"Les petits cailloux. Morceaux choisis :
Le dimanche, méconnaissables dans leurs vêtements propres, ils allaient au village faire les provisions de la semaine et boire quelques verres au café.
Pour certains, ces sorties étaient l’occasion d’essayer de trouver une fiancée, mais il arrivait souvent que, sur leur passage, les mères intiment à leurs filles de regagner le giron familial. "C’est des Espagnols, rentre tout de suite, ou sinon…!"
Les soirs de bal, en revanche leur chance devenait plus certaine. Avec la complicité de la nuit, dans les recoins sombres et, curieusement, près de l’église, comme pour y chercher une bénédiction, nos expatriés finissaient par trouver une amoureuse éperdue ou une experte inconditionnelle du tempérament andalou. La barrière de la langue abolie, les cops parlaient d’eux-mêmes.
Les désirs longtemps contenus sont peu amis de la prudence et certains, avant de partir, ont semé la vie et ne l’ont jais su.
Je n’avais pas six ans lorsqu’en octobre j’entrai au cours préparatoire à l’école communale de Millas. J’étais petit pour mon âge, mais les autres me paraissaient si grands !
Je fus tiré de ma solitude par le coup de sifflet strident du directeur et l’appel commença. "Georges Lopez, viens ici !"
Je venais de faire connaissance avec l’ordre social. j’étais Georges ou Jojo pour la famille et, ici, je devenais Georges Lopez. Les mains dans les poches, en traînant un peu les pieds je rejoignis les rangs.
J’embrassai d’un coup d’oeil ce lieu où ma vie d’enfant entrait dans le savoir et la vie communautaire. Un tableau noir sur un chevalet, le bureau imposant de la maîtresse sur une estrade, les pupitres avec leurs encriers de porcelaine blanche, deux grandes armoires mystérieuses et l’inévitable poêle Godin meublaient l’endroit.
Aux murs de grandes images bucoliques, un alphabet, un tableau de nombres et les quatre saisons qui me permirent de rêver souvent atténuaient quelque peu l’austérité de cette classe où régnaient les odeurs d’encre violette etc e craie dont beaucoup se souvienne encore.
Deux par deux, les filles d’un côté, les garçons de l’autre, les petites devant, les grands derrière, chacun avait déjà trouvé une place et moi, j’étais encore là, dans l’embrasure de la porte, paniqué, pleurant à chaudes larmes en constatant qu’il n’y avait pas de place pour moi.
La lecture me passionnait. J’appris à lire avant d’aller à l’école en déchiffrant les mots sur le paquet de café "Biec", sur le kilos de sucre "Saint-Louis", sur la tablette de chocolat "Cantaloup Catala" sans oublier l’almanach des postes.
La méthode Boscher intitulée aussi la journée des tout-petits peut paraître aujourd’hui bien désuète à certains mais elle a permis à des générations d’apprendre à lire.
Dans la classe, il y avait les enfants du notaire, du médecin, du pharmacien, ceux des gendarmes, du comptable etc... Des instituteurs mêlés aux fils de commerçants, d’artisans et d’ouvriers.
Dans la classe, les filles occupaient deux rangées, les garçons deux autres. la dernière était réservée aux gitans.
J’entends encore crier ce mot : "Espanyolas !" insulte majeure chargées de mépris qui m’a poursuivi dans ma scolarité primaire, en dépit des leçons de morale qu’on nous dispensait.
"Sage et discipliné". Cette appréciation trôna longtemps sur mes cahiers de compositions devenus plus tard cahiers mensuels, cahiers de contrôle et enfin cahiers d’évaluation. cependant, je n’étais pas une lumière, comme on disait alors.
Je dépensais mes maigres économies comme beaucoup e mes camarades à la boulangerie du village. rouleaux de réglisse, biberonnes, Mistral gagnant et Coco Boer.
Le défi du "zéro faute" m’obsédait à chaque dictée, craignant de me faire piéger par une exception à la règle. "Les mots commençant par "ap" prennent deux "p" sauf : apaiser, apercevoir, apéritif, apiculteur, apitoyer, apeurer, aplanir, apogée, apothéose, apostrophe et apoplexie."
Premier amour.
