"Le Petit Journal, là, sous vos yeux.
Le 28 juin 1914, le Tout-Paris élégant se presse à Longchamp. C'est le Grand Prix !
Les femmes emplumées, corsetées, le buste pigeonnant et fleuri, arborent fièrement leurs dernières robes.
En jaquette et en chapeau haut de forme, les hommes transpirent sous le soleil.
Demain, la saison de Paris terminée, ce sera le déshonneur pour ceux qui ne pourront pas quitter la capitale... et certains préféreront vivre derrière leurs volets clos plutôt que d'avouer leur présence.
On parle de Poiret qui achève sa tournée triomphante à travers l'Europe ; on parle de L'Otage de Claudel, que vient de monter Lugné-Poe.
On parle encore de Mme Caillaux qui a tué le directeur du Figaro, et dont le procès vient d'être fixé au 20 juillet. On parle surtout de sardanapale, le cheval du baron de Rothschild, qui va sans doute gagner le Grand-Prix...
La troisième course s'achève... "La pureté du ciel, racontera Raymond Poincaré, l'affluence des spectateurs, tout nous annonçait un après-midi charmant. Je suivais d'un regard un peu distrait le galop des chevaux..."
La quatrième course va prendre le départ.
A cet instant, un télégramme est porté au Président, annonçant la nouvelle qui va balayer tout un monde : ce même jour, à onze heures du matin, l'archiduc héritier d'Autriche-Hongrie François-Ferdinand et son épouse ont été abattus à coups de revolver dans les rues de Sarajevo, en Bosnie, par un étudiant nationaliste serbe, Gavrilo Prinzip.
Immédiatement, Poincaré communique le télégramme au comte Seczen, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, qui blêmit, et demande au Président l'autorisation de se retirer. On s'en doute, les prouesses de Sardanapale n'intéressent plus personne.
Tandis que dans son équipage à la Daumont, Poincaré retourne à l'Elysée, le kaiser apprenait la nouvelle à Kiel où il assistait aux régates. La dépêche a été jetée sur le pont du yacht dans l'étui à cigarettes de l'amiral Muller qui s'est rapproché le plus possible du bateau impérial.
- Il faut balayer les Serbes ! S'exclamera-t-il plus tard.
Bismarck avait eu raison de dire autrefois :
- La prochaine guerre sera déclenchée par une sacrée chose idiote qui se produira dans les Balkans.
C'est doucement, très doucement que le monde glisse vers la catastrophe.
Le 28 juillet, l'Autriche déclare la guerre à la Serbie. L'absurde jeu des alliances va déclencher la folie des hommes.
- J'ai tout prévu, avait déclaré l'octogénaire François-Joseph.
Tout, sauf la fin de la mosaïque autrichienne.
Le 29, Belgrade est bombardée "et ne s'en aperçoit pas", affirme sans plaisanter Le Matin. La Russie mobilise. Ce même jour Poincaré rentre en France après sa visite au tsar. Dans les rues pavoisées, la foule hurle son enthousiasme.
"Voilà la France unie, note Poincaré, voilà le coeur du pays qui se révèle dans sa généreuse réalité."
Mme Caillaux, acquittée la veille, passe à la seconde page des journaux...
Le lendemain, 30 juillet, des troupes allemandes sont signalées à la frontière française. Manifestement, elles viennent prendre position.
Le 31 juillet, à seize heures, un banquier d'Amsterdam téléphone à Messimy, ministre de la Guerre : l'Allemagne a proclamé le Kriegsgefahrzustangd, mot disgracieux dont la langue allemande possède le secret et pouvant se traduire par : en état de danger de guerre. Il s'agit là d'une mobilisation déguisée.
L'Humanité publie le matin du 31 juillet un article de Jaurès espérant encore... malgré tout : "Toute chance d'arrangement pacifique n'a pas disparu."
Jaurès est l'un des rares, le seul peut-être, dans cette folie qui monte, à se rendre compte de ce que sera la guerre.
Il l'avait crié à Lyon-Vaïsse six jours auparavant : "Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe, quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie !"
A cela, Urbain Gohler avait répondu : "S'il y a un chef en France, M. Jaurès sera collé au mur en même temps que les affiches de la mobilisation."
Maurice de waleffe dans Paris-Midi avait, lui aussi, poussé à l'assassinat... et à vingt et une heures, ce vendredi 31, la terrible nouvelle courait Paris :
- Ils ont tué Jaurès ! Ils ont tué Jaurès !
Au café du Croissant, Raoul Villain avait tiré sur le tribun...
