"Un Provincial à Paris.
Les souvenirs m'arrivent en foule, pêle-mêle.
Marlene Dietrich, "la première vamp du monde", "les jambes les plus spirituelles de l'univers". Jean Cocteau dit d'elle que son nom commence par une caresse et finit par un coup de cravache. De sa voix la plus brûlante, elle redonne tous ses succès, "La vie en rose", Johnny".
Toute la salle se dresse quand, après avoir affiché une robe de sirène sous le manteau de cour en cygne blanc, elle redevient soudain l'héroïne de L'ange bleu avec habit, bottes, cannes, haut-de-forme et cuisses à tenter le plus calme des hommes.
Je découvre Colette Renard. "Irma la douce", "Marie-la-bleue", "Judas", "Sans famille", "La pêche à la crevette". On l'adore. On dit qu'elle a une voix de de pavé mouillé.
Charles Trenet vient dîner à la maison. Nous parlons catalan et nous ne manquons pas d'entonner "La chanson de la Bepa" ou Bolem pa omb oli ("nous voulons du pain à l'huile").
Il chante ensuite ses créations d'enfant, il poursuit avec les chansons de ses débuts. Il termine avec ses succès les plus connus, bien entendus sans surtout oublier "La mer", qui est la chanson de sa vie, qui bat le record mondial de l'enregistrement et avec qui la France ne se lasse toujours pas de chanter :
Pars, c'est du mystère
Que tu veux, en voilà !
Pars ! Oublie la terre
Pars ! Viens avec nous - tu verras
Les joyeux matins
Et les grands chemins
Où l'on marche à l'aventure
Hiver comme été
Toujours la nature
La route enchantée...
Le One-Man-Show d'Yves Montand, enfant gouailleur des "grands boulevards" ou d'"A bicyclette".
Jacque Brel chante "Ne me quitte pas" pour les fillettes romantiques et "Le grand air de la bêtise" pour les hommes. Puis, il devient l'inaccessible étoile" qu'il chante avec une incomparable intensité.
Je vais applaudir Georges Brassens - l'anarchiste tendre, capable de faire des fleurs même avec des gros mots, révolté à coups de roses, "Le Gorille" sentimental, ne voulant aimer rien d'autre que "Les copains d'abord", et pour "Hécatombe", imaginant qu'"elles leur auraient même coupé les choses, par bonheur, ils n'en avaient pas".
Je vais écouter les Compagnons de la Chanson qui lancent, avec un brin de poésie scoute, "Les Trois Cloches", "Perrine était servante", "Le prisonnier de la tour", "Les gendarmes s'endorment sous la pluie"...
Georges Ulmer est de la aprtie avec "Pigalle", "Les rues de Copenhague", "dans le parc du Danemark", "Il y a des squares dans les rues de Paris", tout fou, tout joyeux, tout incorrigiblement misogyne.
Et toi dans ta p'tite tête de femme
T'as pas compris que j'étais foutu
Alors, j'ai bu.
Les adieux d'Edith Piaf. Elle s'avance sur scène comme à regret, chétive, à petits pas, genoux pliés. On croit qu'elle chancelle ou qu'elle porte des sabots trop lourds. La robe, noire, est d'une pauvrette : le visage, blême, d'une affamée. On lui jetterait vingt sous. Mais quand elle chante, même la salle cesse d'exister.
Les murs s'enfuient. Le public se confond avec toute la terre. Il ne reste plus que cette voix qui semble à elle seule remplir soudain tout l'univers. Qu'elle donne "Monsieur Browning", "L'accordéoniste" ou "Le grand voyage du pauvre nègre", avec elle, c'est chaque fois entendre la douleur la plus profonde de la planète. Jamais, de toute ma vie, je n'aurai été aussi saisi.
A nous "Simple comme bonjour", "Ne pleurez pas milord", "Madeleine", "C'est lui que mon coeur a choisi"... "Je pleure", me dit ma femme. La foule, envoûtée, murmure et chante en silence avec la voix magique les refrains qui célèbrent chaque fois la grandeur inconnue d'un maudit.
Il était jeune, il était beau
Il sentait bon le sable chaud
Mon légionnaire...
J'"enterre" aussi les Frères Jacques, inimitables maîtres ès parodies. Une dernière fois, ils nous offrent "La jolie Trapéziste", "L'entrecôte", "La queue du chat", "Le général à vendre".
Il nous parlait des Dardannelles
Quand il n'était que colonel
Et de la campagne d'Orient
Quand il n'était que commandant,
De l'épopée napoléonienne
Quand il n'était que capitaine
Et de la guerre de cent ans
Quand il n'était que lieutenant...
Ils auront chanté trente-trois ans. Au grenier des souvenirs, leurs fausses moustaches, leurs chapeaux claques et leurs gants blancs.
Je ne cacherai pas que j'ai le coeur qui bat.
