"Une bateau, là, sous vos yeux.
Il s’appelle Paul Truck - nom curieux mais parfaitement authentique. C’est le personnage le plus original, le plus pittoresque de la S.M.N - société maritime nationale - où il travaille et à qui on va proposer de retrouver le fameux trésor.
Paul Truck - dit aussi le captain -, avait pendant la guerre, risquant vingt fois la mort, déminé le port de Calais. A la fin de la guerre, le président Henri Estier l’avait envoyé en Argentine pour acheter des bateaux.
Tâche difficile, à un moment où la France manquait de tonnage. Paul Truck avait brillamment réussi. On disait volontiers que, servant les intérêts de la compagnie, il n’avait pas oublié les siens.
En 1922, Truck n’avait pas encore la trentaine. Il était ce qu’on appelait un bel homme, avec des cheveux très noirs, une moustache conquérante. Dès qu’il arrivait au bureau, il semblait que tout s’arrêtât. Chacun, inconsciemment, se mettant à la disposition du captain.
Chaque entrée était une tornade, un ouragan.
Il appuyait sur toutes les sonnettes en même temps, décrochait le téléphone, surgissait de son bureau pour appeler tel ou tel d’une voix éclatante.
Il ne passait jamais plus de deux ou trois heures à la S.M.N.
Après quoi, il descendait rejoindre sa voiture, une limousine de grande marque conduite par un chauffeur d’aristocratique allure. Souvent une jeune femme l’y attendait. ravissante, fine, élégante, c’était un ancien mannequin. Truck l’avait arrachée au couturier dont elle présentait les collections et l’avait mise dans ses meubles. Mary - appelons-là par son prénom - éprouvait plus de peur que d’amour pour le fracassant captain Truck.
Elle savait qu’il avait une femme légitime, d’autres maîtresses, et que, pour elle, il n’était disposer à en sacrifier aucune. Mais la générosité de Truck était sans borne. Elle s'émerveillait des bijoux qu’il lui offrait. Il voulait qu’elle fut toujours plus belle, pour lui faire honneur.
Un jour, un homme de petite taille d’une trentaine d’années arriva aux bureaux de la S.M.N. Il demanda Paul Truck. Sur sa carte qu’il remit à l’huissier, ou pouvait lire : Major Sippé. Paul Truck le reçut.
L’entrevue dura longtemps, beaucoup plus longtemps que celles que le captain accordait à ses autres visiteurs. Il fut questions des confidences d'un certain O'Donnagain et d'un trésor qui gisait dans l'épave du Tubantia en mer du Nord. A la sortie de l'entrevue, Truck était convaincu qu’il fallait aller, en mer du Nord, repêcher le trésor du Tubantia.
Un trésor recèle en lui-même sa force de conviction. Pour le captain, ce trésor devint une impérieuse nécessité. Dès qu’il rejoignait Mary, il lui parlait de l’or. En voiture, c’était toujours de l’or qu’il était question. Et le soir, chez Maxim’s, tandis qu’il distribuait à la ronde des pourboires fastueux, il avait beaucoup de mal à parler d’autre chose que du Tubantia.
Avec Paul Truck, les affaires ne traînaient jamais. Il décide de passer à l'attaque et file à Dunkerque. Là-bas, il était chez lui. Dans les cafés du port, il eut fait de retrouver de vielles connaissances.
Il s'installa dans une cabine du Berny-en-Sancerre et, de conserve, les deux bateaux quittèrent le port pour Ostende. A peine débarqué, Paul Truck alla retenir un appartement à l'hôtel Wellington. Le plus beau, le plus luxueux des appartements. Il attendait Mary et il fallait que l'écrin fût digne de la beauté de la jeune femme.
Le soir même, le captain revêtit son smoking bleu de nuit et, par la digue, gagna le célèbre Kursaal d'Ostende, ce casino en forme de rotonde, bâti face à la mer comme un défi.
Pendant des heures il joua. Et il gagna. Décidément, la chance était avec lui.
Dès le lendemain matin, à l'aube, la recherche de l'épave commença.
Pendant des jours, deux remorqueurs quadrillèrent la mer. Régulièrement, on s'arrêtait, on lançait un grappin. Rien. Toujours rien.
Mary était arrivée à Ostende, s'était installée au Wellington.
Elle attendait.
Un mois. Oui, un mois. Toujours rien.
Parfois la drague crochait dans un obstacle. Un scaphandrier descendait, ne trouvait rien, décrochait la drague. On repartait. Impavide, Paul Truck. Certes, son impatience montait, mais il ne le montrait pas. Sippé, lui, tuait le temps en vidant force bouteilles de whisky.
Le mois de mai était largement entamé. Une journée de plus de recherches infructueuses.
Tout à coup, un choc.
