"Le passé supplémentaire.
Je me souviens de mon grand-père qui me disait toujours : "Méfie-toi du progrès, des curés et des femmes."
C'est lui qui m'a découvrir l'amour sous Mlle Anita un après-midi à cinq heures :
- Anita, ma fille, voilà la relève, lui avait-il dit en me présentant. C'est un enfant, à toi d'en faire un homme.
- Comptez sur moi, monsieur le comte.
Mon grand-père était comte, et ça lui suffisait. Moi, j'ai cru longtemps que c'était un métier.
- Allez, va petit, va.
Il a bu du champagne en m'attendant. Je n'ai pas été long.
Je n'étais pas parvenu à contrôler ma fougue, aussi me jugeait-elle sévèrement. "En amour, bébé, me disait-elle, il faut savoir être gourmet. Tu te goinfre avec les hors d'oeuvres et tu n'es plus capable, après, d'apprécier le plat de résistance."
C'est loin tout ça... Fréhel était belle, et, rue Boissy d'Anglas, Cocteau baladait Pierre Drieu la Rochelle s'abîmait le coeur, déjà, et Picasso n'était pas mort, pas riche, et pas communiste.
- Moi, déclarait-il, moi Pablo, je veux faire des enfants et des tableaux, mais pas avec le même pinceau.
Je me souviens de théâtre de ma jeunesse qui était peuplé de gens riches et célèbres, que je croyais être nés pour rire et pour chanter, pour amuser le monde ou pour le gouverner.
Lorsque j'ai compris que tous n'étaient pas heureux, j'ai dit ma déception à Cocteau, qui m'a répondu en se moquant de moi : "Il vaut mieux être riche, célèbre et pas heureux, que pauvre, inconnu et malheureux."
Lorsque j'ai voulu savoir comment on fait les enfants Maurice Sachs a éludé ma question :
- C'est très compliqué ! Le mieux est de ne pas en faire, m'a-t-il affirmé, péremptoire.
Qu'il soit remercié ici de m'avoir épargné l'histoire du chou et de la rose, très en vogue à cette époque.
Je me souviens du Vel d'Hiv, où, dans une odeur de frites, de sueur et de bière, le peuple de Paris se défoulait au son de l'accordéon.
- Ecoute battre le coeur de la France, me dit Sachs. Ecoute-le vibrer et met le tien à l'unisson. Il n'y a pas de place ici pour les petits-fils de comte.
Abasourdi de musique et de cris j'écarquillai les yeux.
Sur une piste ronde, en forme de cuvette, des hommes coursaient à vélo. La foule en tête ne dissimulait pas sa joie.
Sur les gradins, des ouvriers en bras de chemise embrassaient goulument des filles en jupe à fleurs.
Je découvrais, ravi, ceux dont mon grand-père dira avec dédain : "Ils sont les fils de Léon Jouhaux."
Je me souviens de mon cousin qui me disait régulièrement des évidences de ce genre :
"C'est en forgeant qu'on devient forgeron."
"Le bonheur ne se conjugue qu'au passé."
"Ce n'est pas le canotier qui a fait Maurice Chevalier, mais Maurice Chevalier qui a fait le canotier."
Je me souviens de Lucien qui aimait les films de Charlot. Lucien, mon premier copain... Tout nous séparait. Il aimait les chats, les pucelles et Tino Rossi.
Démodé déjà ; je collais mes cheveux, façon Rudolph Valentino. Je m'achetais des chaussures Italiennes et des disques de Lys Gauty.
Je me souviens de Valentine quand elle fredonnait sur un air de Tango :
'Allez vava, remets-nous ça
Encore un verre et ça ira
Vas-y Vava, n'hésite pas
Remets-nous ça..
Des quatre coins du monde, le bruit des bottes résonne à l'unisson. Je ne l'entends pas. Il fait beau sur Paris et je suis amoureux.
Au pied d'une tribune dressée place de la Nation, avec mon frère et près d'un million de Parisiens, j'acclame ce Léon Blum dont Daudet prétend méchamment qu'il est un juif de la pire espèce.
Sa voix vole. Ses mains fines dansent devant ses yeux. Il a l'air doux. Il chante presque.
Sur les murs de l'église Saint-Eustache, je lis : les curés espagnols font le lit de Franco.
Valentine, elle, de souvenir en souvenir, elle réveillait des fous rires et des larmes oubliées avec une complice.
Mon neveu breton m'énervait. C'était un jeune marin, il portait son pompon rouge comme le symbole d'une virilité irrésistible. Bien des femmes pouvaient en parler.
C'était un con. La preuve, il disait toujours, à propos de tout et de rien : "On n'arrête pas le progrès..." S'il tient une petite place dans mon souvenir, c'est à cette exclamation imbécile qu'il la doit.
Valentine encore : "Ne les écoute pas. ce sont ceux qui criaient en 36 : "Plutôt Hitler que le front populaire." Ils l'ont maintenant, alors qu'ils crèvent.
J'aurai aimé qu'elle me raconte tout... Me faire des souvenirs sur des chevaux de bois et me laisser grandir avec de l'encre aux doigts.
Je me souviens aussi de Pélagie penchée sur sa TSF, elle écoutait une chanson triste que diffusait Radio-Paris. J'ai pu en apprécier les dernières mesures, quand elle m'a ouvert alors que je réussissais à improviser de mémoire les accords de La Cumparsita...
- On se verra demain, me dit-elle, y'a Léo Marjane qui chante dans le poste...
Pour fêter mon retour, Pélagi m'a préparé un repas de crêpes bretonnes au beurre cuit. En moins d'une heure, je savais tous les potins du quartier : les fausses couches, les concubinages, les morts et les mariages, tout sur la mauvaise conduite des femmes de nos pauvres soldats.
Ses préoccupations m'en disaient long ; elles répondaient en écho au discours de Paul Reynaud et aux chansons de Maurice Chevalier.
Rideau.