
"Je tiens l'affaire.
L’homme qui vient de pénétrer en rafale dans un bureau du palais Mazarin, le souffle aussi court que celui d’un coureur de marathon touchant au but, a 32 ans, mais en paraît 40.
Il est trapu, très maigre, très pâle. Ses vêtements sont en désordre. Il a oublié de peigner ses cheveux noirs. Mais ces yeux étincelles quand il lance cette affirmation péremptoire au visage ahuri de l’érudit assis là, derrière sa table de travail :
- Je tiens l’affaire !
Il jette sur la table une brassée de documents, y plonge les bras comme le boulanger dans son pétrin. Triomphalement il en extrait des feuillets qu’il brandit l’un après l’autre sous le nez de son vis-à-vis.
Il s’appelle Jean-François Champollion et celui à qui il s’adresse n’est autre que son frère aîné.
En phrases haletantes il s’explique. C’est de l’Egypte qu’il parle. Un mot revient sans cesse dans son discours : hiéroglyphes. Son frère l’écoute, réservé d’abord, bientôt conquis. Emerveillé enfin.
Il parle toujours Jean-François. Il semble que rien ne puisse l’arrêter. Tout à coup, son frère le voit s’immobiliser, se raidir, la bouche ouverte. Aucun son ne sort plus de ses lèvres. Il titube puis finalement s’abat sur le parquet.
Apparemment, il est sans vie. Terrorisé, Champollion l’ainé se jette à genoux, entrouvre la chemise et l’habit de son frère.
Le coeur bat !
On va le transporter, inconscient, jusqu’à son domicile heureusement tout proche. Durant cinq jours et cinq nuits, Rosine, son épouse, et son frère vont se relayer à son chevet.
Il ne sort pas de son coma.
Le sixième jour, il ouvre les yeux. Sa femme et son frère le voient sourire. Jean-François se tourne vers son aîné et, tranquillement, comme une chose toute naturelle, reprend avec lui la conversation là où elle s’était interrompue.
Il explique qu’il est parvenu au but poursuivi depuis tant d’années : il a percé le secret des hiéroglyphes égyptiens.
Il semble que l’un des privilèges du XIXème siècle soit d’avoir vu éclore plus de destinées extraordinaires peut-être que toute autre période de l’histoire.
Parmi celles-ci, la vie de Champollion, mêlant à chaque instant l’insolite et l’exaltant, apparaît comme l’une des plus fabuleuses.
Seul, de par son génie et son incroyable acharnement, il a restitué à l’humanité plusieurs milliers d’années de son histoire.
Depuis des dizaines de siècles, l’Egypte faisait rêver tous ceux qui l’abordaient : voyageurs, marchands, diplomates, soldats. Sur son passé, on ne savait à peu prêt rien.
Des hiéroglyphes partout !
Des marchands en avaient importés de nombreux en Europe. Le drame c’est que, ces hiéroglyphes, personne au monde n’était capable de les déchiffrer.
Privée de son écriture, l’ancienne Egypte semblait définitivement perdue.
A plusieurs reprises des savants avaient tenté de les déchiffrer. Tous, ils avaient échoué. Jusqu’au jour où...
Non seulement il ne faut pas craindre l’anecdote en histoire, mais il faut la retenir soigneusement lorsqu’elle est éclairante et souligne un jalon chronologique.
Au début de la Révolution française, l’épouse de Jacques Champollion, qui tenait une librairie à Figeac, souffrait de violentes douleurs rhumatismales. Peu à peu, toutes les parties de son corps s’étaient ankylosées.
En janvier 1790, totalement paralysée, elle ne pouvait plus quitter son lit. Les médecins l’ayant abandonnée, elle attendait la mort.
Le libraire aimait sa femme. Elle lui avait donné quatre enfants.
