"Un magazine, là, sous vos yeux.
Assurément, Conrad Killian est - d'après ma Mamie - un des personnages les plus extraordinaires de notre temps.
Mais aussi l'un des plus méconnus. Posez la question : qui est Conrad Killian ?
Ceux qui pourront vous répondre ne seront qu'une infime minorité.
Pourtant, Killian a exploré le Sahara, il s'est enfoncé dans le Ténéré quasi inviolé. Il s'est intégré dans la plus fabuleuse aventure des temps modernes, celle du pétrole. Malheureusement, comme tant de prophètes, il a prêché dans le désert. Pourquoi les Français ont choisi d'ignorer Conrad Killian ?
Aisément, du remords on passe à l'oubli. Ce qui est plus commode.
Délibérément, ma Mamie a voulu violer cet oubli. Même si le remords, après tant d'années reprend vie. Conrad Killian en vaut la peine. Jugez-en.
Le nom, déjà, a sucité la curiosité de ma Mamie. Ces Killian sont-ils écossais, irlandais ? Et pourquoi ce prénom allemand ? En fait, les Killian sont d'origine alsacienne. Après la défaite de 1870, ils ont quitté l'Alsace pour se fixer à Grenoble.
Tout enfant, Conrad s'est passionné pour les sciences naturelles. Il a neuf ans quand son père, stupéfait, découvre qu'il a rédigé un essai de soixante-dix pages, intitulé : le Sol et les Bêtes. A la première page, en exergue, cette phrase : "Demain, tous les continents deviendront familiers aux hommes. Un seul mystère demeurera : "l'Afrique."
Au lycée, il se montrera à la fois brillant et insolent. Daniel-Rops, son condisciple, lui gardera toujours son amitié. Il l'a vu "grand, fort, à la fois abrupt et charmeur, effronté et d'une extrême gentillesse, avec ce quelque chose qui faisait dire à ses camarades qu'il n'était pas comme les autres...
Ne s'avisa-t-il pas quelque temps d'avoir comme animal familier un rat blanc, qu'il promenait perché sur son épaule ?".
Pas de doute : la géologie le passionne. A peine son bac décroché, il part à la recherche de minéraux dans le massif de la Grande-Chartreuse.
La suite ? La guerre qu'il terminera comme sous-lieutenant, ayant reçu la croix de guerre et citation. A peine libéré, il tombe malade, doit faire une cure à Saint-Nactaire. Là, il va rencontrer une jeune fille douce, jolie, fragile : Corinne Boquien.
Coup de foudre, passion réciproque, Conrad annonce à sa famille qu'il va épouser Corinne.
Mais avant, il lui faut terminer ses études. Une évidence : Conrad s'ennuie sur les bancs de l'université.
Justement son père reçoit une lettre d'Algérie. Elle émane d'un colon d'origine suisse, Eugen Hurtreger. Fort riche, il vit seul au milieu d'une nuée de serviteurs. Il a une passion, une manie : il voudrait retrouver le trésor des Garamantes, des émeraudes "grosses comme des oeufs de pigeon". Qui l'aidera à retrouver ce trésor ?
Hurtreger a déjà recruté un ancien adjudant des compagnies sahariennes, un certain Lacroix. Ce Lacroix connaît bien le désert. Mais Hurtreger est persuadé qu'il faut compléter l'adjudant par un géologue. Connaissant la renommée du père de Killian, c'est à lui qu'il a écrit, le priant de lui signaler un de ses élèves.
Wilfrid Kilian n'hésite pas. Puisqu'il faut mettre "un peu de plomb" dans la tête de Conrad, c'est son fils qu'il désigne. Ce fils qui vient d'écrire à Daniel-Rops :
- Une vie ne me suffit pas, je veux avoir un destin...
Wilfrid ne dissimule pas à Conrad que la mission sera difficile, dangereuse. Que plusieurs explorateurs y ont perdu la vie. Raison de plus, aux yeux de Conrad, pour partir.
Et Corinne ? Elle n'hésite pas non plus. Elle jure à Conrad qu'elle l'attendra. Conrad, en guise de promesse, a glissé au doigt de la jeune fille un très beau brillant qui a appartenu aux Boissy d'Anglas.
Un mot rapproche ces deux jeunes gens : absolu.
Le 8 janvier 1922, la caravane s'ébranle de Touggourt. En tête, un colosse à la barbe rousse : c'est le fameux Lacroix. Sans cesse, il a l'injure à la bouche. Il ne parle pas, il éructe. La vérité est qu'il a flairé la bonne affaire. En se mettant au service de Hurtreger, il a pris dès le départ la ferme résolution, s'il trouve les émeraudes, de les garder pour lui.
