"Une photo, là, sous vos yeux.
Beau temps, ce 7 juin 1951. Rien de plus exquis que le printemps anglais.
Ce matin-là, les trains de banlieue déversèrent leur flot habituel de banlieusards venus pour quelques heures gagner leur vie dans la cité. Aux portes des gares attendaient les habituels marchands de journaux.
Mamie qui acheta le Daily Express découvrit un titre barrant toute la première page : deux diplomates britanniques avaient disparu. Information débouchant tout droit d’un roman d’aventures.
L’article révélait que que deux fonctionnaires du gouvernement britannique avaient quitté Londres avec l’intention de se rendre à Moscou.
Le même jour, à 5 heures de l’après-midi, le Foreign office publiait un communiqué qui confirmait la nouvelle. Pour la première fois, on livrait les noms des deux fonctionnaires : l’un s’appelait MacLean et l’autre Burgess.
C’est ainsi que ma Mamie apprit qu’il existait une affaire Burgess-MacLean. Souvenons-nous.
Tous les journaux évoquèrent la carrière de ces deux fonctionnaires britanniques. On publia leurs photographies. Chaque jour, on en apprenait davantage sur Burgess et MacLean. l’inquiétude se mua en scandale lorsqu’on apprit que Burgess avait été membre des Services secrets britanniques ! Étaient-ils si "secrets", ces services dans le sein desquels pouvaient se glisser des agents soviétiques ?
Au cours de ce mois de juin 1951, les responsables britanniques crurent avoir bu la coupe de l’amertume jusqu’à la lie.
Or l’affaire Burgess-MacLean n’était rien - presque rien - comparée à celle qui éclaterait plus tard. Pour que la vérité se fit jour, il fallut des années. exactement douze ans. Le 23 janvier 1963, un autre membre des services secrets britanniques, Kim Philby, quittait secrètement Beyrouth et, par un itinéraire soigneusement jalonné, gagnait lui aussi Moscou. Ainsi donc, douze ans après, Philby rejoignait Burgess et MacLean. Quel coup de théâtre quand on apprit que Philby avait été chef de section de contre-espionnage soviétique de l’Intelligence Service !
Le comble est que ce maître espion anglais était en fait un agent des services spéciaux soviétiques. Et ce, depuis 1932. Comment avait-on pu en arriver là ?
Comment les Services secrets britanniques avaient-ils pu être dirigés pendant des années par des agents soviétiques ? C’est toute la question.
Une question à laquelle ma Mamie n'a pas voulu répondre. Elle m'a juste dit que l'agent soviétique Guy Burgess avait réussi a être dans la place grâce à son poste à la TSF. C'était l'âge d'or de la TSF.
Pour passer devant les micros, les hommes politiques feraient n'importe quoi, comme il en est aujourd'hui pour la télévision. Au milieu de ces solliciteurs, Burgess se conduit comme un potentat. Avec cela, il continue à boire outrageusement. En 1937, très ivre, il dit à un ami :
- Je suis un agent du Komintern.
L'ami ne fait qu'en rire. Et c'est vrai !
En fait, les excentricités de Burgess le servent. Si Philby avait fait la même déclaration, on l'aurait cru. Burgess, lui, ne suscite que l'hilarité.
Et MacLean ? Il a réussi le concours du Foreign Office, où il est rentré en 1935. Lui non plus ne parle plus jamais de marxisme.
MacLean ? Un jeune fonctionnaire convenable, respectable, bien sous tous les rapports. Un seul problème : ses échecs auprès des femmes. On sourit toujours de ses hanches féminines.
En 1938, il est nommé à l'ambassade de Grande-Bretagne à Paris. Indéniable, la réussite. La politique ? Il n'en parle jamais. Il est un habitué des "deux-magots" et du Flore". Dans ce milieu très libre, très gai, il rencontre une jeune Américaine, Melinda Marling.
Étudiante, elle faits es études à Paris. Pour la première fois, voilà Donald MacLean amoureux. Très amoureux, même. On est à la veille de la guerre de 1939.
Philby quant à lui a été chargé en Espagne de recueillir des renseignements capitaux sur tous les aspects de l'effort de guerre fasciste. Il a été convenu qu'il transmettrait cette masse d'information de la main à la main jusqu'à des contacts soviétiques.
Tout cela n'est pas sans danger. Un jour qu'il porte sur lui des papiers importants destinés aux Soviétiques. Il est arrêté à Condoue par la milice franquiste. Il parvient à avaler les papiers. Ainsi sera-t-il sauvé du peloton d'exécution.
Après la guerre civile espagnole, c'est la guerre mondiale.
Combien, au long des siècles, découvre-t-on d'individus dont le destin a été modifié par les guerres ! Pour Philby, Burgess et MacLean, c'est maintenant que le destin va tourner.
Définitivement.
D'abord MacLean. En pleine débâcle française, il a épousé Melinda. Leur nuit de noces s'est déroulée sous les bombardements, dans un champ. Ils ont regagné l'Angleterre où il travaille d'arrache-pied. Il s'est mis à boire.
