"Un roman de Romain Gary.
Page 44. Monsieur Salomon se plongea dans une méditation sévère, les sourcils froncés.
- Cora Lamenaire, oui. Ça me revient. C'était une chanteuse réaliste, comme on les appelait autrefois.
Et là, j'ai eu une surprise. Le visage de monsieur Salomon s'éclaira d'humour et il chanta :
Sur cette terre, ma seule joie, mon seul bonheur
C'est mon homme !
J'ai donné tout c'que j'ai mon amour et tout mon coeur
A mon homme !
Il connaissait par coeur toute la chanson.
- C'était les années vingt. Mistinguett. Je n'ai pas oublié. Paroles d'Albert Willemetz et Jacques Charles. Musique de Maurice Yvain.
Page 56. Elle me parlait de ses succès, s'il n'y avait pas eu la guerre et l'occupation, elle aurait été une gloire nationale, comme Piaf. Elle me faisait écouter ses disques et c'est une bonne façon de se parler quand on a rien à se dire, ça vous donne tout de suite quelque chose en commun. Pendant que le disque tournait, Mademoiselle Cora chantonnait elle-même pour l'accompagner avec plaisir :
"Il avait un regard très doux,
Il venait de je ne sais où...
Page 68. "Cora Lamenaire, Cora... Mais oui, voyons ! C'était dans les années 30, l'époque de Rina Ketty. J'a-tten-drais tou-jours ton re-tour...
Page 74. Elle m'a bien examiné. Des pieds à la tête. Un de ces regards qui vous fouttent à poil. C'est tout juste si elle ne m'as pas demandé un échantillon d'urine.
- Intéressant.
Et puis elle s'en est allée. Je suis resté là à me tortiller. Intéressant. Merde.
Je n'aurais jamais du dire ça, jamais. J'en ai encore froid aux fesses, quand j'y pense.
Personne ne ressemblait moins à un antifasciste que ce monsieur Sylvio Boldini. Il était entièrement pommadé avec une raie au milieu et il aurait pu ressembler à Rudolf Valentino s'il avait été moins moche.
Page 80. En vieillissant, on découvre sa jeunesse. Il n'y a rien de plus triste que les ci-devant. Elles ont perdu leur jeunesse, leur beauté, leurs amours, leurs rêves et quelquefois même leurs dents. Par exemple, une jeune femme aimée, adulée, admirée, entourée de ferveur, qui devient une ci-devant, on lui a tout pris et elle devient quelqu'un d'autre, alors qu'elle est toujours la même.
Elle faisait tourner toutes les têtes, et maintenant plus une tête ne se tourne quand elle passe. Elle est obligée de montrer des photos de jeunesse pour se prouver. On prononce derrière son dos des mots terribles : il parait qu'elle était jolie, il parait qu'elle était connut, il parait qu'elle était quelqu'un.
Page 83. Elle était vive et bougeait comme toujours agréablement, une main sur sa hanche, même que ça faisait un peu pute, à son âge.
Il y avait sur le mur une vieille affiche. violettes impériales, avec Raquel Meller. Puis, elle s'est éclairée. J'aime quand elle s'éclaire, c'est soudain comme le soleil sur les vieilles pierres grises, et c'est la vie ui s'éveille. Je dis ça pour la chanson de monsieur Charles Trenet, où c'est "l'amour qui s'éveille". L'amour, la vie, c'est du pareil au même et c'est une très jolie chanson
Page 127. Dans la voiture, elle a continué à se souvenir. Elle avait commencé à seize ans dans les bals musettes. C'était l'accordéon. Son père tenait un petit bistrot. Il l'avait vendu quand ça mère l'avait plaqué. C'était la grande époque. Il y avait Joséphine Baker, Maurice Chevalier, Mistinguett...
Elle a ri et puis elle a commencé à chanter :
C'est mon homme...
Page 241. Le bistro était rue Dolle, à la Bastille. Mademoiselle Cora est allée tout de suite embrasser le patron qui avait une tête à picoler, avec de la couperose, et il y avait des photos de boxeurs et de coureurs cyclistes partout et Marcel Cerdan au-dessus du bar qui s'était tué en avion alors qu'il était à l'apogée. Il y avait d'autres champions du monde sur le mur, Coppi, Antonin Magne, Charles Pélissier, André Leduc, qui avaient tous gagné le Tour de France. Les géants de la route.
- Cerdan et Piaf, pour moi, c'était la plus belle histoire d'amour de toutes, dit-il.
Page 284.
Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre !
L'air immense ouvre et referme mon livre...
Elle buvait du café mais elle avait oublié et tenait la tasse à mi-air, en me regardant. Je ne me suis même pas arrêté pour souffler et j'ai récité :
Vivez si m'en croyez, n'attendez à demain,
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie !
- Nom de Dieu !
- Voui.
Le bonheur.
Page 303. Je me marrais encore quand j'ai raccroché. J'aurai du m'occuper des naissances, des nativité, des promesses d'avenir, des trucs gais et roses qui commencent au lieu de finir.
Alors là, je n'ai pas pu me retenir. J'ai sauté et je l'ai embrassé. C'était quand même un sacré poids qui me tombait des épaules.
Page 319. "Je vais te donner un livre à lire, Jean. Ça s'appelle Fabian. A la fin du livre, Fabian passe sur un pont. Il voit une fillette en train de se noyer. Il se jette à l'eau pour la sauver. Et l'auteur conclut ainsi : "La petite fille a regagné le rivage. Fabian s'est noyé. Il ne savait pas nager."
Page 327. "Laisse-la-moi.
Là elle s'essuya une larme et respira profondément.
- Il y a une chanson comme ça, dit-elle. En 1935. Rosalie. C'était avec Fernandel.
Elle a chantonné :
- Rosalie, elle est partie, si tu la vois, ramène-la-moi !
Elle avait besoin d'un remontant. un Cordila, ça s'appelait autrefois.
-On l'a échappé belle.
La suite prochainement.