De grands yeux doux et vifs, presque noirs, un sourire qui découvrait de belles dents blanches bien apparentes que ses lèvres s’acharnaient à recouvrir et deux fossettes bien visibles lui donnaient un perpétuel air enjoué.
De nos jours, j’aurais pu lors d’une activité commune, ou dans la cour de récréation, m’approcher d’elle et malgré ma timidité oser, au moins, lui dire que je la trouvais belle. Mais à cette époque, nos pupitres restaient dans un ordre immuable des premiers jours d’octobre aux premiers de juillet, et les filles de notre classe allaient jouer dans la cour entourée de hauts murs qui leur était réservée.
Pendant les leçons, en évitant d’attirer l’attention de la maîtresse, je m’accordais de temps à autre un regard furtif vers celle qui faisait battre mon coeur d’un amour unilatéral et sans lendemain.
Le moment des devoirs pendant lesquels notre bonne institutrice corrigeait des cahiers était propice à l’envoi de petits mots griffonnée à la hâte et certains, dans la précipitation, écrivaient si mal que la réponse était souvent : "J’ai rien compris !"
Nous rentrions heureux de nos classes-promenades qui n’étaient que promenades récompenses. Combiend e fois l’avons-nous entendu ! "Si tout le monde travaille bien, nous sortirons samedi après-midi."
Sur le chemin du retour, nous entonnions les chansons apprises en classe et, de "gentil coquelicot" à "Colchiques dans les prés" en passant par le sempiternel "Il était un petit navire", nous épuisons notre répertoire en évitant soigneusement "La Marseillaise".
Nous finissions de chanter "A la claire fontaine" quand le coup de sifflet strident du directeur nous délivra.
Le loto du village.
La foule s’indignait quand un joueur, un récidiviste, gagnait pour la deuxième ou troisième fois et conspuait le crieur avec un "Remena !", "Remue !" quand il ne brassait pas assez souvent les petits cylindres dans le chaudron.
Avec "Il est tout seul !", on marquait le 1, et avec "Comme papa", le 2 ; "En champagne !", le 3. Le 4 s’annonçait avec "L’homme fort !". La queue est en haut !" indiquait fièrement le 6. "Elle est en bas ", le 9. Et puis encore : "Thérèse !"
Et la salle répondait en coeur : "Ma soeur !" Inutile alors de traduire. J’aurais cependant aimé que l’on m’explique "Cap i cul !", que l’on pourrait traduire par « tête à queue », lorsque je marquai ce 69 qui faisait pouffer de rire toute l’assistance.
La soirée se terminait toujours par une partie à "carton plein" : l’heureux gagnant repartait avec une dizaine de jambons ou un cochon.
Février était souvent le mois de la visite médicale tant redoutée de certains.
Trente-huit kilos, cent cinq cm, oeil droit, oeil gauche, vaccination puis il fallait uriner dans un verre… "Respire, tousse, souffle."
Les derniers jours de classe s’étiraient sous la canicule de juillet. Les livres rendus, les cartables soudainement aplatis et inutiles restaient à la maison. Dans la cour les pupitres prenaient l’air et aussi l’eau de javel. Avec ardeur, nous frottions les tâches d’encre violette afin de redonner au bois un air de jeunesse avant la nouvelle rentrée.
Les chewing-gums collés depuis des mois dans les recoins les plus inaccessibles résistaient.
Armée d’un canif, la maîtresse les décollait mais elle restait impuissante devant les initiales gravées à la pointe des compas au fil des heures d’ennui de ceux que le travail scolaire intéressait peu, mais qui révélaient ainsi un certain talent artistique.
On retrouvait souvent sur ce bois de chêne les mêmes coeurs que sur les majestueux platanes de la cour où l’amour s’amplifiait au fil des ans et bien après que ces passions éphémères s’étaient dissoutes dans le temps.
Nettoyée, rangée, la classe replongeait dans le silence en attendant l’octobre suivant.
Derniers jours du temps heureux de l’école communale. Derniers jours passés à jouer sous l’ombre protectrice des grands arbres, entre la fontaine et le sautoir. Avant goût des grandes vacances.
Le jeu le plus courant à cette époque de l’année était lié à la cueillette des abricots. C’était le "Biribi chinois".
