"La bohème.
Nous sommes en 1946. En compagnie de Charles Trenet, Piaf se rend à l'enregistrement public d'une émission de radio. Un duo s'avance.
Le plus petit des deux, un Arménien, à l'appendice nasal des plus imposants, entonne Le feutre taupé. "Du premier rang jaillit un rire. Un rire particulier, énorme, riche, venant du ventre. Je regarde. C'est Piaf qui se marre. Elle est assise les cuisses écartées, le corps balancé en avant, la tête rejetée en arrière. La bouche ouverte, elle ressemble à une figure précolombienne", écrira Charles Aznavour. La prestation du tandem achevée, Piaf fend la foule et apostrophe Charles :
"Ça te casserait la mâchoire de venir me dire bonjour ?"
L'intéressé peine à rétorquer que la chanteuse renchérit déjà : "Quoi, t'es con ou j'te fais peur ? Peut-être un peu les deux".
Le ton est donné.
D'entrée, elle lui conseille de lâcher son complice. Elle lui paiera aussi sa rhinoplastie !
Le jeune chanteur a beau poliment expliquer qu'il doit se retirer que sa femme l'attend, Edith Piaf ne l'entend pas de cette oreille, elle alpague manu militari sa trouvaille du jour pour le ramener en son sérail rue de Berry pour un véritable examen de passage en bonne et due forme.
Quand elle lui demande pourquoi il s'habille en noir et qu'il répond que la crasse est moins visible, elle jubile.
Quand il relate l'intrépide ronde de ses galères d'apprenti chanteur, ses bals musettes et ses minables engagements, elle exulte.
Au matin pâle, Aznavour quitte Piaf.
Il se retrouve dans l'après-midi et voici qu'elle lui propose d'ouvrir ses spectacles avec les Compagnons de la chanson, le débutant commet une bourde magistrale lorsqu'il lui demande le montant du cachet. Elle lui adresse un flot d'injures :
"Bougre de con, minable gagne-petit ! T'as la chance de passer dans le spectacle de Piaf, et tu oses demander combien tu vas gagner. Tout Paris, tu m'entends, se traînerait à mes pieds pour passer avec moi dans mon programme !"
Ils partiront ensemble en tournée mais comme dit ma Mamie, il faut appeler un chat un chat et là, Aznavour a eut chaud.
Enfin, quand elle a besoin d'un secrétaire, c'est lui qu'elle embauche, "le petit génie" comme elle l'appelle, ou "le petit con", ou encore "le petit génie con" selon l'humeur du jour...
Les chansons qu'il lui présente, elle les refuse, y compris Je hais les dimanches dont Gréco fera un succès, à sa grande colère. Sa mauvaise foi est telle qu'elle lui reprochera même de ne pas lui avoir proposés ! Elle adoptera toutefois Jézébel qu'il a adaptée en 1951 d'une chanson de Wayne Shanklin.
Charles Aznavour n'a toujours pas atteint son étoile, pourtant il a le métier dans le sang...
Fils d'un cuisinier du tsar Nicolas II, son père, Misha Aznavourian, est chanteur baryton, sa mère, Knar, une actrice issue d'une famille de commerçants arméniens de Turquie.
Leur séjour en France ne devait être qu'un tremplin vers l'Amérique. L'attente se poursuit et le couple renonce aux feux de la rampe pour ouvrir un restaurant rue de la Huchette.
On y chante et danse jusqu'au bout de la nuit.
Il rencontre son complice Pierre Roche avec qui il compose J'aime Paris au mois de mai, un titre qui mettra plus de trente ans à trouver son public.
Et ce n'est qu'à Montréal que le duo rencontrera un beau succès.
Roche restera dans la Belle Province et s'y mariera. Quand Aznavour, lui, se présente au public parisien, c'est une volée de bois vert : on lui reproche son physique, sa petite taille, sa voix trop voilée...
"On m'a hué, envoyé des sous, des canettes de bière mais j'ai tenu...", se souviendra-t-il.
Néanmoins, les artistes se disputent ses textes : Eddie Constantine, Mistinguett, Gilbert Bécaud, Patachou, Philippe Clay... Au point que la presse écrit que "la France est totalement aznavourienne".
Il a trente six ans et est au bord de raccrocher quand enfin, le 12 décembre a lieu sa vraie grande rencontre avec le public, à l'Alhambra. C'est une chanson qui soudain inverse la vapeur, la septième de son tour de chant...
A dix-huit ans j'ai quitté ma province
Bien décidé à empoigner la vie
Le coeur léger et le bagage mince
J'étais certain de conquérir Paris...
Un frisson parcourt la salle, comme une compassion à l'égard de l'anti-héros.
La chanson pourtant n'est pas autobiographique, plutôt inspiré par la rencontre d'un jeune apprenti artiste dans une boîte de Bruxelles sur le coup des deux heures du matin. Il en faisait des tonnes dans son costume bleu électrique, il avait cru la gloire arrivée quand Aznavour avait poussé la porte. Tard dans la nuit, de retour à l'hôtel, Charles avait écrit la chanson d'une traite.
Après quinze années de chemin de traverse, c'est soudain la pleine lumière et les tubes qui s'enchaînent nombreux : Tu t'laisses aller, Les comédiens, La Mamma (plus d'un million de disques vendus), Et pourtant, For me Formidable et Que c'est triste Venise puis La bohème, une chanson issue d'une opérette, Monsieur Carnaval, dont il a composé la musique.
Georges Guétary, vedette du spectacle, ne pardonnera jamais à Charles Aznavour d'avoir aussitôt enregistré la chanson et fait le succès que l'on sait. C'était toute une époque, comme dit Mamie, un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître...
La suite ? Il va sillonner le monde.
La nostalgie, la jeunesse et l'insouciance égarées, les bonheurs contrariés sont le terreau de l'oeuvre d'Aznavour.
"Comment s'y prend-il, cet Aznavour, pour rendre l'amour malheureux sympathique aux hommes ? Avant lui, le désespoir était impopulaire. Après lui, il ne l'est plus", s'étonne Cocteau.
A 85 ans, Charles Aznavour, huit cents chansons derrière lui, poursuit une tournée d'adieux qui devrait le conduire aux quatre coins du monde dont à Toulouse en Novembre 2011. J'y serais. Avec ma Mamie.
Il aura été la seule erreur du Pygmalion Piaf qui jurait qu'il n'aurait aucune chance de devenir chanteur... Piaf ne poussait sur scène que ceux qui enflammaient son coeur, seul l'amour l'inspirait.
Le grand Charles n'aura pas été de ceux-là...
Rideau.