La drague qui se tend. Quelque chose. Et cette fois, visiblement, quelque chose de sérieux. On stoppe les machines. la journée est trop avancée pour qu'on puisse y aller voir. Demain.
Il n'est pas encore sept heures du matin, quand un scaphandrier désigné par Paul Truck se livre à ses aides pour l'habillage. tout est prêt. On le jette à l'eau.
Quand il remontera, lentement, il faudra le déshabiller bien sûr. Après quoi, il se présentera à l'échelle du Berny. Paul Truck l'attend, l'entraîne dans sa cabine où ils retrouvent Sippé. Là, le scaphandrier dit tout : l'épave repérée, le nom du Tubantia lu à l'arrière. Un cri de joie qui est un rugissement. Voilà, on y est. Le trésor est à portée de la main.
La tâche fixée aux scaphandriers est de s'ouvrir un chemin, à l'intérieur du Tubantia, jusqu'à la chambre froide où l'on sait que les fromages plein d'or ont été entreposés. Ce chemin, il faudra des semaines pour qu'il soit frayé.
Les jours passent, les semaines. De temps en temps, en coup de vent, Paul Truck surgit au Wellington, retrouve Mary, court au casino avec elle, joue de plus en plus gros jeu. On dirait que la fièvre de l'or du Tubantia a exacerbé sa passion de jouer. Longtemps, il a gagné.
Maintenant, il perd. Il s'acharne et il perd. Des sommes énormes restent entre les mains des croupiers du Kursaal. Bientôt, Paul Truck doit se rendre à l'évidence : il est ruiné s'il ne trouve le trésor du Tubantia.
Mais comme dit Mamie : Le trouvera-t-il ?
Et si le trésor n'existait pas ?
Avril 1923. Les scaphandriers se sont remis au travail. La brèche dans la coque est devenue une ouverture profonde. Peu à peu, on s'approche de la chambre froide. Mais Dieu que c'est long !
Le 9 juillet, un soleil de feu frappe droit une mer étale. Les scaphandriers sont au fond. Sur le pont du Berny, Paul Truck aperçoit tout à coup un bateau gris qui se rapproche à vive allure.
Un bateau anglais qui stoppe et laisse couler l'encre à moins de trois encablures du Berny. Manquait plus que ça. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Dans les jours suivants, des scaphandriers anglais voudront à leur tour descendre sur l'épave du Tubantia. Paul Truck fera comme eux, il larguera des charges pour obliger les Anglais à remonter.
Alors, alors seulement, le commandant du bateau anglais Bourne se décidera à se présenter sur le Berny-en-Sancerre. Avec une simplicité admirable, Bourne priera Truck de vider les lieux. Pour toute réponse, le captain invitera l'Anglais à déguerpir sur-le-champ.
Finalement, on discute. Truck fera de violents efforts pour garder son calme. Finalement, on décide de porter l'affaire devant la Haute Cour de justice de Londres.
A Londres, on a plaidé. Le Times du 1er août 1923 a publié une relation éloquente des débats. d'évidence, la voie est libre aux Français.
Sur place, autour des bouées qui marquent l'épave, il faut bien tenir compte d'un climat nouveau. A regret, le bateau anglais s'éloigne.
Pour Paul Truck, la mer est libre.
La suite ? Plus de nouvelles. C'est à croire que le Tubantia n'a jamais existé. Et puis, à la fin de septembre, tout change, la porte du bureau de la S.M.N. bat et, plus magnifiquement que jamais, le captain paraît.
La téléphoniste Anne-Marie admire sa peau tannée par des mois de mer et sa moustache toujours conquérante. elle constate qu'il porte au revers de son veston la Légion d'honneur et la croix de guerre, alors qu'il s'en abstenait auparavant.
A son doigt, un diamant.
Curieux.
Visiblement, Paul Truck a du mal à s'intéresser de nouveau à la compagnie. De même, il ne s'entend plus avec François Estier qui lui reproche son luxe, cette Rolls qui, maintenant l'attend en bas, avec son chauffeur en livrée.
Esthier, lui, se contente de taxis et d'autobus. mais peut-être le président a-t-il des reproches plus graves à formuler à l'encontre du captain ?
On apprendra bientôt que Paul Truck vient d'être nommé directeur pour l'Europe de la compagnie Dodero, richissime société argentine. On apprendra bien d'autres choses. Le démon du jeu a repris Paul Truck. Sa Rolls le véhicule vers les cercles de jeu parisiens, vers Enghien, vers Deauville. La belle Mary est toujours a ses côtés.
Elle arbore des bijoux comme n'en portent plus les têtes couronnées. Chez Maxim's, le captain tient table ouverte. On le voit souvent entrer aux bras d'autres jeunes femmes que Mary. Pour une nuit, il fait cadeau d'un bijou qui vaut une fortune.
Alors ? Paul Truck a-t-il retrouvé le trésor du Tubantia ?
