"Les premiers pas.
A vrai dire, Victor a failli s'appeler Arnaud. Tel était le prénom de l'ami Muscar. Mais Muscar s'était dérobé : Ostende était trop loin, ses responsabilités trop absorbantes.
Merci Muscar.
Qu'aurions-nous été faire de cet Arnaud Hugo ?
A notre Héros il aurait manqué quelque chose, non d'essentiel mais de nécessaire.
Comme dit Mamie, elles eussent fait défaut, "ces quatre syllabes, Victor Hugo, parfaitement symétriques deux à deux comme pour mieux entrer, sur le rythme, dans la mémoire de la postérité."
Petit tour de table familial. Son père ? Un père moderne, très proche de ses fils, tenant à s’occuper d’eux dans toutes les occasions de la vie et débordant d’amour pour eux. Sa mère ? Elle quitte Marseille pour Paris. Pourquoi ? Pour qui ?
Pour Lahorie.
Pour son amour, Sophie affrontera de grands périls. Elle se fera sa complice, le cachera par deux fois à la police. Elle bravera la morale admise en vivant avec lui sous le même toit. Le doute n’est plus permis : elle a aimé cet homme qu’elle avait connu étant jeune.
Autant qu’une femme puisse aimer un homme, puisque pour lui, elle a risqué sa vie.
Comment, après cela, ne pas découvrir ici une évidence ? Venue seule à Paris rencontrer ceux qui pouvaient aider son mari, elle a retrouvé Lahorie, naguère si bienveillant, si amical. Une tendresse esquissée, s’est changée peu à peu en un sentiment plus profond.
Emerveillée, la froide Sophie Hugo s’est découverte amoureuse - bien mieux : aimée par l’homme qu’elle aimait.
Dès lors, on s’explique que Sophie, partie pour quelques semaines, soit restée treize mois éloignée de son mari et de ses enfants.
Treize mois ! Pour accomplir des démarches, vraiment, c’est beaucoup !
A cet interminable séjour, il n’est qu’une explication et celle-ci se résume en un seul nom : Lahorie.
Léopold ? L’absence a exalté la force des sentiments qu’il voue à sa femme. La tristesse le mine, il parle douloureusement de ses enfants. "Ton Victor prononcent tous les jours ton nom, sa "ma maman". Il entre, il m’embrasse, je l’embrasse pour toi et lui fait baiser cette place..."
Si nous lisons un peu vite, nous ressentons l’impression d’un petit garçon qui entre en courant, se jette dans les bras de son père pour l’embrasser.
Nous devons nous résigner à comprendre que Victor - dix mois - ne peut que se trouver dans les bras de la servante Claudine. Et s’il embrasse la place blanche laissée sur la lettre, c’est que Léopold a dû poser la feuille sur les lèvres du bébé. "Je vien de lui donner un macaron, dont j’ai soin d’avoir une provision dans mon tiroir et il s’en va courir en le suçant...".
Décidément, l’adjudant-major raffole des images hardies.
Si le petit Victor Hugo court, c’est bien sûr dans les bras du domestique Nicolas. La vérité, c’est qu’il ne comprend plus. Faut-il à sa femme tant de temps pour mener à bien des démarches ?
Finalement, elle le rejoindra à l’île d’Elbe. Et là, que s’est-il passé entre Léopold et Sophie ? S’il faut en croire cette dernière elle aurait appris par la rumeur publique que son mari, profitant de son absence, l’avait trompée.
Horreur ! Scandale !
La mauvaise femme, une certaine Catherine Thomas, serait la fille de l’économe de l’hôpital dont il venait - jurera Sophie - "d’être chassé pour malversations.". Qui plus est, dira Sophie, dévoilant délibérément un trait en forme de stigmate, la fille Thomas, "ne possédait rien au monde !"
Prenons garde. Cette dignité offensée, cette douleur d’honnête femme trompée avec une créature par le mari qu’elle aime, c’est son récit à elle. De fait, elle n’est restée sur l’île qu’un mois. Son départ ? Elle "se décida à repartir, ne se doutant guère que son mari désirait son absence afin de vivre plus en liberté avec sa maîtresse". Des foutaises.
