"Victor Hugo, naissance d'un géant...
Mamie est formelle. C’est chez les Ernoul ou chez les Demangeat que Sophie Trébuchet a dû rencontrer Brutus Hugo.
Il n’est pas très grand le capitaine mais large d’épaules et de torse, trapu bien qu’athlétique, avec un cou de taureau, un visage rond, des yeux à fleur de tête, le front trop bas, un nez trop gros, des lèvres trop fortes, le teint trop rouge.
Pourquoi Brutus, comblé alors par Eros, s’attarderait-il à considérer longuement cette Bretonne de taille petite, point particulièrement belle, qui, avec ses 24 ans, selon les concepts du temps, n’est plus de la première jeunesse ?
Lui n’en a pas encore 23. Au moins si elle avait quelque bien ! Brutus apprendra vite - tout se sait dans une petite ville - que Sophie n’apportera pas la moindre dot, ce qui même en République demeure un défaut majeur.
Qu’est-ce donc qui l’attire ? C’est qu’elle est loin d’être sotte, la petite Sophie.
De ce qu’ont pu se dire Brutus et Sophie, ma Mamie n’en sait rien.
Tout ce dont elle est sûre, c’est qu’est née entre eux une sorte d’intimité.
Un peu plus tard, à une de ses connaissances, Brutus parlera de "Sophie". On n’appelle pas - surtout en ce temps-là - une étrangère par son prénom. Restons lucide : Sophie aurait pu accueillir l’arrivée dans sa vie de Brutus comme d’un miracle si elle y avait cru, mais ce n’était pas le cas.
Du moins, elle a du frémir d’espoir, un espoir mal contenu.
Et Brutus ? Ce qu’il a pu apprécier chez Sophie, c’est sans doute une tradition de bourgeoise que lui, le "primitif", a dû lui envier.
Mais franchement celui qui proclame avec tant de flamme et de gaieté le contentement que lui procurent si souvent les "jolies sphères" de Louise Bouin, celui qui célèbre à tout instant son "teint de lis" et ses "lèvres de rose", cet homme-là aurait pu se muer en cet amoureux de Sophie, fervent et transi ?
Ma Mamie est persuadée que c’est des conneries.
Ce qu’elle sait en revanche, c’est que quelques mois plus tard, Louise Bouin va quitter Brutus.
Adieu aux "jolies Sphères" !
La séparation ne semble pas avoir engendré de grands drames. Mais peut-être le célibat tout neuf de Brutus va-t-il être à l’origine, de sa part, de ce que Mamie appelle "le retour de Sophie". Elle le connaît assez ce bon vivant : il n’est pas fait pour la solitude.
Les amants abandonnés sont les plus vulnérables.
Est-ce alors que lui est repassée par la tête l’image de la petite Sophie, point si désagréable après tout ?
Ce souvenir a-t-il été avivé par une lettre de Sophie reçue à point nommé ? Mamie sait d’expérience que la Bretonne est tenace.
Mamie sait aussi qu’elle a entre-temps envoyé un ami auprès de Brutus. Il n’a pas dû manquer de plaider sa cause. Soudain, Brutus décide de franchir le pas. Il épousera Sophie.
Et au diable les varices.
Ni une ni deux, Sophie court retrouver Brutus à Paris pour les noces. C’est à ce moment très précis que Brutus écrit à un ami et lui dit : "Je t’ai annoncé mon mariage avec Sophie. Il n’en peut rien être. Sous quinze jours, je t’apprendrai du nouveau. Je suis infidèle. Je te dirai le reste."
Que s’est-il donc passé pour que Brutus ne veuille plus se marier ? Il le dit, il avoue : il est tombé amoureux. Il est infidèle. Une jeune femme a succédé dans son coeur à Louise Bouin. Ceci dans le temps même où Sophie venant est arrivée à Paris pour l’épouser !
N’ayons pas peur des mots, pour Brutus, c’est l’embarras extrême, l’impression de se débattre dans un cul de sac, le désir forcené de sortir du guêpier : il ne va tout de même pas épouser cette Bretonne qu’il n’aime pas alors qu’il s’est remis à en aimer une autre ! Résultat des courses : des cris,des larmes, des mots irrémédiables.
