"Une photo, là, sous vos yeux.
Dans la salle du tribunal de Jerusalem, cinq cents journalistes venus du monde entier subissent la fascination de cette cage de verre étrangement érigée auprès de l'estrade où les juges vont prendre place. Elle demeure encore vide mais chacun sait que ce cube translucide est à l'épreuve des balles.
Tout à coup, l'accusé entre. Il s'assied. Sans hâte. Il fixe les écouteurs à ses oreilles.
Quoi ! C'est donc là Eichmann l'Exterminateur ! Cinq cents hommes et femmes considèrent avec stupeur ce personnage falot, image du fonctionnaire discret, semblant créé et mis au monde pour passer inaperçu.
Ils le découvrent maigre, frêle, à demi chauve, portant des lunettes.
Un témoin l'écrira : il avait l'air d'un comptable effrayé à l'idée de demander une augmentation".
D'évidence, il cherche à se donner une contenance. Il s'applique à ne pas rencontrer le regard des journalistes.
Il tapote ses écouteurs.
Ce que chacun sait dans cette salle, c'est que le costume bleu sombre qu'il porte a été coupé par un tailleur juif. Comme les magistrats qui vont le juger, juifs les gardes qui surveillent les issues de la salle, les sentinelles qui campent sur le toit...
La vie de l'homme qui a mis au point la plus prodigieuse machine à anéantir les juifs qu'ait enregistrée l'histoire est tout entière à la merci des Juifs.
L'appariteur donne de la voix. Eichmann se dresse en même temps et, tourné vers les trois hommes vêtus de noir qui viennent d'entrer, se fige au garde-à-vous. Un témoin croira même discerner dans son regard quelque chose qui ressemble à de la vénération. Avec un peu moins de chance, tous les trois auraient dû prendre place dans l'un de ces milliers de trains acheminés par Adolf Eichmann vers les camps où la mort était scientifiquement calculée.
Au lieu d'avoir été réduits en cendres, comme quelques millions d'autres, ils sont là. Le président Landau porte les écouteurs à ses oreilles et ouvre son dossier. Le procès Eichmann commence.
Seize ans plus tôt, à Joël Brand qui lui demandait s'il n'éprouvait pas de craintes pour l'avenir, Eichmann avait répliqué :
- Nous perdrons peut-être la guerre. Mais moi et ma famille, vous ne nous aurez pas. j'ai pris mes précautions.
On a jugé à Nuremberg les grands criminels de guerre. Les plus coupables sont morts pendus. Pendant ce procès, quand il était question de la "solution finale" du problème juif, un nom est revenu, comme un leitmotiv : Eichmann.
On ne l'a pas jugé à Nuremberg : il avait disparu.
L'homme de l'ombre qui a marqué de son zèle effrayant l'organisation de la mort scientifique, n'est jamais sorti de son humilité. Il reconnaîtra à son procès avoir été présent à la conférence de Wannsee mais "assis à côté de la dactylographe".
Certes l'inspirateur numéro 1 fut Hitler. Goering, Himmler et Heydrich ont mis en oeuvre, au plus haut niveau, le projet démoniaque.
Que, dans la mémoire collective, le nom d'Eichmann ait fini par se mêler à ceux de ces derniers et devenir presque aussi célèbre qu'eux a dû laisser stupéfait le principal intéressé. Ce vedettariat imprévisible a dû heurter sa modestie originelle.
Pendant seize années, nul n'a su si Eichmann était vivant ou mort. De temps à autre, on reparlait de lui. On affirmait qu'il avait été vu en Autriche, en Italie, ou même en Egypte. D'autres se déclaraient convaincus qu'il s'était, comme bien d'autres nazis, réfugié en Amérique du Sud.
Sur Eichmann, le silence s'est établi et, peu à peu, l'oubli.
Or quelques-uns n'oubliaient pas. ils ne pardonnaient pas. Ils savaient non seulement qu'Eichmann était vivant, mais connaissaient toutes les étapes de son existence et l'ampleur de ses crimes.
Eichmann est né, le 19 mars 1906, à Solingen d'un père comptable qui est devenu directeur commercial à Linz. C'est là que le petit Adolf, dès 1914, a grandi et poursuivi des études médiocres, quatre ans d'études primaires et quatre ans de lycée technique. Son père a estimé que mieux valait s'en tenir là. On a vu alors Eichmann travailler quelques temps dans les mines. Il y reste pendant cinq ans et demi.
Au cours de cette période, s'est produit l'évènement capital de sa vie : il est devenu nazi.
Cela s'est fait curieusement. Un de ses amis avait adhéré au groupe "jeunes" de l'Association des anciens combattants austro-allemands. Adolf l'y a suivi. Que de nouveaux camarades souhaitassent le retour de la monarchie était le cadet des soucis du jeune homme.