La situation de Burgess s'est considérablement renforcée. Philby est correspondant du Times à Arras pendant la drôle de guerre. Il s'ennuie ferme. Il n'a rien à raconter à ses lecteurs. Il ne rentrera en Angleterre qu'après la débâcle de juin.
Que va-t-il faire ? Ici entre en scène Burgess qui le fait entrer à son tour dans les services secrets, lui qui avait recruté Burgess pour les services soviétiques. La dette est payée.
Il existe entre Philby, Burgess et MacLean un étrange point commun : tous les trois, ils se révèlent d'énormes buveurs. Mais Philby a de la chance : l' alcool lui ferme la bouche.
Un bon point pour lui vu que dans sa vie, se mêlent à chaque instant des activités doubles : celles dont il peut parler, celles qu'il lui faut absolument cacher. Il va lors manigancer pour prendre la tête du contre espionnage britannique.
A la fin de la guerre, les services soviétiques disposent de trois informateurs de premier plan : Burgess, intime de la plupart des hommes politiques anglais ; MacLean, qui connaît tous les secrets du Foreigh Office ; Philby enfin, chef de la principale section du Secret Intelligence Service.
Et puis pour Philby le destin tourne encore.
Il sera envoyé à Washington où il sera chargé de la liaison avec le directeur de la CIA. La CIA, c'est la plaque tournante où l'on veille sur tous les secrets les plus jalousement gardés aux Etats-Unis. On imagine la fièvre de joie qui a dû saisir Philby quand il a appris sa nouvelle nomination.
A ce poste, que des renseignements capitaux il allait pouvoir récolter à l'intention de ses maîtres soviétiques.
En 49, on est en pleine guerre froide. On vient d'apprendre que Staline possède à son tour la bombe atomique. Une véritable panique déferle sur les Etats-Unis, une hystérie anticommuniste s'est levée qui aboutira à la trop célèbre "chasse aux sorcières" où le sénateur McCarthy allait tristement s'illustrer. Les journaux calculent l'effet que produirait une bombe atomique éclatant dans le port de New-York.
Cette peur découle d'un postulat : on est persuadé aux USA que l'URSS n'a pu construire sa bombe atomique que grâce aux renseignements donnés par des traîtres américains.
C'est précisément le moment où Philby est introduit dans la gueule du loup.
La CIA mène la lutte anticommuniste, Philby va se retrouver aux premières loges pour en connaître tous les épisodes, même les plus secrets. Un ancien agent de la CIA a déclaré :
- Philby pouvait apprendre tout ce qu'il voulait découvrir.
La suite ? Le scandale. Immense, le scandale.
On vient de démasquer Fuchs, on va interroger longuement Philby. Mais on arrive pas à le prendre en défaut. Il répond victorieusement à d'innombrables questions.
Il suffit qu'un agent secret soit soupçonné pour qu'il soit "brûlé".
Maintenant, Philby n'est plus rien.
Il ne doit plus songer qu'à gagner sa vie. Il sera représentant en pâte dentifrice. Cette partie de sa vie reste mystérieuse. Il va ensuite devenir correspondant de presse à Beyrouth où il arrive en septembre 1956. Son épouse, Aileen, est morte. Il épouse Eleanor, qu'il enlève à un confrère américain qu'il avait connu durant la guerre d'Espagne. A Beyrouth, Philby boit toujours davantage. L'effondrement est spectaculaire.
En 1961, la police britannique est convaincu qu'il a travaillé pour les Soviétiques mais Philby ne flanche pas lors des interrogatoires. A la fin de 1962, un nouvel officier est dépêché qui lui redit la certitude de Londres qu'il est un espion
Cette-fois, Philby va craquer.
Quelques semaines plus tard, il apparaît à Moscou.
Melinda avait retrouvé MacLean en URSS en 53. Burgess était mort en 63 sans avoir revu Philby. MacLean, lui, avait appris le russe et travaillait au ministère des affaires étrangères.
De l'aveu des gens qui l'ont rencontré, son alcoolisme avait encore fait des progrès. Il était dans un "état épouvantable". Quant à Philby, Eleanor devait aller le rejoindre avec deux de ses enfants, les plus jeunes. Ce rapprochement ne durera guère. Eleanor ne supporte pas la vie soviétique. Elle quitte son mari en 65. Et cette même année, la femme de MacLean, Melinda, vient vivre avec Philby. Il finira par l'épouser.
A MacLean, qui avait tout perdu, il ne restait que la solitude.
Voilà tout ce qui reste de l'affaire Burgess-MacLean, de l'affaire Philby, dont on a dit qu'il était l'espion du siècle. Pour se défendre, ils diront qu'ils n'ont pas touché d'argent.
Ce qui est vrai. N'importe. Danton criait que l'on n'emporte pas sa patrie à la semelle de ses souliers. Philby et MacLean ont-ils oublié entièrement leur patrie ? On peut penser qu'au milieu de leur apparent confort moral, il leur sera impossible de se sentir entièrement à l'aise avec eux-mêmes.
Jamais.