Lacroix traîne avec lui sa compagne, une belle fille plantureuse, d'une vulgarité caricaturale. Elle se nomme Florence. Dès la première rencontre, elle a posé sur le jeune Conrad - fort beau garçon - un regard qui en dit long.
Et la caravane qui s'enfonce dans le désert.
Tout de suite, Conrad a compris qu'il avait rencontré le destin appelé de ses voeux.
Il était né pour ce désert. Il était né pour ces montagnes. Il était né pour ce soleil implacable.
Pour ces étapes au cours desquelles les hommes dansent, cependant que les chameaux ruminent, étendus sur leurs genoux pliés.
Lors de ces haltes, Lacroix cuve son absinthe, cependant que, la nuit tombée, Florence rampe vers la tante de Conrad.
Pendant la marche, souvent, très souvent, Conrad s'éloigne. Il étudie les terrains, ramasse des minéraux, les observe, les sélectionne. Lacroix finit par comprendre : pour Conrad, les émeraudes ne sont qu'un prétexte. L'étudiant se consacre à des recherches bien différentes. Furieux, Lacroix hurle :
- Alors, puceau des sables, tes émeraudes, tu les cherches, oui ou merde ?...
Un soir la colère du forban est si grande qu'il fonce sur Killian, poignard brandi. Très calme, Conrad dégaine son révolver, met en joue Lacroix - qui s'arrête net.
On pénètre dans la zone de Telleret-Ba. C'est là que devrait se situer la forteresse des Garamantes. Errant dans ce dédale, Killian aperçoit tout à coup des pierres vertes qui étincellent au soleil. Des pierres vertes ! Voilà donc les émeraudes tant rêvées ! Killian se saisit de son marteau, en brise quelques-unes. Elles fondent, réduites à l'état de poudre. Ce n'est que du feldspath, autrement dit des amazonites que seul un profane pourrait prendre pour des pierres précieuses.
Justement, le profane surgit : c'est Lacroix. Il devient écarlate :
- les émeraudes.
Derrière lui, Florence pousse des hurlements hystériques, elle se roule sur les pierres. Il faudra longtemps et beaucoup de patience à Killian pour les détromper.
La déception du couple est si grande que Lacroix et sa compagne vont, un peu plus tard "semer" Killian dans le désert. Conrad les rejoint, exige sa part de ravitaillement et, avec un seul chaambâ, Amdor, s'enfonce dans le désert. Les autres chaambâs l'ont supplié de n'en rien faire :
- Les Touareg te tueront, comme ils ont supprimé le père de Foucauld
Mais Conrad a persisté. Ce qu'il veut, c'est poursuivre l'étude stratigraphique du Sahara.
Le danger ? On verra bien. Il voit.
Il tombe entre les mains d'un célèbre chef de la résistance targuie, Anaba ag-Amellal, l'un de ceux qui ont organisé le massacre de la mission Flatters. Alors qu'Anaba le tient en joue, Killian plastronne, plaisante.
Anaba, à qui plaît ce courage, baisse son arme et sourit. Killian reprend sa marche, traverse tout le Hoggar, adressant un défi quotidien à la soif - et à la mort. Ainsi parvient-il jusqu'à l'oasis où réside la femme qui règne sur le Hoggar, la redoutée, toute-puissante et très belle Zara. Sans doute est-il le premier roumi qui se soit hasardé auprès de Zara. Et il plaît à Zara. Et Zara l'aime. Ainsi commence un véritable roman d'amour, comme l'a dit Mamie, "digne d'un conte de Mille et une Nuits."
De cette exploration, le géologue Killian a rapporté une certitude : les terrains qu'il a explorés recèlent des traces de naphtes. "Je vois dormir des milliards de barils de pétrole dans le vêtement de sable du Sahara." Peut-il se douter qu'en formulant cette déclaration, c'est sa vie toute entière qu'il engage ?
Quand il débarque en France, il est épuisé. On lui ordonne un repos complet. Il en profite pour rédiger un rapport. Dans le monde savant, c'est de la stupeur. Killian sera lauréat de l'Institut de géographie et de géologie. il recevra la médaille René-Caillié.
En retrouvant Conrad, Corinne a cru défaillir de bonheur.
Elle se désespère, quand il lui apprend qu'il va repartir. A son frère, Conrad déclare : "Je reviendrai dans deux ou trois ans. Corinne et moi nous nous aimons, elle m'attendra..."