Mais un seul des trois fils avait survécu, Jacques-Joseph, onze ans ayant sa petite soeur Marie. Désespéré et quoique adepte de la raison. Jacques Champollion se résigna à faire appel à un certain Jacquou que les gens de la petite ville appelaient "le Sorcier". On affirmait que Jacquou détenait un grand nombre de connaissances étonnantes et qu’il avait mené à bien beaucoup de guérisons.
Jacquou entra. De sa besace, il tira des plantes.
Il les fit chauffer et demanda que l’on portât la malade sur ce lit d’herbes. Pendant ce temps, il préparait des tisanes qu’il laissa au libraire en lui recommandant d’en faire boire certaines à sa femme et de la frictionner avec d’autres.
En prenant congé, il jura que la malade connaîtrait bientôt un rétablissement "complet et rapide". Il ne s’en tint pas là : il déclara que la jeune femme, une fois guérie, donnerait naissance à un fils qui serait une "lumière des siècles à venir".
Si on se réfère à des "relations unanimes" pour affirmer que la patiente put se lever au bout de trois jours et qu’"au bout de huit, elle montait et descendait les escaliers de sa maison en courant".
La ville toute entière s’émerveilla. Comme la première partie de la prédiction s’était réalisée, on voulut voir ce qu’il en serait de la seconde.
Le 23 décembre 1790, vers deux heures du matin, Mme Champollion donnait naissance à un garçon que le curé baptisa sous le nom de Jean-François.
C’est donc pendant la Révolution qu’il grandit. Il voit croître l’arbre de la liberté, il entend chanter la Carmagnole. Un vieux prêtre réfractaire devient son premier professeur.
Si son frère aîné manifeste déjà une intelligence lumineuse, Jean-François fait preuve d’une remarquable précocité. A cinq ans, il apprend à lire tout seul dans un missel.
Il explique à ses parents abasourdis qu’il s’est borné à comparer une page imprimée du livre sacré avec une prière qu’il connaît par coeur. En vérité, pour la première fois, Jean-François Champollion a déchiffré.
A onze ans, il en sait autant que son vieux professeur qui déclare forfait.
Dès cette époque, l’ainé a voué à son cadet une admiration sans limite. Il faut dire que Jean-François le mérite : à onze ans, il connaît aussi parfaitement le grec que le latin et il est capable de réciter des pages entières de Virgile et d’Homère.
Dès qu’il aborde l’hébreu - pour son plaisir ! - il accomplit des progrès stupéfiants.
Au vrai, la curiosité de Jean-François se révèle insatiable.
Son frère voudrait qu’il mît plus de discipline dans ses recherches et ses études. Mais tout l’intéresse, tout le passionne. Il refuse de se limiter.
A douze ans, il écrit un premier livre dont le sujet apparaît bien inattendu : l’histoire des chiens célèbres.
A treize ans, il commence à apprendre l’arabe, le syriaque, le chaldéen. Non content d’absorber toutes ces langues en quelques mois, il décide d’étudier aussi le copte.
Il faut s’arrêter sur ce dernier choix.
A l’époque, le copte est une de ces langues anciennes les plus oubliées.
Seuls quelques érudits - on pourrait dire : quelques maniaques - songent à s’en approcher.
Cependant le copte représente la seule survivance abâtardit de l’égyptien. Si déjà Champollion décide de maîtriser cette langue, c’est déjà qu’il se dirige vers l’Egypte.
Il commence ensuite à étudier le chinois ancien parce que certains savants - qui s’égarent - affirment que la civilisation égyptienne aurait pris sa source en Chine. Ou réciproquement.
Il aborde la langue zend, le pahlavi, le parsi. Stupéfait par cette capacité insensée d’apprendre et de retenir, le préfet Fourier lui procure les textes dont il a besoin.
L’enfant réunit peu à peu une documentation fabuleuse. Il est doté d’un autre génie : celui de la classification. Toutes les informations qu’il a recueillies seront pour lui subdivisées.
Le 27 août 1807, il assiste à la fête qui marque, au lycée, la fin de l’année scolaire. Une délivrance, car il échappe à cette discipline de fer qui régentait les lycées impériaux et dont il avait beaucoup souffert.
