"Une photo, là, sous vos yeux...
Au lieu de devenir pasteur, ainsi que le prédisposaient sa sévère éducation protestante, ses études et ses goûts, Dunant s’était lancé dans les affaires. Là-dessus, il se laissa enthousiasmer par l’idée de créer des moulins à Mons-Djémila. Pourquoi pas, après tout.
Dunant vit grand, trop grand. Il acheta des meules gigantesques et construisit une route afin de permettre aux caravanes de joindre plus facilement les moulins. les caravanes ? On ne les vit jamais... à peine de temps à autre un âne qui supportait un ou deux sacs.
La Société Anonyme des Moulins de Djémila commença à péricliter. Comment la renflouer ?
Dunant l’utopiste décida de voir Napoléon III, afin de l’intéresser aux projets de la société. Il partit à la poursuite de l’Empereur qui est alors en pleine bataille de Solferino. Ni une, ni deux, voici Henry Dunant lancé en plein combat alors que la cavalerie française fond sur la cavalerie autrichienne : uhlans et hussards se transpercent et se déchirent ; partout les hommes tombent par milliers, mutilés, éventrés, troués de balles..."
La suite ? Toute la nuit, "on entend des gémissements, des soupirs étouffés pleins d’angoisse et de souffrance, et des voix déchirantes qui appellent au secours". Henry Dunant assiste à la tragédie. Les services sanitaires, absolument débordés, ne peuvent faire face à l’effroyable hécatombe.
Le soleil du 25 juin se lève. La chaleur s’abat, telle une chape de plomb, sur les blessés. Faute de soins, les plaies s’enveniment avec une rapidité qui tient du cauchemar. Déjà, les vers grouillent...
La gorge serrée par l’émotion, Dunant essaye de suppléer à la carence des infirmiers. Quelques touristes se joignent à l’homme en blanc coiffé de son casque colonial, à cet homme qui, subitement, est devenu un apôtre.
Sur les dalles de l’église de Castiglione, Français, Autrichiens, Italiens et soldats d’Afrique, sont déposés pêle-mêle. Dunant les soigne indifféremment. Un blessé n’a plus de nationalité : c’est un homme qui souffre.
Il envoie dans la foulée son cocher à Brescia pour acheter des provisions, des éponges, des bandes de toile, du tabac, de l’eau de mauve pour laver les plaies, des oranges, des citrons et du sucre pour faire de la limonade.
Les officiers sont stupéfaits lorsque Dunant vient leur demander :
- Il y a des médecins autrichiens prisonniers et qui restent sous la garde des sentinelles, les bras croisés. Donnez-les-moi ! Qu’ils fassent leur métier de médecins ! Qu’ils soignent nos blessés et les leurs !
L’homme en blanc se fait si persuasif qu’on lui offre quatre médecins.
Résultat des courses : Dunant ne s’occupe plus de Djémila ; il laisse ses moulins péricliter et s’enfoncer vers la catastrophe. Une seule chose compte désormais pour lui : créer des sociétés de secours pour les blessés. il met une année pour rédiger les quarante pages de son Souvenir de Solferino - Une année ! Il n’est pas Genevois pour rien... L’appel qui termine la brochure fit sensation :
"N’y aurait-il pas moyen de fonder, dans tous les pays d’Europe, des sociétés de secours qui auraient pour but de faire donner, en temps de guerre, par des volontaires, des soins aux blessés sans distinction de nationalité ? ..."
Puisque l’on ose déclarer - comme l’affirmait le comte J. de Maistre - que "la guerre est divine", puisque l’on invente chaque jour, "avec une persévérance incroyable des moyens de destruction toujours plus efficaces et que les inventeurs de ces engins de mort sont encouragés dans tous les Etats de l’Europe, où l’on arme à qui mieux mieux ; pourquoi ne profiterait-on pas d’un temspd e tranquillité relative et calme pour résoudre la question que nous venons de poser ? ..."
- Ces pages nous transportent d’émotion, s’exclament les Goncourt.
- Vous servez la cause de l’humanité,é crit à Dunant Victor-Hugo sur son rocher de Guernesey.
- Avez-vous songé à la réalisation de votre idée ? demande un compatriote à Dunant.
- Je suis un semeur d’idées... c’est tout !