La véritable explication, c’est Léopold qui nous la livre dans une lettre : "Adieu Sophie. Rappelle-toi que rien ne peut me consoler de ton absence ; que j’ai un ver rongeur qui me mine, le désir de te posséder. Prégusse est bien heureux, il est aimé de sa femme et il la possède. Moi, je ne possède que le chagrin, la douleur et l’ennui. Adieu, je suis tout à toi."
Nous y sommes. En arrivant sur l’île, Sophie s’est refusée à Léopold. Est-ce parce qu’elle ne voulait pas trahir Lahorie ? Ou bien parce qu’elle s’était à l’avance promis de ne plus s’abandonner à ce désir marital auquel elle ne s’était en vérité jamais résignée ? Peut-être les deux raisons se sont-elles ajoutées.
A Léopold, elle s’est contentée de fournir l’explication dont tant de femmes se sont si longtemps fait une arme absolue : elle ne voulait pas d’un quatrième enfant.
Léopold en rajoute une couche : "Je n’ai vu dans ton départ qu’une volonté ferme de me fuir, d’éviter les caresses qui t’étaient importunes, de te soustraire à des scènes de ménage que ta tête bretonne rendait beaucoup trop longues."
Tout est dit : Sophie, au lit comme ailleurs, ne supportait plus Léopold.
Usant avec habileté de tous les prétextes, elle a arraché à son mari l’accord espéré : elle reviendra à Paris. Elle ne repart pas seule. Son voyage lui aura au moins fait gagner de rentrer avec ses enfants. Au moment où Victor quitte l’île, il va avoir deux ans.
Quel vide pour Léopold !
Quel accablement, pour cet être si sensible, si "nature" ! Certes, Sophie lui donne des nouvelles. Elle lui parle des enfants, des progrès d’Abel, des tentatives du bon Eugène, des farces du petit Victor. J’aime assez que Victor, à deux ans, soit présenté comme un farceur.
Léopold souhaite encore qu’ils ne se quitteront plus jamais, lui, elle, les trois garçons. Qu’elle abdiquera ses préventions et renoncera à ses froideurs. Il espère.
Encore.
Pendant ce temps, l’histoire s’est remise à galoper.
Lahorie définitivement déçu par Bonaparte, est passé de la bouderie à l’opposition déclarée, et de l’opposition à la conspiration. La police de Fouché est la meilleure du monde. Ce qui intéresse Fouché, c’est la recherche de complices. Il en est un qui lui a été désigné comme fort dangereux : Lahorie. Alors, la police le cherche partout. Six agents - pas un de moins - sont lancés sur sa piste. On investit son domicile. On saisit ses papiers. On court à son château. Lahorie reste introuvable.
Pour Sophie, c’est l’angoisse, un chagrin jusque-là jamais éprouvé. Son amant est devenu un homme traqué. Elle rêve de l’aider. Mais comment ? Un soir, on sonne à sa porte.
Elle va ouvrir. Dans la pénombre du palier, elle aperçoit deux hommes qui portent un brancard. Sur ce brancard, Lahorie !
Malade comme un chien, elle va le garder auprès d’elle.
Ainsi Victor a-t-il découvert pour la première fois l’existence et la personne de son parrain, conduit sur une civière, aussitôt couché dans le meilleur lit de la maison, tendrement soigné par sa mère. Victor est trop petit pour savoir s’il est jaloux. Il est trop petit pour comprendre. A cet âge, on se contente de ressentir. Et il ressent.
On conduit alors le petit Victor à l’école. L’école, c’est beaucoup dire. En fait, il s’agit d’une manière de garderie.
Comme il est le plus petit des élèves et qu’on ne sait guère comment l’élever, on le mène, chaque matin, dans la chambre de la fille du maître d'école, Mlle Rose. Or Mlle Rose aime à faire la grasse matinée. Volontiers, elle prend le petit bonhomme dans son lit. Quand elle se lève, elle met ses bas. Il regarde - il aime regarder.
Victor commence à s’éveiller au monde...
Collection "Mamie raconte Hugo"
Naissance d'un géant ; L'éveil du petit Hugo ; Victor et Adèle ; Victor et Adèle se marient