C'est le temps où sont apparus à Linz les premiers fidèles de Hitler. Dans les rues défilent les groupes de SA ou de SS. Ces nationaux-soacialistes cherchent logiquement à attirer vers eux les garçons motivés. Quand, d'information, Adolf Eichmann s'y rend. Pour voir. Il y rencontre un certain Kaltenbrunner, fils d'un avocat. Leurs pères sont amis. A l'issue de la réunion, le jeune nazi s'approche de lui :
- C'est bien entendu, tu viens chez nous !
Sans songer à discuter, Adolf répond :
- Oui, c'est bon.
Simple détail : Kaltenbrunner, au parti national-socialiste, milite dans la SS. Par voie de conséquence, Eichmann va devenir SS.
La crise sévit en Autriche. Il est licencié. En désespoir de cause, il préfère regagner l'Allemagne. il emporte une lettre de recommandation, signée Kaltenbrunner, pour la SS allemande.
Sa vie change de tout au tout.
Nous sommes en 1934, Eichmann a vingt-huit ans. Jusqu'en 1945, il ne quittera plus l'uniforme noir à tête de mort.
Pour le moment, il n'est que sergent. on lui réserve un poste au Service des affaire juives de la SS.
Aussi consciencieux que scrupuleux, il estime que, pour accomplir sa mission, il doit apprendre l'hébreu et le yiddish. Il demande une bourse pour recevoir les leçons d'un rabbin.
On le lui refuse.
Il décide d'apprendre seul la langue de ses adversaires. Bientôt il en sera assez pour lire les journaux imprimés en yiddish.
Il est envoyé en Palestine. Au retour, il rédige un rapport aussi violemment antisioniste qu'antisémite.
Il a trouvé sa voie.
L'antisémitisme est à la source même du nazisme.
Au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir, la chasse aux Juifs a commencé en Allemagne. Eichmann saisit des biens immenses tout en poussant la grande majorité des Juifs autrichiens hors des frontières.
A Berlin, on s'émerveille. Décidément, on dispose d'un homme précieux. Ses qualités d'organisateur se confirment si exceptionnelles que l'historien britannique Trevor-Roper n'hésitera pas à employer à son propos le mot "génie".
On le choisit alors pour rejoindre les rangs de la Gestapo. En 1940, Heydrich lui donne la haute main sur un service baptisé IV B 4. autrement dit : la "sécurité raciale". Il va y démontrer toute son efficacité.
La donne change. Plus question que les Juifs immigrent. Les massacres commencent. Le regroupement des Juifs dans les ghettos confirment les dons d'Eichmann.
Lentement, mais sûrement, il progresse dans la hiérarchie.
Le plus curieux est qu'il ne dépassera pas le grade de lieutenant-colonel. Doté de ce grade, il va figurer dans toutes les réunions où se retrouvent les hauts dignitaires du régime et au cours desquelles seront prises, à l'encontre des Juifs, des mesures impitoyables.
Si, le 20 janvier 1942 à Wansee, Heydrich anime la conférence, c'est Heichmann qui a préparé les notes dont il s'inspire. L'heure est venue d'une solution radicale du problème juif.
Ce jour-là, on désigne le responsable de toutes "les nécessités administratives, techniques et matérielles" de ce programme : c'est le chef de service Adolf Eichmann.
Heichmann n'est pas un homme de terrain mais sa conscience professionnelle le conduit à vérifier, sur les lieux même, les résultats tangibles de son activité.
Pour déporter des millions d'hommes, de femmes, d'enfants vers l'Est - terme mystérieux qui signifie la mort -, l'organisation des transports se révèle essentielle. Dans ce domaine, Eichmann excelle. Les trains deviennent ses trains.
Ils partent et arrivent à l'heure fixée.
Dans les wagons soigneusement répertoriés, s'entassent des êtres humains qui n'existent pour Eichmann qu'en tant que numéros. Les couples qui hurlent parce qu'on les sépare, les mères qui supplient qu'on leur laisse leurs enfants, les petits qui sanglotent parce qu'ils ne comprennent pas : tout cela Eichmann veut l'ignorer.
Il doit transporter tant de juifs par jour. Il le fait et en est fier.
Quand il lui faudra assister à des exécutions de masse, il détestera ce contact avec la réalité. Il en reviendra écoeuré, physiquement malade. Il retrouvera sa joie de vivre en se remettant à ses organigrammes.
Un jour, à Bordeaux, on ne parvient pas à remplir entièrement le train prévu. Prévenu aussitôt, Eichmann hurle, trépigne : c'est une trahison, un gaspillage inouï ! Les trains d'Eichmann doivent toujours rouler pleins. Terrorisées, les autorités de Bordeaux jurent que cela ne se reproduira plus. Jamais !