- Vous semez et bien je crois que vos graines sont tombées sur la bonne terre. La bonne terre, c’est tout simplement notre Société d’utilité publique. Elle est prête à tâter l’opinion, à ouvrir une route.
Dunant hocha la tête, surpris. Il n’eût jamais pensé que Genève, la petite Genève, pourrait jamais rien faire pour le succès de son idée. Paris oui... mais Genève !
C’est pourtant de Genève que tout va partir, de Genève où va se créer la Croix-Rouge Internationale.
Mais Moynier nommé président de la nouvelle association a des buts moins vastes que Dunant - qui a seulement accepté le titre de secrétaire général - et qui veut taper un grand coup auprès des rois et des empereurs.
Parlons-en justement de l’empereur Napoléon III qui entraîne plus tard Dunant vers l’embrasure de sa fenêtre et dit :
- Je vous félicite. Vous avez osé écrire des choses que tropd e gens pensent mais taisent. On ne dira jamais trop de mal de la guerre... Allez de l’avant. Je vous aiderai. Gardez-vous de certains militaires qui chercheront à vous décourager.
Se laisser décourager ? C’est là un mot incompatible avec la nature, la foi, le caractère d’Henry Dunant. Il voit toujours les images du champ de bataille de Solferino ; il lui semble encore entendre les cris des blessés, il a sans cesse présent à l’esprit le visage de ce mourant dont un coup de sabre avait enlevé le nez, les lèvres et le menton et dont personne ne s’occupait... personne, sauf lui - l’homme en blanc - qui faisait doucement couler sur ce visage sans nom un peu d’eau pure...
Dunant a la force du visionnaire ! Cette foi qui ne peut se laisser abattre ! Et le "semeur d’idées" va gagner.
Seulement voilà, c’est le début de la fin pour lui. Il vient d’être condamné par le tribunal civil pour sa gestion des Moulins à Mons-Djémila. Il a 30 000 francs suisses de découvert à sa banque ! Fait plus grave : en dissimulant l’ampleur de la catastrophe, il a entraîné ses associés vers la faillite. Et à l’époque, faillite était synonyme de déshonneur.
"L’homme en blanc" n’a pu demeurer secrétaire général de la Croix-Rouge. Il lui a fallu démissionner, se réfugier à Paris et se loger dans une misérable chambre de bonne à Passy. Il n’a plus que des dettes ! Quand il ne peut payer son terme, n’osant affronter sa terrible concierge, il va coucher aux Halles, mêlé aux clochards...
Mais lorsque la guerre de 70 éclate, le malheureux s’exclame :
- Mon rôle devient beau !
Là, arrivé devant un wagon réservé aux hospitaliers, Dunant avise l’un des brancardiers et s’exclame :
- Eh ! Qu’est-ce donc ? Vous avez un pistolet ? Mais cela est contraire à la convention.
Le brancardier hausse les épaules et précise qu’il ne tiens pas à se faire descendre par un prussien sans pouvoir se defendre avant de monter dans le train.
Henry Dunant est devenu pâle.
- Mais vous n’avez rien compris malheureux ! Allons, passez-moi votre arme, passez-la-moi !
Mais le trains ‘ébranle... Et l’homme en blanc court le long de la voie en criant :
- Jetez ! Jetez !
Jusqu’à ce que finalement le brancardier lance son arme sur le quai...
La fin ? La faim. Encore et toujours. les poches toujours aussi vides il va trouver refuge dans le village de Heiden où un journaliste le découvrira et fera connaîtrea u monde l’épave qu’est devenu le fondateur de la Croix-Rouge.
L’article est reproduit dans les journaux suisses. Du monde entier les lettres et les dons affluent vers heidden. Comment, "il" vivait encore ! On le croyait mort depuis longtemps ! La reine Wihelmine et l’impératrice de Russie décident de faire une pension à Henry Dunant. Enfin, après le prix Binet offert par la Suisse, il reçoit le prix Nobel de cent milles francs. Mais l’homme en blanc refuse de toucher ce pactole.
- C’est pour mes créanciers dira-t-il.
Toujours les Moulins de Djémila...
Il entre en agonie le matin du 30 octobre 1910. A la fenêtre de sa chambre, l’instituteur suspendit le drapeau à la Croix-Rouge. Le soir, il attacha un crêpe à la hampe. henru Dunant, le visionnaire, avait cessé de vivre.