Chaque jour voyait diminuer le nombre d’élèves dans la cour. Les grands qui avaient passé les épreuves du certif ne venaient plus, les enfants d’agriculteurs s’attelaient déjà à la cueillette des fruits avec leurs parents ; quant aux gitans, ils s’étaient éclipsés depuis longtemps. Plus de cris, plus d’agitation, plus de bagarres. Nos déplacements devenaient de plus en lus erratiques et indolents.
Nous entrions dans la torpeur de l’été.
La maîtresse en nous disant au revoir nous fit les recommandations d’usage : "Soyez bien sages, écoutez bien les leçons, soyez polis avec vos professeurs et avec tout le monde, pensez à votre avenir !"
Ses beaux yeux bleus se noyèrent de larmes en nous embrassant l’un après l’autre. Après la classe, nous lui rendîmes visite pour lui apporter un cadeau : c’était la coutume lorsque les élèves quittaient l’école avant l’entrée en sixième. Nos mères s’étaient consultées pour lui offrir un couvre-lit en satin.
En partant en vacances, nous pensions déjà aux courses folles dans la garrigue, à la baignade et à nos jeux plus ou moins dangereux. Nous chantions alors à tue-tête les chansons les plus grivoises que nous connaissions :
"Jeanneton prend sa faucille.
Larirette, Larirette.
Jeanneton prend sa faucille
Et s’en va couper des joncs…"
Les filles, les mains jointes sur leur bouche, riaient déjà pour le baiser sur le menton que donnait le premier de ces lurons. devant les méfaits du deuxième, elles emprisonnaient leur robe dans leurs mains à cause de ce jupon qu’elles-mêmes ne portaient pas est e serraient les unes contre les autres à cause de ce maudit gazon sur lequel le troisième faisait échouer la malheureuse Jeanneton.
Et, même si la chanson ne dit pas ce que fit le quatrième larron, mes cousines se bouchaient les oreilles et aussitôt nous montrant du doigt criaient "Les hommes sont des cochons !".
C’était la morale de cette histoire.
Ensuite, pour nous rendre plus intéressants nous entonnions :
"Je connaissais un moine
Un moine capucin
Qui confessait les nonnes
Au fond de son jardin…"
Le refrain parle de colle et de petits pois mais comment faire le lien avec ce qui ne faisait pas encore partie de notre expérience !
"Il dit à la plus bonne
Tu reviendras demain…"
Et là, on entend parler d’un cierge qui par on ne sait quel mystère conduit la pauvre nonne jusqu’à la maternité. Mystère de la conception qui voit naître à la fin de la chanson un petit capucin aux attributs virils tricolores, franchouillards.
Dès le matin, ma grand-mère errait ses cheveux gris coiffés en chignon dans un grand mouchoir carré qu’elle nouait derrière son cou. Son visage reflétait la générosité et, comme elle était peu bavarde, ses grands yeux parlaient pour elle. Son seul luxe était cette paire de boucles d’oreilles en or que son époux lui offrit un jour pour la remercier, encore une fois, de lui avoir donné trois beaux enfants.
En ouvrant les volets, à l’heure où elle commençait à faire les chambres, jetant draps, couvertures, édredons, oreillers et traversins sur le rebord de la fenêtre pour les aérer, elle chantait de sa voix délicieusement grave l’unique chanson de son répertoire : "Fascination".
"Je t’ai rencontrée simplement
Et tu n’as rien fait
Pour chercher à me plaire.
Je t’aimais pourtant
D’un amour ardent…"
Je me souviens que lorsque la totalité des mes réponses atteignaient zéro, j’avais un point pour la présentation. Maigre consolation, certes, mais préférable aux "moins un, moins deux ou moins trois" …
J’étais timide et c’est au bal de la Saint-Jean qui avait lieu sur la place de l’Union que ma réserve fut mise à l’épreuve pour la première fois.
Sur la piste, les danseurs virevoltaient déjà et s’en donnaient à coeur joie. Sur un air de valse, certains tournoyaient déjà en riant à gorge déployée.
D’autres, très sûrs d’eux, sérieux, presque académiques, s’appliquaient comme dans un concours de danse de salon.
Quelques femmes entraînées par leur bon cavalier se laissaient aller à l’ivresse, les yeux fermés, la tête rejetée en arrière.
