"Ma soeur rayonne et éclaire son entourage.
Elle capte tous les regards et elle le sait. Mon destin prend le train avec elleà Macon, lorsqu'elle saute dans la correspondance pour Paris. Elle s'installe dans le compartiment, elle ne remarque pas le beau jeune homme qui la dévisage ; Le jeune voyageur la presse de se confier, la guerre, la rafle de Cluny, la confiance s'instaure.
A l'arrivée, elle lui donne son adresse. Il s'appelle Patrice. Ils se revoient. Patrice lui parle souvent d'un certain François : "C'est le chef de notre mouvement, un homme exceptionnel."
Il voue une admiration sans borne à cet énigmatique François Morland. Curieuse, ma soeur lui demande : "Mais pourquoi ne le voyons-nous jamais? _ Je ne peux pas le dire, mais bientôt il sera là."
"Unie à celui que j'ai choisi pour le meilleur et pour le pire."
Ce jour arrive, François Morléand revient d'Angleterre et réunit sans attendre certains membres de son réseau à une adresse sûre. La discussion s'achève, alors que ma soeur prépare quelques rafraîchissements, François fait le tour de la pièce; une photo attire son regard.
Un portrait noir et blanc d'une jeune fille. "Qui est-ce ?" "Ma soeur cadette Danielle." Morland scrute le portrait un instant, se retourne vers ma soeur et lui lance comme un défi : "J'épouse...
- Bon je vous la présenterai à Pâques si mes parents la laissent venir à Paris."
Et nous voici attablées au restaurant boulevard Saint-Germain. Christine m'a placé face à la porte. "Si tu le trouves bien, tu me fais un clin d'oeil, sinon tu fais la moue dés qu'il entre d'accord ?" J'acquiesce. Enfin Patrice arrive, suivi bientôt par François. Un regard furtif sur le "fameux" François... Non, ce n'est pas le genre de garçon qui fait fondre le coeur d'une adolescente.
La première impression est vraiment de la surprise : coiffé d'un chapeau mou, il porte un manteau style danseur mondain qui ne lui va pas du tout. Ni clin d'oeil, ni mou, plutôt une question : mais qui est-il ?
De plus en plus énigmatique, pendant tout le dîner, il est caustique, causant mon trouble à plaisir par des questions saugrenues. Il me taquine. Je bégaye, rouge de confusion. Il nous quitte bientôt pour préparer un déplacement. Christine et moi regagnons à pied la rue campagne-Première.
Bavardages et commentaires sur la soirée vont bon train. Je lui confie mes réticences. "Tu verras, en le connaissant mieux, tu découvriras la délicatesse de ses sentiments ; derrière les portes de l'esprit se cache un grand coeur, une immense générosité."
Plus tard dans la nuit, nous parlons encore lorsque la sonnerie du téléphone nous surprend. Christine répond, c'est très bref, elle raccroche. "C'est François. Il arrive. Il n'a pas fait de commentaires..." L'inquiétude soudain me tenaille. Que se passe-t-il ?
"La chambre où j'avais laissé les documents nécessaires à ma mission a été fouilléé, j'ai été prévenu que j'allais tomber dans un piège." A l'évidence il m'intrigue. Je le vois soucieux, non pas exclusivement pour lui mais aussi pour les autres. En quelques instants il analyse toutes les mesures nécessaires à la réorganisation de ses contacts. Je le trouve maître de lui. C'est un chef. Il m'impressionne.
De son côté, François Morland est sous le charme de "ses yeux de chat". Il veut la revoir.
On retrouve Danielle : De nombreux journalistes ont souvent fait allusion à la rencontre avec "la photo". Les interprétations multiples, et quelquefois fantaisistes, m'ont incitée à vous en faire le récit.
En écrivant j'ai conscience qu'un instant et un regard, une rencontre, une mission interrompue peuvent déterminer le parcours de toute une vie : qui peut savoir où, quand, en quelle circonstance ? Cinquante ans plus tard, je crois pouvoir affirmer : oui, c'est cette nuit-là.
De retour à Cluny, j'avoue que François ne quitte pas mes pensées. Inconsciemment, je l'ai laissé entrer dans ma vie. Mais il est encore trop tôt pour le savoir.
Arriverai-je à faire ressentir la force des liens que se créaient alors ? Comme si l'éphémère, l'insécurité du moment et la mort rendaient les rapports affectifs plus denses, plus forts. En tant de guerre tout se vit sur le mode de l'exceptionnel, parfois même de l'incroyable.
Une histoire d'amour avec un inconnu n'échappe pas à cet enchaînement où l'invraisemblable se conjugue sans cesse avec l'imprévisible. Puis se fut la libération, Paris est à nous.
Nous n'avons rien et tout est possible. Ainsi le 28 octobre fut le premier jour d'une vie de femme. 50 ans plus tard, je n'ai toujours pas encore épuisé la surprise d'être unie à celui que j'ai choisi pour le meilleur et pour le pire.
Rideau.