"Les années.
Les restrictions étaient finies et les nouveautés arrivaient. Elles surgissaient comme dans les contes, inouïes, imprévisibles.
Il y en avait pour tout le monde, les Stylo Bic, le shampoing en berlingot, le Bulgomme et le Gerflex, le Tampax et les crèmes pour duvets superflus, le plastique Gilac, le Tergal, les tubes au néon, le chocolat au lait noisettes, le Vélosolex et le dentifrice à la chlorophylle.
On n'en revenait pas du temps gagné avec les potages express en sachet, la Cocotte-Minute et la mayonnaise en tube.
On s'émerveillait d'nventions qui effaçaient des siècles de gestes et d'efforts, inauguraient un temps où, disaient les gens, on n'aurait plus rien à faire.
On les dénigrait : la machine à laver était accusée d'user le linge, la télévision d'abîmer les yeux. Mais on surveillait et on enviait chez ses voisins la possession de ces signes de progrès, marquant une supériorité sociale.
Dans la ville, les grands garçons exhibaient leur Vespa et virevolataient autour des filles. Raide fiers sur leurs sièges, ils en emportaient une avec son foulard noué sous le menton, qui les enlaçait par-derrière pour ne pas tomber.
On aurait voulu grandir de trois ans d'un coup quand on les voyait s'éloigner dans une pétarade au bout de la rue.
La réclame martelait les qualités des objets avec un enthousiasme impérieux, les Meubles Levitan sont garantis pour longtemps ! Chantelle, la gaine qui ne remonte pas ! l'huile Lesieur trois fois meilleure !
Elle les chantait joyeusement, dop dop dop, adoptez le Shampoing Dop, Colgate c'est la santé de vos dents, rêveusement, il y a du bonheur à la maison quand Elle est là, les roucoulait avec la voix de Luis Mariano, c'est le Soutien-gorge Lou qui habille la femme de goût.
Pendant qu'on faisait ses devoirs sur la table de la cuisine, les réclames de Radio-Luxembourg, comme les chansons, apportaient la certitude du bonheur de l'avenir et l'on se sentait entouré de choses absentes qu'on aurait le droit d'acheter plus tard.
En attendant d'être assez grande pour mettre du rouge Baiser et du parfum Bourjois avec un J comme joie, on collectionnait les animaux de plastique cachés dans les paquets de café, les vignettes des fables de La Fontaine dans l'emballage du Chocolat Meunier, qu'on échangeait à la récréation.
On avait le temps de désirer les choses, la trousse en plastique, les chaussures à semelles de crêpe, la montre en or...
Le progrès était l'horizon des existences. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l'ea courante sur l'évier et le tout-à-l'égout, les colonies de vacances, la continuation des études de l'atome. Il faut être de son temps, disait-on à l'envi.
L'exiguïté des logements obligeait les enfants et les parents, les frères et les soeurs, à dormir dans la même chambre, la toilette continuait de se faire dans une cuvette, les besoins dans des cabinets au-dehors, les cerviettes hygiéniques en tissu-éponge, dégorgeaient leur sang dans un seau d'eau froide.
Les rhumes et les bronchites des enfants se dégageaient avec des cataplasmes à la farine de moutarde.
Les parents soigneaient leur grippe à l'Aspro avec un grog.
Les hommes pissaient en plein jour le long des murs. Des dents manquaient dans toutes les bouches. L'époque, disaient les gens, n'est pas la même pour tout le monde.
Au printemps revenaient les communions, la fête de la jeunesse et la kermesse paroissiale, le cirque Pinder.
En juillet le Tour de France qu'on écoutait à la radio, collant dans un dossier les photos de Geminiani, Darrigade et Coppi découpées dans le journal.
A l'automne, les manèges et les baraques d'attractions de la fête forraine. On prenait pour un an d'autos tamponneuses dans le cliquetis et les étincelles des tiges métalliques, la voix qui tonitruait roulez jeunesse ! roulez petits bolides !