Et voici le "chef d'oeuvre" d'Eichmann : en 1944, il va pratiquement vider entièrement la Hongrie de ses Juifs. Plus de quatre millions sont acheminés vers les camps. Il a droit au titre que lui a décerné Simon Wiesenthal : le Grand Exterminateur.
Avec cela, bon mari, bon père.
Son épouse sait seulement que son mari travaille beaucoup, qu'il est rarement à la maison, qu'il voyage.Elle voit en lui un fonctionnaire sérieux, ponctuel. Elle le donne en exemple à ses fils.
Pour lui-même, il faut reconnaître que Eichmann n'a jamais rien réclamé. Il n'est pas de ses dignitaires nazis, comme Goering, qui ont réalisés d'immenses fortunes par leurs exactions, leurs trafics ou pots-de-vin. Toujours Heichmann s'est contenté de sa solde d'officier SS.
Ce qui fait que, chez les Eichmann, on est plutôt à l'aise, mais que l'on ne roule pas sur l'or.
A mesure que les années passent, les amis d'Eichmann remarquent seulement qu'il boit davantage. Surtout du cognac. Et qu'il fume beaucoup trop. A Budapest l'exemplaire Eichmann se laisse même aller à nouer une liaison avec une jeune femme de la noblesse.
A Budapest, il déclare devant témoins :
- Cent morts, c'est une catastrophe. Cinq millions, c'est une statistique.
Et puis, un jour, l'empire de Hitler s'effondre. On calcule que 5 à 6 millions de Juifs ont péri. Ce qui amènera Eichmann à cette réflexion recueillie par un Hollandais Nazi, Willem Sassen :
- Pour être tout à fait franc avec vous, je vous avouerai que si nous avions tué tout le monde, les 10 300 000 juifs, je serais heureux et je dirais : "Mission accomplie : l'ennemi n'est plus."
Il soupirera :
- Beaucoup de juifs ont survécu...
Il se posait des questions : sans doute n'avait-il pas travaillé assez. Les hommes et les évènements avaient élevé trop d'obstacles sur la route.
Ces incroyables confidences ont été conservées, il les a exprimées en 1957, alors que la guerre était terminée depuis douze ans. Pour échapper à ceux qui le poursuivaient, il avait mis l'Océan entre eux et lui. Avant de se faire prendre...
Adolf Eichmann va se révéler un prisonnier modèle. Discipliné au-delà de toute expression. Dans sa prison ou au cours de sa promenade quotidienne, dès qu'il aperçoit un officier, il se fige au garde-à-vous.
Son appétit reste excellent.
Sa thèse ne changera pas, il la soutiendra durant tout le procès : il a exécuté les ordres ; il était un soldat, il lui appartenait d'obéir, a-t-on intenté un procès aux aviateurs qui ont largué la bombe atomique sur Hiroshima ?
Ce qu'il ne comprend pas c'est que lui, Eichmann, est allé au-delà de l'obéissance. Il a innové, inventé, cherché toujours la perfection de l'efficacité. Il a fait en sorte que la Solution finale aille jusqu'à son aboutissement extrême. Il a transmué un ordre abstrait en une réalité en forme d'apocalypse.
Une centaine de témoins à charge. A la barre, l'horreur. On voit un écrivain polonais, survivant de l'enfer d'Auschwitz, s'évanouir au cours de sa propre déposition et s'abattre sur le sol.
Ces dépositions, Eichmann les écoute avec attention.
Il prend des notes.
Quelquefois, il ergote mais toujours sur des points de détail, jamais sur l'essentiel. Une fois pourtant - une seule - le 95ème jour du procès, il se lève sans être interrogé et, pesant d'évidence les mots, s'exprime ainsi :
- Je dois admettre que je considère aujourd'hui l'extermination des Juifs comme l'un des pires crimes de l'Histoire. Mais elle a eu lieu et nous devons tout faire pour qu'elle ne se reproduise pas.
Quand le juge annonce le verdict, Eichmann ne manifeste aucune émotion.
L'avant-veille de sa mort, il reçoit des journalistes français. Ni eux, ni lui ne savent qu'il n'a plus que deux jours à vivre. Eichmann redit que, seuls, ses chefs étaient responsables de la Solution finale et qu'il n'a été qu'un agent d'exécution.
C'était le 29 mai 1962. Le surlendemain, c'en est fait d'Adolf Eichmann. Il est prêt de minuit.
Après m'avoir raconté la vie du Grand Exterminateur, ma Mamie m'a alors dit, je cite : "Tu vois mon petit, parfois il faut désobéir".
Et elle a ajouté : "Et parfois, ce n'est pas bon de trop bien travailler."
Collection "Mamie explore le temps"
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