On aime pas beaucoup Killian dans les bureaux d'Alger. Son humour ne passe pas. Mais, de toute éternité, les bureaux sont demeurés insensibles à l'humour.
Quand on apprend que le but de Killian est de traverser le Ténéré, le désert inaccessible, ce n'est à Alger qu'un cri :
- Il est fou !
Première étape : Touggourt.
La reine des Ouled Naïl, Aïcha Titcha, le voit et, aussitôt, devient folle de lui. Il faut dire qu'elle ne passe pas pour un modèle de vertu.
Elle lui offre tous ses bijoux. Elle brode elle-même sur son fanion la devise que Conrad vient de s'imaginer :
"Avec Vaillants, toujours Killian."
Dans la tribu, ce sont les esclaves qui brodent. Cette fois, la reine a brodé de ses mains, parce qu'elle se veut l'esclave de Killian.
A l'étape suivante, Ouargla, c'est la belle Mahjouba qui tombe éperdument amoureuse de Killian. De tribut en tribut, son prestige grandit.
Etape suivante, le Hoggar, où Conrad s'arrête auprès de Zara, bouleversée de revoir son cher roumi et qui "se livre à lui avec transport". Quand Conrad apprend à Zara qu'il veut traverser le Ténéré, elle tente de le faire renoncer à ce projet insensé.
Mais celui qui dissuadera Conrad Killian n'est pas encore né.
Le 4 avril 1927, Killian s’engage dans cette exploration sans précédent. En gage de son amour, Zara lui a confié le meilleur guide du Sahara, Rama. On s’enfonce de plus en plus profondément dans l’enfer de la soif. Le jour la température monte à plus de soixante degrés. La nuit, elle tombe au-dessous de zéro. Au milieu de ces hommes intrépides, peu à peu la peur s’insinue. Aucun humain, jamais, ne s’est aventuré dans une telle méharée. Aucun Saharien.
Rama lui-même "craque" :
- Jamais tu ne reverras Zara, ni elle ni aucune autre femme !
Il s’abat sur le sol en sanglotant. Il faut que Kilian et El-Bachir le menacent de leurs armes pour qu’il accepte de repartir. Il le faut absolument parce que Rama est le seul à connaître les puits d’In-Afaleleh, unique point, au milieu du désert qui permettra de reconstituer la provision d’eau. Quand on arrive aux puits, les outres sont vides. Un cri dans l’escorte : le puits est comblé ! Killian reste silencieux. Rama murmure :
- C’est fini.
Une certitude effrayante : le puits le plus proche se trouve à quatre-vingt kilomètres de là. Des jours et des jours de marche. Sans eau ?
Un ordre bref de Killian à El-Bachir : il faut égorger la chamelle la moins affaiblie. Ordre exécuté. Killian éventre la bête, en extrait la poche stomacale. Tous les lecteurs d’anciens récits de voyage connaissent cette réserve d’eau naturelle que portent les animaux du désert.
Dans cette poche, Kilian recueille une dizaine de litres d’un liquide qui répand une odeur épouvantable. Kilian sait que ce liquide est un poison. Il sait que d’autres explorateurs qui en ont bu, sont morts. Malgré la soif qui le taraude, il prend son temps. Il fait allumer un feu et fait bouillir le liquide. L’odeur subsiste, le goût reste abominable, mais la toxicité est éliminée. Ces dix litres permettront à l’expédition d’atteindre le puits suivant.
C’est fait. Killian a traversé le Ténéré. Il a rendu possible l’impossible. Maintenant, il rassemble une nouvelle caravane pour explorer le Fezzan. Nouveau raid, nouveau défi. La caravane erre au milieu d’une tempête de sable, ne trouve que par piracle les puits d’Errouy alors que tous allaient périr de soif.
Killian procède à ces relevés géographiques dans lesquels il excelle. Ses tracés se révéleront si précis que le service géographique de l’armée les adoptera dans sa carte au 1/5 000 000.
Killian découvre la ligne de partage des eaux de la région. Ses conclusions seront d’abord mises en doute, voire critiquées avec mépris. On en vérifiera plus tard le bien fondé.
Kilian devra encore affronter le souverain implacable de Rhat. Nul n’a pénétré dans Rhat, territoire inviolé. L’amenôkal Boubeker se porte au-devant de Kilian qu’il trouve devant la porte du Rhat. Stupeur de Boubeker :
- Comment as-tu l’audace de venir ici, où aucun chrétien ne s’est jamais aventuré ? Te rends-tu compte que tu peux être tué d’un moment à l’autre ?...
