"Paris brûle-t-il ?
Le jour de gloire est arrivé. Depuis quatre ans, Paris attend cette aube qui se lève enfin.
Aussi, dès leur réveil, ce 25 août 1944, 3 millions et demi de Parisiens sont prêts à faire rouler sur leur capitale libérée une telle vague de bonheur et de joie qu'un simple soldat américain, le romancier Irwin Shaw, déclarera : "La guerre devrait finir aujourd'hui."
"Ils" arrivent.
Après avoir compté les années, les mois, les jours, les Parisiens comptent maintenant les dernières minutes.
Dans des milliers de foyers, des mains fébriles cherchent des trésors enfouis : une bouteille de champagne poussiéreuse, une robe taillée dans un morceau de tissu acheté au marché noir, un drapeau tricolore interdit depuis quatre ans, une bannière américaine tricotée maison, des fleurs, des fruits, un lapin, bref, tout ce que, dans son enthousiasme et sa gratitude, une ville peut offrir à ses libérateurs.
Près de la place de la République, Jacqueline Malissinet se demande si elle va pouvoir adresser la parole à un Américain. Cet Américain sera un capitaine hirsute et couvert de poussière, mal rasé, originaire de la Pennsylvanie.
Il lui apparaîtra debout dans une jeep sur le pont de la Concorde, beau et souriant, et il deviendra son mari.
Une histoire parmi d'autres car pour bien des parisiens, ce jour apportera une joie plus inoubliable encore que la libération elle-même. Des mères retrouveront tout à coup leurs enfants, des femmes leur mari, des enfants leur père.
En trois ans, Simone Aublanc n'avait reçu de Lucien, son mari, qu'une seule lettre venue d'un camp de prisonniers d'Allemagne. Une seule lettre et la certitude que Lucien était vivant, "car s'il était mort, pensait-elle, je l'aurai senti", avaient soutenu pendant trois ans l'espoir de la petite Simone.
Et ce matin-là, elle éprouve une sorte de prémonition : Lucien va revenir aujourd'hui.
Elle en est si convaincue qu'elle décide de laisser pour lui un message chez le concierge. "Bonhomme, écrit-elle simplement, je suis chez papa." Elle signe "Poulet". C'est le surnom que lui a donné Lucien quand ils se sont mariés.
Au même moment, devant la jeep du sergent Milt Shenton, la route apparaissait déserte et pleine d'embûches. Pourtant, dès qu'il arrive Porte d'Italie, Shenton vit jaillir de toutes les portes un flot hurlant de Parisiens.
Bientôt sa jeep disparut sous une pyramide de corps enchevêtrés qui s'écrasaient pour toucher le libérateur. A demi asphyxié, Shenton, qui deux minutes plus tôt s'était senti si seul sur la route de Paris, pleurait d'émotion et se demandait comment il pourrait continuer à avancer au milieu de cette marée humaine.
Partout, c'est la même scène.
A chaque tank, à chaque half-track étaient suspendues des grappes de jeunes filles et d'enfants. les chauffeurs des jeeps étaient écrasés par tous ceux qui voulaient les embrasser, les toucher, leur parler. ceux qui n'arrivaient pas à s'approcher lançaient des trottoirs des fleurs, des carottes, des radis, tout ce qu'ils trouvaient à offrir.
A 8 heures trente - montre en mains -, Jean René Champion arrêta son char sur la place du Châtelet et se mit à attendre les ordres. Champion allait passer sur cette place "les cinq heures les plus inoubliables de sa vie". La foule chantait, dansait, hurlait autour de son char et abreuvait de vin et de champagne le Français d'Amérique.
Pour bien des soldats de la division Leclerc, plus émouvant encore que l'accueil délirant de la foule, fut le moment des "retrouvailles" avec leurs familles et leurs amis.
Avenue de la Bourdonnais, le caporal Georges Bouchet vit de son char une femme bondir sous une rafale de mitrailleuse et se jeter dans les bras d'un fantassin en sanglotant "Mon fils, mon fils".
Près du Châtelet, le brigadier Georges Thiolat aperçut deux silhouettes famillières.
C'étaient ses parents qui pédalaient vers son char sur leur tandem.
de toutes les retrouvailles qui eurent lieu ce jour-là, aucune peut-être, ne fut plus émouvante que celle qui permit à Lucien Davanture de revoir son frère. Quand il vu cet homme s'avançait vers son tank avec le bras ceint d'un brassard F.F.I., Lucien crut que son coeur s'arrêtait.
