"Est-ce qu'il n'y a pas d'autres ambitions dans la vie que d'être heureux ?
On peut choisir d'avoir plutôt un destin, c'est-à-dire de connaître une vie intense, éventuellement exposé à des souffrances, des chutes et des malheurs. Tout le monde n'a pas envie d'être heureux.
Certains estiment même que le bonheur est un idéal méprisable. Ou que c'est un idéal de quiétude qui s'accompagne d'une certaine fadeur. Une chose me frappe aux États-Unis : quand quelqu'un annonce son mariage ou sa grossesse, on lui dit : "Ah ! Vous devez être tellement heureuse". Dés lors qu'on vous colle sur le front l'étiquette "Personne heureuse", vous devenez en quelque sorte le comédien de votre propre bonheur. Si la communauté a décrété que vous étiez heureux, vous ne pouvez plus afficher autre chose qu'un visage souriant, une sorte d'allure martiale conquérante. Vous devenez littéralement le chevalier du bonheur en acte.
Or, l'inscouciance est l'une des conditions du bonheur. On est heureux sans véritablement le savoir, à l'occasion d'une réunion entre amis, d'un dîner avec des inconnus pour lesquels on se découvre, de manière surprenante, de réelles affinités... A partir du moment où l'on devient conscient d'être heureux, de prendre du recul vis à vis de lui, et finalement de le déjouer.
Une vie calfeutrée, tranquille, loin des rumeurs du monde et des sensations fortes permet d'atteindre une certaine félicité, alors qu'une vie de jouissances, plus exigeante et intense, entraîne souvent des déceptions et de grandes souffrances. il convient donc de choisir son existence en toute connaissance de cause : une vie romanesque intense ou une vie de grande tranquillité, avec du bonheur, mais aussi de l'ennui.
En ce qui me concerne, je préfère le calme quand j'en ai besoin et le romanesque quand il s'impose a moi. Je crois que tout l'art de vivre consiste à éviter ces deux écueils. La satisfaction de l'existence suppose le rejet des inquiétudes stériles et de l'ennui lié au sentiment d'une vie quotidienne répétitive.
"J'aime trop la vie pour ne vouloir qu'être heureux"
Le bonheur n'est, du coup, pas la priorité. A vrai dire, il me laisse même indifférent. Parce que l'un dans l'autre, je pense qu'il y a trois choses importantes. Le plaisir d'abord. Toutes sortes de petits plaisirs, physiques ou autres, extrêmement agréables, qui viennent agrémenter la journée et auxquels il convient d'être attentif.
La gaieté ensuite, comprise comme la capacité à prendre les choses du bon côté. Les gens mélancoliques, tristes ou sinistres sont de plus en plus nombreux dans nos sociétés, tandis que la gaieté tend, me semble-t-il à disparaître.
Il y a enfin la joie, même si cette notion a une forte connotation religieuse, voire mystique. C'est l'acceptation de la vie dans ses bons et dans ses mauvais côtés, une sorte d'acquiescement sans réserve à l'existence en tant que telle. C'est la reconnaissance d'être bien vivant, en compagnie d'autres personnes que nous aimons.
Le bonheur ou l'absence de bonheur ont moins d'importance que ce miracle de l'existence, et la gratitude qu'on peut en concevoir. Personnellement, ces trois états prédominent sur le bonheur. Je ne le recherche pas en recourant à des exercices mentaux ou physiques. J'avais un jour écrit cette phrase : "j'aime trop la vie pour ne vouloir qu'être heureux". Je pense que l'existence commande d'autres états d'âme, d'autres humeurs, que le bonheur.
Une existence qui ne serait qu'heureuse serait proche de la léthargie, de l'apathie, du sommeil du batracien. Après tout des valeurs comme le courage, l'énergie, le risque sont peut-être plus intéressantes dans certaines circonstances que la quête du bonheur. Et puis, chose surprenante, tous ces gens qui courent derrière le bonheur sont globalement déprimés.
Le bonheur dans ses liens étroits avec l'individualisme, impose d'afficher devant les autres sa réussite en tant que personne. C'est une façon de monter sur le podium et de s'exclamer : "Regardez-moi, je fais partie du cercle des élus, de ceux à qui tout sourit, qui ont vaincu toutes les adversités, qui triomphent sur les plans amoureux, professionnel, physique, conjugal".
Mais qui dit dit gagnant, dit perdant. Aujourd'hui, les gens se persécutent les uns les autres au nom du bonheur. D'où l'expression "Comment vas-tu ?", "Tu as une mine superbe !" revient à dire que le physique, le corps reflètent une réussite personnelle. A l'inverse, l'expression "Tu as une mine épouvantable aujourd'hui !" place immédiatement l'individu au côté des damnés.
Toutes ces petites expressions prouvent que nous sommes constamment soumis à un examen. Et d'ailleurs, nous nous y soumettons nous-même en permanence : personne ne veut avoir une mauvaise mine, ni être mis à l'index par les autres. c'est, en cela, que le bonheur est vraiment devenu le nouvel opium du peuple.