Voilà ce qu’ont été les fiançailles de Sophie Trémoulet et de Brutus Hugo.
Malgré tout, le 15 novembre - neuf jours après l’aveu de Brutus à son ami, il épouse Sophie. Comment a-t-il mis les pouces - et si vite ?
Nous voilà réduits aux hypothèses.
Une ligne d’une lettre de Brutus apporte peut-être le début d’une solution. Elle est de septembre 1805, époque à laquelle les époux se verront séparés par la force des choses et surtout par un abîme d’incompréhension.
Ici chaque mot adressé par Léopold à Sophie compte :
"Rappelez-vous, quand je dus vous épouser, vous me fîtes espérer qu’il vous revenait quelque chose de votre père."
Tournons et retournons cette phrase, nous ne pourrons tirer qu’un seul sens - évident : Brutus a été contraint d’épouser Sophie.
Quant à la raison qui a forcé ce brave à trois poils à franchir le pas, là, ma Mamie n’en sait rien.
Des menaces du frère ? Brutus l’aurait étendu pour le compte.
Des supplications de Sophie ? Brutus - encore une fois - ne parle pas de prières mais de contrainte.
Alors ? Alors, il faut deviner. Se demander si Sophie, se trouvant seule avec Hugo et, mêlant pour une fois larmes et coquetterie, n’a pas tout à coup troublé ce sanguin ?
Mamie le voit, le lendemain, Brutus Hugo.
Elle le découvre accablé, furieux contre lui-même mais conscient que son honneur l’oblige à "réparer".
Sophie est une jeune fille de bonne famille. En tout cas, une jeune fille. Impossible de la comparer à une Louise Bouin. S’il ne l’épouse pas, il la laisse déshonorée, condamnée à jamais au célibat.
Alors, il l’épouse.
La suite ? Elle accouche le 15 novembre 1798, un an jour pour jour après le mariage : exactitude toute militaire. C’est un fils, aussitôt prénommé Abel.
Et Brutus se révèle un père émerveillé.
Important. Brutus recevra alors une promotion flatteuse : le poste de commandant d’armes à Clèves.
Brutus et Sophie partent sur les routes, puis dans les montagnes.
Vers où ont-ils alors porté leurs pas ?
Nous ne pouvons que les imaginer s’avançant sur un sentier que les schistes rendent glissant et dont la terre garde l’humidité des neiges fondues. Le temps est beau, quelques nuages courent le ciel.
Un palier, une clairière? Ma Mamie ne le sait pas. Sophie reprend souffle.
Brutus que rien ne fatigue - jamais - et que l’air vif au contraire fustige se sent tout à coup d’humeur folâtre.
Plutôt qu’à la ligne bleue des Vosges, son regard a dû s’arrêter à celle, blanche et vaporeuse, que forme la bas du pantalon de lingerie de Sophie, bien dégagé comme le veut la mode du temps. Expéditif, le commandant Hugo.
Et puis l’herbe est trop tendre. Il demande, il exige.
S’il est sanguin, avide en amour, doté de ce tempérament formidable dont ses lettres à sa femme portent l’aveu sans cesse renouvelé, est-ce sa faute ?
Cette voracité pourrait faire leur bonheur à tous les deux.
Elle causera le drame de Brutus.
Probablement n’a-t-elle pas même eu le temps de dire non. Il est quand même officier des armées de la République. Vingt ans plus tard - presque jour pour jour - le général Hugo écrira à son fils Victor :
"Créé, non sur le Pinde, mais sur un des pics les plus élevés des Vosges, tu sembles te ressentir de cette origine presque aérienne."
Décidément, ces Hugo ne font rien comme tout le monde.
Mon père n’a pas cru devoir m’informer quand aux conditions dans lesquelles j’ai été engendré. Le vôtre non plus, je suppose. Le général Hugo, si. Tant mieux.
Ainsi saurons-nous pour l’éternité que Victor Hugo a été conçu en plein air.
Collection "Mamie raconte Hugo"
Naissance d'un géant ; L'éveil du petit Hugo ; Victor et Adèle ; Victor et Adèle se marient