Les deux frères qui symbolisaient les deux moitiés d'une même France combattante je jetèrent dans les bras l'un de l'autre "comme poussés par un courant électrique" et s'étreignirent longuement avant d'attaquer ensemble les Tuileries.
Pour bien des soldats de la division Leclerc, le téléphone fut le premier lien qui les réunit à leur famille.
Le 1er classe Jean Ferracci griffonnait sur des bouts de papiers le nom et le numéro de sa soeur, charcutière à Ménilmontant, et les passait à la foule chaque fois que son char s'arrêtait. Bientôt le téléphone ne devait plus cesser de sonner chez la charcutière pour lui annoncer que son petit frère était de retour.
Au Chatelet, le sergent Pierre Laigle bondit dans un bistrot et appela sa fiancée dont il était sans nouvelle depuis quatre ans. Quand il entendit le son de sa voix, Laigle fut incapable d'articuler un mot.
Puis il dit enfin une phrase banale et merveilleuse : "Je t'aime."
Deux kilomètres plus loin - à vol d'oiseau -, Denise marie embrassait tous les hommes qui passaient devant elle. Soudain, elle remarqua un fusilier marin à pompon rouge qui s'était endormi de fatigue.
Elle grimpa sur le véhicule puis se pencha vers lui et déposa un baiser sur son front. pendant quelques secondes, elle resta immobile à contempler les grands yeux bleus du soldat qui la regardait avec tendresse. Denise sortit alors un morceau de papier de son sac, y griffonna son nom et son adresse et le tendit au guerrier en murmurant : "revenez si vous pouvez."
Le fusilier marin Laurent Thomas devait revenir deux jours plus tard. Un an après, il reviendrait pour de bon. Denise Marie venait de réveiller l'homme qui deviendrait son mari.
C'est bien simple, pour Ernie Pyle, l'allégresse de la capitale française représente "le moment le plus beau, les plus éclatant de notre temps". Il ajouta ensuite : "Un G.I qui ne se trouve pas aujourd'hui avec une fille à chaque bras est un pauvre type."
Tous les libérateurs, hélas, ne furent pas accueillis par un sourire de femme et des baisers. Le sergent Kelly fut foudroyé par erreur par un résistant qui l'avait pris pour un "boche" à 50 mètres à peine du rêve qu'il caressait, Kelly ne devait jamais entrer dans Paris.
Avant de mourir, il a dit à l'infirmière qui l'a soigné et à qui il a écrit vingt lettres avant de succomber : "Nous avons aidé un grand peuple à se libérer et je me souviendrai toujours de vous."
La nouvelle de la capitulation du commandant du Gross Paris s'est alors répandue alors dans la ville, où la joie populaire ne connaît plus de bornes. Jamais peut-être, dans l'histoire du monde, une ville toute entière n'a ouvert son coeur comme Paris ce jour-là. On déterre dans le jardin les bouteilles qu'on avait planqué il y a quatre ans quand les Allemands étaient entrés !
Sur les Champs- Elysées, la fanfare des pompiers jouait tour à tour God Bless America et la Marseillaise.
Dans les jardins des Tuileries, Lucien Aublanc fonçait dans un étrange véhicule pour retrouver Simone. Quand il déboucha sur l'étroite rue Baudin, tous les habitants se précipitèrent aux fenêtres.
Dans la rue quelqu'un cria : "C'est un Leclerc !" A ces mots, Simone pensa simplement : "C'est Lucien !"
Elle descendit l'escalier comme une folle et se jeta dans la rue. "Pour moi, se souvient-elle, c'était un gars qui descendait de la lune, tellement j'étais étonnée."
Lucien fut incapable de dire un mot devant sa femme. Puis il se mit à sourire et dit timidement : "Oh ! Tu mets du rouge à lèvres." Simone sourit à son tour et demanda : "Pourquoi as-tu coupé ta barbe ?"
Il y eut alors entre ces deux personnes qui se retrouvaient après quatre années de séparation un interminable silence. Simone vit alors Lucien fouiller dans sa poche et en sortir une énorme savonnette Palmolive. "Tiens dit-il, j'ai mis du temps... mais voilà, je te rapporte une savonnette."
A ces mots, Lucien et Simone éclatèrent d'un grand rire et se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
Bouleversée par cette tragédie, l'infirmière, Mlle Thomas fit éditer un magnifique album de reconnaissance destiné au sergent américain et à tous les GIs tombés à l'entrée de Paris.
Cet album fut intitulé "Nous nous souvenons."