"Un portrait, là, sous vos yeux.
Un portrait de Lincoln qu'on ne présente plus. Portrait :
Une grande animation régnait sur la place de la cité : c’était jour de marché, de marché humain. On vendait et on achetait les esclaves. Les clients les faisaient déshabiller, palpaient les muscles, tâtaient les bras et les épaules, regardaient et soupesaient les seins pour voir si les femmes avaient eu des enfants. Certains acheteurs passaient derrière un paravent avec leur future emplette. Afin de déceler une éventuelle maladie vénérienne, ils avaient le droit de procéder à un examen intime.
La vente aux enchères approchait. L’ordre fut donné aux esclaves de courir afin qu’on appréciât leur souplesse et l’on pouvait voir des jeunes filles sangloter de devoir ainsi s'exhiber sans aucun voile aux yeux de tous.
Bien rare étaient ceux, parmi le bétail humain, qui demeuraient impassibles. Dans quelques instants, les malheureux allaient être séparés de leurs parents et de tous ceux qu’ils aimaient et connaissaient. Seuls les enfants au-dessous de dix ans - des enfants vendus au poids - demeureraient encore quelque temps avec leur mère, tel des poulains avec les juments...
Les enchères commencèrent.
- On met en vente un mâle vigoureux au prix de 1200 dollars.
Car on ne se trouvait point dans l’antiquité, mais dans un Etat du sud des Etats-Unis, il y a un peu plus d’un siècle...
Les hommes du sud, tout en aimant leur femme, ne considéraient nullement la tromper avec une jolie noire de la plantation, "de même une épouse se fût avilie en se montrant jalouse d’une esclave". Etait-ce un être humain ?
L’Anglaise, Mrs Trollope, qui visitait les Etats-Unis, demeura abasourdie en apprenant de la bouche d’un Virginian Gentleman, nouvellement marié, qu’une femme de chambre couchait chaque nuit dans la chambre conjugale.
- Et pourquoi faire, mon Dieu ?
- Mais si j’avais besoin d’un verre d’eau, répondit le gentleman tout aussi ahuri, qu’est-ce que je deviendrais si elle n’étais pas là ?
Même dans les Etats libre où l’esclavage était interdit, la condition d’homme de couleur n’était guère enviable. Une loi de la Louisiane résumait le problème en ces termes :
"Les gens de couleur, libres, ne doivent ni insulter ni frapper un Blanc, ni avoir l’audace de se croire les égaux de celui-ci. Tout au contraire, leur devoir est de s’effacer devant lui en toute occasion, de ne jamais lui parler ou lui répondre qu’avec respect, sous peine d’emprisonnement."
Les Etats-Unis trouvaient cette situation parfaitement normale. Si l’on supprimait l’esclavage, qui cultiverait le coton ? Le Nord, lui, trouvait la situation moins naturelle et trouvait que le sud filait du mauvais coton, si je peux me permettre l’expression. Les abolitionnistes gagnaient du terrain et le Nord et le Sud commençait à s’affronter dans une lutte qui allait bientôt devenir une guerre civile.
Lincoln qui était alors presque un inconnu, faisait passer le sort de l’Union avant celui de l’esclavage. En voulant aller trop vite. Celui qui refuse la liberté à un autre n’est pas digne d’en jouir lui-même. Il me semble que le mot homme, selon la déclaration d’indépendance, comprend également le nègre.
Il disait aussi, non sans humour :
- Je n’épouserai pas une femme noire, mais je n’empêcherai jamais un homme blanc de le faire, bien entendu si la négresse veut bien de lui...
Pendant ce temps, la situation empirait - rixes et meurtres se succédèrent. Certains esprits clairvoyants se rendaient compte que seul Lincoln pourrait peut-être apporter une solution au problème.
La candidature de Lincoln à la présidence prenait du poids.
Détail : pendant sa campagne, une petite fille de onze ans écrivit à Lincoln pour lui demander de laisser pousser sa barbe : "Puisque toutes les dames aiment maintenant les barbes, elles forceraient leur mari à voter pour vous." Et Lincoln laissa pousser sa barbe.
Le 6 novembre 1860, il devenait président des Etats-Unis.
Dès lors, il recevait chaque jour des lettres anonymes prédisant sa mort prochaine.
- Mettez tout cela dans une enveloppe, déclara paisiblement Ab à ses secrétaires.
- Sous quelle rubrique ?
- Lettre d’assassinat.
La guerre de Sécession ? Ils se battirent jusqu’au 9 avril 1865 où l’on vit le général sudiste Lee, vêtu comme à la parade, son épée au côté, se rendre au général nordiste Grant, des taches de boue maculant son uniforme de simple soldat.
Le 15 avril, Lincoln alla au théâtre Ford où l’attendait son meurtrier.
Il fut ainsi le dernier mort de cette tuerie qui avait fait plus de deux cent milles victimes.
Il fallait que Lincoln disparaisse pour que l’on se rendit compte de ce qu’il représentait. En mourant, il trouva l’immortalité et une immortalité toutes les frontières. Tolstoï raconte qu’il questionna des tribus fort arriérées du Caucase et leur parla de césar, de Napoléon et d’autres "personnages fabuleux de l’histoire". Ce fut le nom de Lincoln qui revint sur toutes les lèvres. "C’est le merveilleux héros de l’Amérique. Il est pour les illettrés un personnage de légende."
Ainsi en emporte le vent où plutôt la folie des hommes...