit de Sophie.
On le vit de plus en plus chez Isabelle. Celle-ci croyait que son cousin était tombé amoureux de l'une de ses filles et s'en réjouissait. Un jour de 1898, l'archiduchesse aperçut chez elle la montre qu'avait oubliée François-Ferdinand. Elle ouvrit le boîtier. Elle n'y découvrit pas, comme elle l'espérait, la photo de sa fille aînée, mais celle de Sophie Chotek.
Courroucée, Isabelle congédia la dame d'honneur.
Mais François-Ferdinand s'obstinait. Finalement, François-Josephe accepta le mariage. En 1900, François-Ferdinand épousa la femme qu'il aimait depuis cinq ans. Elle avait trente-deux ans, lui trente-sept.
Seulement voilà, la pauvre Sophie va se heurter à chaque instant aux règles du protocole.
Elle est l'épouse de l'héritier du trône, la mère de ses enfants, mais par elle-même elle n'est rien. Le rang qu'on lui assigne dans les cérémonies officielles est toujours humiliant. Sans cesse, elle se sent offensée, voire insultée. A cepoint qu'elle renoncera à paraître à la cour. Une telle situation aurait pu distendre les liens qui unissaient François-Ferdinand et Sophie. Le contraire se produisit.
Le pape Pie X disait en souriant : "L'archiduc ne voit que par les yeux de sa femme."
En politique, François-Ferdinand répète sans se lasser qu'il déteste le libéralisme, la franc-maçonnerie et les juifs. l'un de ses meilleurs amis n'est autre que le maire de Vienne, Karl Lueger, lequel proclame volontiers qu'il faut embarquer tous les juifs sur un immense bateau que l'on coulera en haute mer.
On comprend assez bien que, plus tard, un certain Adolf Hitler ait pu déclarer que Lueger avait été "le plus grand maire allemand de tous les temps".
En 1913, François-Ferdinand devient inspecteur général des Forces-Armées. Qui s'étonnerait qu'il ait pris sa tâche extrêmement au sérieux ? En ce temps-là, l'archiduc se révèle en conflit avec tout le monde : avec François-Joseph, avec les archiducs, avec le gouvernement, avec la cour. Aussi avec les magyars et les groupes nationaux des Slaves du Sud.
Voilà prononcée l'expression clé.
S'il n'avait pas existé de Slaves du Sud et, à leur propos, un problème aigu, nul n'aurait tiré de coups de feu à Sarajevo.
Pour tenter de comprendre ce problème, il nous faut quitter l'archiduc et mettre nos pas dans ceux de l'homme qui deviendra son assassin, Gavrilo Princip. Car ce Princip est originaire de Bosnie.
La Bosnie ? Qui est capable de la situer sur une carte ?
Pour les écoliers et les lycéens, la question balkanique s'est toujours révélée un casse-tête quasiment insoluble.
Il faut savoir qu'il existait un royaume en Serbie. Que l'on avait sacré un empereur des Serbes et des Grecs. La Bosnie formait également un royaume. Après quoi les Turcs avaient occupé les balkans. Plus tard, la Serbie a conquis son indépendance.
Comment les Bosniaques, toujours asservis, n'auraient-ils pas regardé vers elle avec envie ? C'était le cas des Princip. Ils avaient dû se réfugier en Autriche-Hongrie, suite à la répression des Turcs et avaient reconstruit leur maison. Un fils leur était venu en 1894. Né le jour de la Saint-Gabriel, on l'avait appelé Gavrilo.
Un enfant sérieux, ce Gavrilo, mais bagarreur.
Il quitte la vallée pour entrer à l'Ecole de commerce de Sarajevo. L'été, il travaille aux champs. Il est tout petit - ce qui fait naître chez lui un évident complexe -, mince avec des épaules étroites, une tête toute ronde et des yeux tristes. Il adore la lecture. Ses professeurs le notent comme très sensible, voire instable.
En 1911, il devient révolutionnaire et adhère à un groupe secret de jeunes Bosniaques.
Mais que sont ces jeunes Bosniaques ? Avant tout des intellectuels qui ont résolu de consacrer tous leurs efforts à libérer la Bosnie des Autrichiens. Car l'occupant haï, maintenant, c'est l'Autrichien. Et les Austro-Hongrois ne valent pas mieux que les Turcs. Un sentiment unanime s'est levé la grève des ouvriers et la révolte paysanne : il faut libérer le peuple bosniaque du joug de l'Autriche. jeunes et vieux partagent cette volonté. Avec une différence toutefois : les vieux tiennent à user de moyens légaux. Les jeunes sont prêts s'il le faut à utiliser la violence.
Gavrilo Princip est jeune.
Le meilleur ami de Gavrilo s'appelle Danilo Ilitch, un instituteur. Comme Danilo est membre des Jeunes Bosniaques, Princip a suivi son exemple. Au printemps de 1912, Princip se lance dans des manifestations véhémentes organisées contre les autorités de Sarajevo. on le renvoie du lycée.
Ce jour-là, son destin est scellé.
Il décide de gagner Belgrade. A pied.
Belgrade, pour lui, c'est la liberté. Il voit cette ville comme la capitale de la future Yougoslavie qui regroupera un jour les Croates, les Bosniaques, les Serbes. Un signe : quand Princip traverse la frontière, il embrasse la terre de Serbie.
A Belgrade, il végète. Il a faim.