Les Allemands préparaient minutieusement, et cela depuis des années, l'attaque simultanée contre la France et contre la Russie. Dès son arrivée à la direction de l'état-major, von Schlieffen estimait pouvoir écraser la France en deux mois, tout en ne laissant, face à la lente mobilisation russe, qu'un rideau de troupes. Il avait dit :
- Toute action comporte des risques. Il s'agit de déborder l'aile gauche française avec notre masse la plus importante. Cette masse, ayant traversé la Belgique, doit marcher sur Paris au-delà des armées françaises, les coupant de Paris, et doit ensuite se rabattre sur leur arrière pour les acculer au Jura.
En un mot, ou plutôt une formule lapidaire :
- La manche de l'uniforme de notre soldat le plus à droite devra balayer le rivage de la Manche.
L'armée française n'inquiétait nullement l'Allemagne.
L'envahisseur Allemand qui, le 4 août 1914, violait la neutralité Belge, franchissaient en chantant la frontière, déferlait à travers le pays de Liège et approchait à grande allure de la petite ville de Visé. Déjà le gendarme Bouko - premier mort de la tuerie - était tombé...
Trois heures plus tard, un peloton de lanciers belges se trouvait posté non loin de Remouchamps. Soudain un cri jaillit :
- Les voilà !
Le lieutenant Picard - tel était son nom - prend ses jumelles et voit un groupe de uhlans. Picard tire son carnet d'adresse, racontera Laurent Lombard, "en détache une page" et, d'une écriture fine et nerveuse, griffonne quelques mots : "Apercevons peloton de uhlans en direction de Remouchamps. 4 août, deux heures. Lieutenant Picard."
- Passe-moi un pigeon.
"Un soldat plonge la main dans le panier de pigeons qui se trouve au pied d'un arbre. On attache le message à la patte du volatile qui, en claquant des ailes, fonce comme une flèche vers les profondeurs bleutées du ciel. Les soldats le suivent un moment du regard."
Là aussi, les dés sont jetés.
Le matin de ce 4 août, à Berlin - un Berlin sous la pluie -, l'empereur, en grande tenue, le casque sur la tête, assis sur son trône, recevait les députés et déclarait :
- Nous tirons l'épée avec une conscience claire et les mains nettes.
A Paris, les convois quittaient la gare de l'Est portant ces mots tracés à la craie : Train de plaisir pour Berlin. Et les mobilisés criaient : "On sera de retour dans deux mois..."
La veillée d'armes s'achève. Les ambassadeurs vont se trouver au chômage. La parole est désormais au canon.
Le matin du dimanche 2 août, le lieutenant allemand Meyer recevait cet ordre : "Franchissez la frontière et faites un service d'éclaireurs pour établir où se trouvent les rassemblements de troupes." La patrouille - un témoignage allemand le dira - fut "pleine de joie et de désir de combattre, fière d'apprendre la première, à l'ennemi, la force du cavalier allemand".
A Jonchery, à douze kilomètres de la frontière, devant la maison appartenant à M. Decourt, se trouvait un petit poste du 44ème régiment d'infanterie : quatre soldats commandés par un caporal : le caporal Peugeot. Mais, donnons la parole à la fille de M. Docourt qui, un demi-siècle plus tard, a raconté la scène à ma Mamie :
- Il était dix heures du matin, je suis sortie de la maison pour aller chercher de l'eau à la fontaine. Soudain, j'aperçus une patrouille allemande. Je revins précipitamment vers la maison en criant : "Au secours ! Voilà les Prussiens !" Les cinq soldats qui étaient chez nous sortirent au plus vite et j'entendis le caporal Peugeot faire les sommations réglementaires...
Mais la patrouille allemande ouvrit le feu. Peugeot tomba. Il était mortellement blessé. Il eut encore la force d'épauler et de faire feu ; le lieutenant allemand s'écroula.
- Je vis le caporal Peugeot se relever ; il fit quelques pas en titubant vers la maison et tomba là, dans l'encadrement de la porte, à l'endroit même, Madame, où nous nous trouvons en ce moment...
Le sang a coulé - le premier sang de la plus affreuse tuerie de l'Histoire.
Collection "Mamie explore le temps"
Lee Harvey Oswald - Stavisky ou la corruption - Sarajevo ou la fatalité - Jeanne d'Arc - Seul pour tuer Hitler - Leclerc - Sacco et Vanzetti - La nuit des longs couteaux - Jaurès - Landru - Adolf Eichmann - Nobile - Mr et Mme Blériot - Les Rosenberg - Mamie embarque sur le Potemkine - L'horreur à Courrières - Lindbergh - Mamie au pays des Soviets - Jean Moulin face à son destin - Mamie est dos au mur - L'assassinat du chancelier Dolfuss - L'honneur de Mme Caillaux - Mamie au pays des pieds noirs - La Gestapo française