J'aurai applaudi Dalida, poitrine ardente, croupe opulante, sourire sur dents parfaites, voix caressée de nuages, nous donnant "Bambino", "Le jour où la pluie viendra" et "Oh ! papa, achète-moi un juke-box", mais aussi Juliette Gréco, la "Jolie Môme"...
J'aurai acclamé Zizi Jeanmaire qui sait autant danser une Aubade avec un Serge Lifar que ressuciter une Mistinguett.
Je garde le plus poignant souvenir de Mouloudji. "Quatre femmes", "J'ai le mal de Paris", "Aubervilliers" et l'immortelle "Complainte des Infidèles".
Bonnes gens écoutez la triste ritournelle
Des amants errants en proie à leurs tourments
Parce qu'ils ont aimé des femmes infidèles
Qui les ont trompés ignominieusement...
Les années passent, le plaisir demeure.
Je retrouve Regine qui est devenu en 1980 une gloire nationale, voire une gloire planétaire avec ses établissements et n'enregistre que des tubes à succès, de "Nounours" à Je survivrai".
A Bobino, Pierre Perret sert un gala de trente-cinq chansons, tantôt pessimistes à la Zola, telle "L'Hôpital".
Un lit de fer tout blanc
Et sur la table de nuit
Un bouquet d'anémones
Offert par un ami,
tantôt gouailleuses et gaillardes, comme "ça la fait marrer, les enterrements - ça la fait marrer".
Vous trouvez tout facile. Vous croyez que ce gros garçon, oeil hilare ou coquin, nez en trompette, grosses joues de Bibendum, dit ça comme ça et comme ça vient. En vérité, il travaille comme un boeuf, ingurgitant des hectolitres de café, seulement satisfait quand il a trouvé "quatre vers corrects entre quatre heures du matin et quatre heures de l'après-midi..." Un an et demi d'élagage et de repiquage pour faire "Le Zizi"". Il le dit lui-même : "La verve, c'est un jeu d'invention et beaucoup de ratures."
Voici Serge Gainsbourg, un oiseau de nuit ébouriffé, poil de boulot et oeil tendre. Un vampirisateur, quoi.
Enfin, faut faire avec c'qu'on a
Not'sale gueule, nous on y peut rien
Voilà Mireille Mathieu et toute une vaste ronde de jolies chansons : "La dernière valse", "La vieille barque", "Les yeux de l'amour", "Les bicyclettes de Belzize", "La première étoile", "La parade des chapeaux melons", "Pardonnez-moi ce caprice d'enfant"...
Voici Sacha Distel qui aura interprété plus de deux cents chansons en quatre langues et sera resté quatorze semaines d'affilées sur la scène du prince of Wales de Londres.
Alain Souchon qui m'a marqué en chantant J'ai dix ans et ...
Allô maman bobo
maman comment tu m'as fait
J'suis pas beau
Allô maman bobo
Enrico Macias qui peut réellement pleurer quand il chante "Enfants de tous pays", "A la face de l'humanité", "les Gens du Nord" ou "Aimez-vous les uns les autres".
Henri Salvador. Principaux succès : "Le loup", "Zorro est arrivé", "Le travail, c'est la santé", "Syracuse", "Les Aristochats".
Guy Béart qui adore chanter pour ses hôtes ses principaux succès : "Chandernagor", "L'eau vive", "Printemps sans amour", "Il fait toujours bon quelque part", "Le grand chambardement".
Au cours de l'un de ces déjeuners, il me parle de l'un de ses plus chers projets : sortir un album avec "Les chansons gaies des vieilles années", "les chansons que mon père, dit-il, chantait le samedi soir, des chansons qui ont près d'un siècle, "La Valse brune des chevaliers de la lune", "La Baya", "La Matchiche", "Enrevenant d'la r'vue", "Viens Poupoule"...
"Mais je reste toujours jeune !" C'est Tino Rossi qui parle. dans les années trente, il était sans rival pour chanter les étoiles. Toute la France savait chanter avec lui "Vieni Vieni", "Corse île d'amour", "Marinella je te tiens encore dans mes bras", "Naples au baiser de feu", "Tchi ! Tchi !", "Le plus beau de tous les tangos du monde"... sa voix ensorcelante, tout en roucoulements, berçait autant la marquisette que la midinette.
Après la guerre, toujours objet d'un véritable culte, il renouait avec le temps triomphal des guitares. "Le miracle Tino recommence", s'exclamait Vincent Scotto émerveillé. L'idole à maman et à grand-maman se montre encore capable d'émouvoir de nouvelles générations en ne chantant que des chansons d'amour.
Georges Ulmer l'appelle L'anti-otite...
Et le plus solide bonheur, un village sans ambition, une famille sans complications, des amours sans complexes, une source, une montagne, une chanson, l'univers des pâtres et des fidèles, comme l'écrit magnifiquement Emmanuel Berl, "le doux royaume des mêmes fleurs toujours recommencées"...