L’histoire a-t-elle enregistré souvent un tel saut ? Le 27 août, Champollion quitte le lycée ; le 1er septembre, il lit son introduction devant l’Académie de Grenoble !
Le jeune homme qui monte à la tribune est mince, élancé, non sans beauté. Il paraît plus que son âge. La maturité qu’il manifeste le situe très loin au-devant des lycéens, ses camarades de la veille.
En outre pour la première fois de sa vie, il est amoureux.
Son frère, le même été, s’est marié avec une charmante Zoé, Jean-François s’est immédiatement épris de la soeur de celle-ci, Pauline, qui a six ans de plus que lui.
C’est ainsi que naissent les grands amours.
Finalement, cela ne donnera rien.
Après quoi, une autre rencontre féminine effacera tout. Tel est en général le destin des amours adolescentes.
Pauline mourra en juillet 1813, a 29 ans.
Son frère l’amène ensuite à Paris. Il songe alors sans cesse à la stèle de basalte noir dont les inscriptions l’obsèdent.
On affirme que dans la diligence il se serait penché vers son frère et se serait écrié :
- Je déchiffrerai les hiéroglyphes ! J’en suis sûr !
Même s’il ne pas exprimé en ces termes, nous pouvons être convaincus que telle était bien sa pensée.
A Paris, pour la première fois de sa vie, Champollion va vivre dans une solitude presque complète.
Séparé de cet ainé qui lui a tenu lieu de père, éloigné de la jeune fille qu’il aime. Il souffre douloureusement.
Dans sa chambre, le soir, il ne peut refréner les larmes qui lui viennent aux yeux : "Je suis seul. Je ressens un vide affreux. L’étude et le travail seuls absorbent mon esprit et mes pensées, apportent un peu de calme dans mon âme. Ce sera mon unique remède et ma seule occupation."
Sa consolation, en attendant l’ouverture des cours de collège : ses longues stations à la Bibliothèque nationale où il consulte tous les textes coptes que celle-ci possède."
Il est si imprégné de copte qu’il en vient à prendre ses notes quotidiennes dans cette langue. Bien plus tard, un érudit mettra la main sur un manuscrit rédigé en copte et le publiera comme un "original égyptien de l’époque des Antonins" ! il s’apercevra - trop tard - qu’il s’agissait tout simplement d’écrits laissés par Champollion.
Au cours de l’hiver qui suit, il commence à tousser : les premiers signes de la tuberculose. A cette époque, on ne la soigne pas.
Il n’a pas encore osé attaquer de front la pierre de Rosette. Un jour, après tant d’autres, il fait face, se procure une copie récente de la stèle et se met au travail. Du premier coup, il identifie toute une série de lettres. Il sent passionnément qu’il est sur la bonne voie.
Un jour, il rencontre dans la rue un ami très agité.
- On a déchiffré les hiéroglyphes !
Champollion pâlit, chancelle. Le rêve de toute sa vie ! On l’a devancé ? Il questionne : qui ?
- Alexandre Lenoir, dit l’ami, qui vient de proposer une brochure qui propose une interprétation complète des hiéroglyphes.
Jean-François plonge dans une perplexité profonde. Il connaît Lenoir depuis un an et celui-ci ne lui a parlé de rien.
Il prend ses jambes à son coup, court chez le libraire, demande la brochure de Lenoir, l’achète et l’emporte en courant chez lui. Quelques minutes plus tard, ses voisins entendent de véritables hurlements. Ils s’inquiètent à tort : ce ne sont que des rires !
Ecroulé sur son sofa, Jean-François est secoué par une hilarité gigantesque.
Sous la plume de Lenoir, il ne trouve que des hypothèses hasardeuses, dont aucune ne soulève le moindre coin du voile. une bonne raison de s’écrier de nouveau :
- A nous deux les hiéroglyphes !
Il faudra douze ans à Champollion pour arriver au but.
Champollion cherche et trouve