Immense, le calme de Kilian :
- Je sais, mais je n’ai que des intentions pacifiques, je suis un savant, non un conquérant.
Du coup, voilà Boubeker tout changé. Il accorde son estime à cet étranger courageux. Encore une fois, le charme de Kilian a opéré. Il sera le premier chrétien à pénétrer dans la plus ancienne mosquée de Rhat.
A travers tout le désert, court la légende de Conrad Kilian. Il est celui qu a triomphé des démons et des mauvais sorts qui accablent ceux qui défient le désert. Le sultan de Mourzouk qui est en rebellion contre les Italiens l’appelle auprès de lui. Autour de lui, dix mille guerriers brandissent leurs armes.
- Sois leur chef ! demande le sultan à Kilian.
Mais les affaires étrangères, avant le départ de Killian, lui avaient formellement demandé de "ne pas agir contre la convention franco-Italienne". Il décline l’offre des gens de Mourzouk :
- Mon pays n’est pas en guerre contre l’Italie.
Sachant la vénération que portent les musulmans à leur mère, il dit que la sienne le réclame. On le laisse partir.
Il y a trois ans qu’il vit dans le désert, qu’il explore, découvre et repère. Retour à la civilisation.
Partout on rend hommage à Killian. C’est bien. Mais maintenant, Kilian pense à Corinne.
Avant de rentrer en France, à l’adresse de Corinne, le plus laconique des télégrammes : "Tendresse. Saïk."
Il est à Alger. le gouverneur Bordes l’invite à une garden-party. Là, tout à coup, quelqu’un lui apprend que Corinne est mariée. Kilian se redresse. Ses yeux flamboient :
- Je vais aller trouver le mari de Corinne et lui dirait : "Monsieur, vous vivez en concubinage avec ma fiancée..."
Il est sérieux. Kilian est toujours sérieux. Corinne lui avait donné sa parole. Il ne conçoit pas que l’on puisse manquer à sa parole.
Après avoir géré les affaires courantes, il songe enfin à s’occuper de lui-même.
Il est fatigué, malade. mais il ne renonce pas à Corinne. Il se rend tout droit chez le mari de celle-ci et lui redemande sa fiancée. Corinne sanglote :
- Je vous ai attendu pendant sept ans... Je n’en pouvais plus d’être vieille fille...
Très digne, son mari les laisse en tête à tête. Quand il rentre dans la pièce, il attend le choix de sa femme :
- Je pars avec toi, lui dit-elle, écrasée de chagrin.
Là aussi, Kilian ne renonce pas. A plusieurs reprises, il fera de nouveau le siège de Corinne, la suppliera de demander l’annulation de son mariage, de le rejoindre. l’aime-t-elle encore ? Peut-être. Elle se veut femme de devoir. Elle refuse.
Il y a quelque chose de brisé en Conrad Kilian.
Il vit dans deux chambres de la rue du Bac, un véritable capharnaüm. Il est retourné à la Sorbonne. Il n’est que licencié ès sciences et songe à préparer son doctorat. Il se lasse. Il en sait beaucoup plus que la plupart de ses examinateurs.
On le tient pour un personnage fantasque, un original. Quand il affirme l’existence du pétrole au Mouydir, on l’écoute à peine. Killian ? Un mythomane, c’est évident. On lui confie l’organisation d’une exposition sur le Sahara. On le fait chevalier de la légion d’honneur. Pour le reste, on sourit.
Lui-même sent croître sa propre méfiance. Il se voit partout des ennemis, alors que ceux-ci sont surtout des incrédules. Chaque fin de mois est pour lui un problème. Il ne vit que d’une bourse fort légère qui lui vient du C.N.R.S.
A la veille de la guerre, Killian ne trouvera un peu de douceur qu’auprès d’une amie, la comtesse de C... Celle-ci, très lancée dans la société parisienne, lui sert de secrétaire bénévole, met au propre ses rapports, sollicite pour lui des rendez-vous. Elle le présente à ses relations.
Dans les salons, on voit désormais quelquefois ce long et maigre personnage un peu mystérieux. Il est toujours très beau.. Il plaît aux femmes, mais il s’effarouche volontiers. Des mères de famille fortunées parleraient volontiers mariage ; lui ne veut rien entendre. Il s’éloigne. Killian n’est pas à vendre.
La suite ? Ma Mamie est formelle quand elle avance qu’il a été assassiné à cause du pétrole. Il en savait trop.
Rideau.