Ses amis le croient. Le personnel de la S.M.N le croit. Mais comme dit Mamie très justement, personne n'en a la preuve.
L'énigme sera résolu par Leonce Paillard près d'un demi-siècle plus tard quand il aura une conversation avec le neveu du captain.
Oui, Paul Truck avait découvert le trésor du Tubantia. Quand le bateau Anglais s'était éloigné, les scaphandriers avaient pu reprendre leur travail. On était proche du but. Une dernière cloison céda.
Enfin, on pénétrait dans la chambre froide. Et là, à peine altérés par le long séjour au fond de la mer, bien alignés dans leurs caisses. Il y avait les "fromages". Un à un, on les avait remontés. A l'intérieur de chacune d'elles, se trouvaient bien les lingots d'or annoncés par O'Donnagain.
Cependant, Paul Truck ne remonta pas tous les "fromages". Délibérément, il arrêta son exploration. Pourquoi ? Peut-être parce qu'il craignait que l'affaire ne s'ébruitât, que la Monnaie française réclamât l'or, que les assureurs demandassent la restitution...
Qui peut savoir ? tels sont les arguments que le captain soutint devant François Esthier lors du partage clandestin. Officiellement, la S.M.N n'avait rien trouvé. Personnellement, Paul Truck et François se partageaient l'or du Tubantia.
Mais si Paul Truck n'avait pas persévéré dans ses recherches, c'était en vérité pour une raison qu'il se garda bien de dire à François Esthier. Parmi les "fromages" remontés, il avait découvert les trois boites métalliques sur lesquelles O'Donnagain avait pu lire la lettre K.
Ces boîtes étaient pleines de diamants, de rubis, de topazes, de décorations impériales incrustées de pierre s précieuses, de colliers de perles, de bagues de toutes sortes. Une immense fortune. Le trésor du Kaiser Guillaume II que celui-ci, dès 1916, peu sûr de l'issue des hostilités, exportait délibérément. A quoi bon continuer à remonter des lingots d'or quand on a mis la main sur les trésors de Golconde ?
Il n'est trésor qui ne s'épuise.
A force de distribuer les rubis et diamants à ses petites amies, à force de "flamber" sur les tapis verts, la fortune s'évanouit en fumée. Cette fois, le captain était définitivement ruiné. Landi, lui, l'homme du bateau anglais, revint plus tard sur les lieux et récupéra ce qui restait d'or, soit une valeur d'un million de livres sterling. Ni plus, ni moins.
Il ne faut pas chercher de morale dans les affaires de trésor. Le major Sippé, pour son malheur, supportait mal la mer. Il n'était pas sur place au moment où Truck avait récupéré l'or et les pierres précieuses. Comme dit Mamie, la recherche de l'or du Tubantia ne lui rapporta pas un kopeck.
Pendant des années, il vécut d'expédients, buvant de plus en plus, fumant au-delà du raisonnable. Il se maria avec une Française, il en eut un fils. Après quoi, il descendit la pente. Vers 1969, on le trouva un soir ivre mort dans un ruisseau. On l'emporta à l'hôpital. C'est là qu'il mourut, "misérable et seul".
O'Donnagain avait trahi le secret du Tubantia. Ayant trahi, il devait payer. d'où le poignard qui le frappa en plein coeur, près de la place Vendôme.
Et Paul Truck ? Tout était vendu. Ses propriétés, ses meubles, sa Rolls, et même sa garde-robe. Il gagna Boulogne, anonymement, et désormais travailla pour le compte d'un mareyeur. On le vit débarquer des caisses de poisson. Il avait un frère riche.
Mais un Paul Truck peut-il en venir à tendre la main ?
L'hiver de 1935, une congestion pulmonaire le terrassa. Il dut garder la chambre, une chambre misérable d'un hôtel à matelots, l'hôtel du Faisan. Son état s'aggrava, son frère fut prévenu. Il arriva aussitôt et paya l'hôtel, le médecin et les médicaments.
Une femme se présenta, jeune encore, toujours belle. C'était Mary. Elle tendit au frère de Paul Truck un bracelet de diamants. Elle ne voulait pas voir Paul. Elle craignait qu'en le retrouvant, il ne sentit plus encore la différence entre son brillant passé et son actuel dénuement.
Ce bracelet, c'était Paul qui lui avait offert. Il fallait le vendre. Il fallait que captain fut transporté dans une clinique. Le frère remercia Mary, mais refusa le bracelet. Il était sûr que dans cet hôtel, Paul était bien. Il entendait les rires des matelots, leurs chants, le bruit de leurs bottes. Par la fenêtre pénétraient le cri des mouettes et les sifflets des bateaux.
C'est là, à l'hotel du Faisan, quelques jours plus tard, que mourut, pauvre et sans rien regretter, l'homme qui avait tenu entre ses mains l'incroyable trésor du Tubantia.
Fin de l'histoire.