Il rate ses examens et sollicite son engagement dans l'armée qui part en guerre contre la Turquie. Il est refusé à cause de sa petite taille. Encore ces centimètres qui lui manquent si cruellement !
Il en souffre de plus en plus. L'idée peu à peu s'impose à lui d'entreprendre un jour quelque chose d'héroïque pour montrer aux autres qu'il est leur égal, sinon par la taille, du moins par le courage.
Au même moment, la Main noire décide de passer à l'action. A cet égard, le sceau de la Main noire apparaît éloquent : il représente une tête de mort au-dessus d'os croisés, flanquée d'un poignard, d'une bombe et d'une fiole de poison.
Le plus zèlé animateur de la Main noire, c'est le colonel Dimitriévitch. Un dur à cuire.
Princip a-t-il prêté le serment de la main noire ? C'est loin d'être sûr. Il semble plutôt avoir adhéré à une autre société secrète : La mort ou la Vie. Un de ses amis a même évoqué le serment que Princip avait prêté au fond d'une cave. Princip nourrit l'idée de mettre à mort un Habsbourg.
Nous y sommes.
Il retrouve d'abord Chabrinovitch et lui révèle qu'il est décidé à tuer l'archiduc. Comme il leur est apparu nécessaire de recruter un troisième homme, Princip s'adresse à Grabez, bosniaque lui aussi. Et Grabez accepte.
Le 4 juin, les trois conjurés se retrouvent à Sarajevo, armés jusqu'aux dents. Alors, Chabrinovitch révèle que François-Ferdinand sera dans la ville le 28 juin.
Le choix de cette date est à lui seul une provocation : le 28 juin, c'est l'anniversaire de l'assassinat à Kosovo du sultan Mourad par Obilitch. C'est très exactement comme si, en 1917, le roi d'Angleterre s'était rendu à Dublin le jour de la Saint-Patrick.
François-Ferdinand le sait-il ? Assurément. Les avertissements lui sont venus de tous côtés. Mais l'archiduc est brave. Et aussi fataliste. Deux mois avant sa mort, il a déclaré :
- Des précautions ? Je n'en ai que faire. Nous sommes partout dans la main de Dieu.
Les craintes et les précautions paralysent la vie d'un homme. La peur est toujours dangereuse.
Le jour J, les meurtriers, eux, sont prêts. C'est entre une véritable haie d'assassins que l'archiduc va défiler. En voyant approcher la voiture, le premier volontaire hésite car il aperçoit tout à coup un gendarme qui s'est planté derrière lui.
Sauvé, l'archiduc ! Le second hésite lui aussi ; on ne lui a pas dit que la duchesse serait là. A-t-il le droit de tuer une femme ? Sauvé une seconde fois, l'archiduc ! Personne n'a tiré, personne n'a lancé sa bombe. l'un des volontaires dira :
- Au dernier moment, je n'ai pas pu.
Princip a raté son coup.
Quelques heures plus tard, le cortège quitte l'hôtel de ville. Brutalement, le chauffeur freine. Il arrête la voiture en face d'une boucherie, près du trottoir où une petite foule est encore amassée. Or, dans cette foule, il y a Princip. Il s'avance puis appuie sur la détente.
La duchesse a été frappée d'une balle qui a pénétré dans son côté droit. Quant à l'archiduc, la balle a tranché la veine jugulaire, pour aller se loger dans la colonne vertébrale.
Et Princip ? La foule furieuse s'est ruée sur lui, l'a rossé, jeté à terre, piétiné. Des policiers l'ont frappé à coup de sabre. Il est blessé - grièvement. Il perd son sang en abondance. Ceux qui l'entourent sont persuadés qu'il ne survivra pas.
Ils se trompent.
Tous les conjurés - sauf un - seront arrêtés. Princip, Chabrinovitch et Grabez n'ont pas vingt ans. A cause de leur âge, ils ne seront condamnés qu'à vingt ans de prison.
Cinq de leurs complices, en revanche, sont promis à la pendaison. C'est dans une forteresse que l'on va jeter Princip, Chabrinovitch et Grabez. Ils sont chargés de chaînes, ils subissent un froid intense, on les nourrit à peine. Chabrinovitch mourra le premier en 1916. Deux ans plus tard, Grabez et Princip, rongés par la tuberculose, le suivront dans la tombe.
Quand, dans l'Europe nouvelle, la Yougoslavie sera constituée - le rêve de leur vie - on cherchera leurs corps, on les retrouvera et, célébrés comme des héros de l'unité nationale, on les inhumera en grande pompe.
Aujourd'hui encore, à Sarajevo, une dalle incluse dans le trottoir, là même où se tenait Princip quand il a tiré, porte, gravées dans le granit, les empreintes des chaussures de l'assassin. Une plaque évoque les circonstances de l'attentat.
Certes, ils ont réussis. Mais comme dit Mamie, à quel prix ?
Aussitôt qu'elle a connu l'évènement, l'Autriche a adressé un ultimatum à la Serbie. La Serbie est entrée en guerre. Et puis s'est engagé le jeu des alliances : la Russie contre l'Autriche, l'Allemagne contre la Russie, la France et l'Angleterre contre l'Autriche et l'Allemagne.
Vont en découler quatre années de guerre. Et d'abominables souffrances.
La conséquence la plus directe de l'attentat de Princip, Grabez, Chabrinovitch et Ilitch ?
Dix millions de morts.
Collection "Mamie explore le temps"
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