Autour d’eux, des chaises pliantes les spectateurs faisaient cercle en plusieurs rangées.
L’envie de danser me démangeait et pourtant je restais en retrait alors que mon copain me harcelait à coups de : "Vas-y, vas-y !"
Je lorgnais désespérément vers le groupe de filles qui attendaient sagement qu’on vienne les inviter. Christine regarda dans ma direction. Je fis d’abord semblant de ne pas la voir. Je la trouvais belle mais de là à faire le premier pas !
C’est elle qui le fit et j’appris, à la fin de la soirée, que Jean, par signes, lui avait fait comprendre que je souhaitais danser avec elle. Nous arrivâmes sur la piste au moment où la série de valses s’arrêtait et ce fut sur un slow que j’enlaçai ma cavalière. Je me sentais un peu gauche. Il me semblait que tous me regardaient.
Ma main transpirait dans celle de Christine. J’osais enfin la regarder et dès cet instant ma timidité commença à se lézarder. je m’enhardis même à resserrer un peu mon étreinte et nous eûmes du mal à nous séparer à la fin de la danse.
Dès que la chaleur alourdissait juillet, nous partions au bord de la rivière. La douceur peuplait ces après-midis passés à lézarder au soleil entre deux plongeons du batardeau. Jean me racontait La rivière sans retour avec Marylin Monroe ou fredonnait "Tu parles trop" la dernière chanson de Frankie Jordan.
Aussi volatiles et légères qu’un parfum, impalpables comme la douceur de l’air, soyeuses comme un beau roman, certaines sensations restent liées et accrochées dans le souvenir, définitivement associées à un lieu, à une saison, à une personne.
Où commence l’amitié ? Celle qui me lia à Gérard commença par un regard, au moment où je cherchais une place dans la salle de cours immense sur le quai de la Basse.
En parlant de cinéma et de chansons, Gérard et moi découvrîmes que nous avions une passion commun pour Françoise Hardy, figure mythique de notre génération yéyé.
Nous connaissions ses chansons par coeur, de "Tous les garçons et filles" en passant par "L’amitié", "Mon amie la rose" et "Dans le monde entier".
Des Salut les copains s’échangeaient furtivement dès l’arrivée en cours et le plus souvent je ne pouvais attendre l’interclasse pour feuilleter sur mes genoux la revue que je venais de troquer. Gérard faisait le guet : le moment le plus dangereux était bien celui où je découvrais une nouvelle photo de la divine car mes yeux n’arrivaient pas à se détacher de cette image de papier glacé et de ce beau visage qui peuplait mes rêves.
Aujourd’hui, je vibre toujours autant à ce timbre de voix si particulier qui rend le moindre mot confidentiel.
La première fois, nous les "petits secondes", les nouveaux, habitués aux récréations et aux interclasses calmes, fûmes surpris par le bram.
La colo.
La fête d’adieu eut lieu le dernier soir.
La nostalgie commençait déjà à pointer son visage affligé. Avant de se séparer, il fallait faire la fête ! Les monitrices vinrent nous rejoindre dans notre dortoir après l’heure de la toilette et du coucher. Yves, le moniteur des plus grands, décida de faire un sort anticipé à la bouteille de Martini qu’il avait rapportée d’Espagne. Pas de chansons à boire, pas de "et flou et flou, il est des nôtres » mais puérils comme au temps de nos courses avec nos petits à travers les collines et les prés, nous chantions plutôt :
"Colchiques dans les prés
Fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés
C’est la fin de l’été.
A la radio, Johnny et Sylvie chantaient en duo :
J’ai un problème, je sens bien que je t’aime
J’ai un problème, c’est que je t’aime aussi.
Cette chanson n’avait d’écho que pour Béa et moi qui étions délicieux par ce délicieux et terrible problème. Ni elle ni moi n’étions libres d’être l’un à l’autre. Balayé par notre passion naissante, l’amour tirait irrémédiablement sa révérence dans nos couples respectifs. Rien ne serait plus comme avant pour nous deux.
Et que de doux regards imprudemment échangés d’un bord à l’autre de la table ! Quelle soif de vouloir être ensemble !
Mais nous n’étions jamais seuls et nous nous sentions prisonniers au milieux des autres.