Sur l'estrade de la loterie toujours le même garçon au nez maquillé de rouge imitait Bourvil, une femme décolletée dans le froid bonimentait et promettait un spectacle torride, les "Folies-Bergère entre minuit et deux heures du matin", interdit aux moins de seize ans.
On guettait sur le visage de ceux qui avaient osé passer derrière le rideau et ressortaient rigolards des indices de ce qu'ils avaient vu. Dans l'odeur d'eau croupie, et de graillon on sentait la luxure.
Plus tard, on aurait l'âge de soulever le rideau de la tente. Trois femmes en bikini dansaient sans musique, sur les planches. La lumière s'éteignait, se rallumait : les femmes se tenaient immobiles, les seins nus, face au public claircemé.
Au dehors un haut parleur hurlait une chanson de Dario Moreno, Ey mambo, Mambo Italiano.
On ne mangeait pas de viande le vendredi. La messe du dimanche demeurait une occassion de changer de linge, étrenner un vêtement, mettre un chapeau, un sac et des gants, voir des gens et être vu, suivre des yeux les enfants de choeur.
La religion était à la source de la morale, conférait la dignité humaine sans laquelle la vie ressemblait à celle des chiens. "Les gens qui ne se marient pas à l'église ne sont pas vraiment mariés", déclarait le catéchisme. La religion catholique seulement, les autres étant erronées ou ridicules.
Dans la cour de récréation, on braillait :
"Mahomet était prophète
Du très grand Allah
Il vendait des cacahouètes
Au marché de Biskra
Si c'était des noisettes
Ce serait bien plus chouette
Mais il n'en vend pas
Alla Allah Allah.
On attendait avc impatience la communion solennelle, préalable glorieux de tout ce qui allait arriver d'important, le certificat d'études ou l'entrée en sixième.
Après avoir tonné d'une seule voix aux vêpres je renonce au démon et je m'attache à Jésus pour toujours, on pouvait se dispenser ensuite des pratiques religieuses et être certain qu'il y a sûrement quelque chose après la mort.Je me souviens aussi que les riches disaient alors des vendeuses et des dactylos trop bien vêtues "elle a toute sa fortune sur son dos".
L'école, c'était la soumission absolue : porter une blouse, se mettre en rang à la cloche, se lever à l'entrée de la directrice mais non de la surveillante, se munir de cahiers, plumes et crayons réglementaires, ne pas répondre aux observations, ne pas mettre en hiver un pantalon sans une jupe par-dessus.
Les programmes ne changeaient pas, Le médecin malgré lui en sixième, les Fourberies de Scapin, Les Plaideurs et Les Pauvres gens en cinquième, Le Cid en quatrième, etc., ni les manuels Malet-Isaac pour l'histoire, Demangeon la géographie, Carpentier-Fialip l'anglais.
Et il fallait toujours chanter la Marseillaise pour l'oral du certificat.
Le jour des prix, on recevait des livres exaltant l'héroïsme des pionniers de l'aviation, des généraux et des colonisateurs, Mermoz, Leclerc, de Lattre de tassigny, Lyautey.
On lisait Vaillant et Ames Vaillantes.
Il fallait préparer "des chics types" et "des filles bien, claires et droites", il était conseillé aux familles d'envoyer leurs enfants aux Louveteaux, Pionniers, Guides et Jeannettes, Croisés, Francs et Franches Camarades.
Le soir auprès d'un feu de camp où à l'aube dans un sentier, derrière un fanion brandi martialement, aux accents de Youkaïdi, Yukaïda se réalisait l'union enchantée de la nature, l'ordre et la morale.
Cette jeunesse saine, ces fils et filels de France, allaient prendre la relève de leurs aînés Résistants comme s'était écrié le président René Coty dans un discours vibrant en juillet 54 sur la place de la Gare.
Au dessous de l'idéal : les filles mères, la traite des blanches, les affiches du film Caroline Chérie, les capotes anglaises, les mystérieuses publicités pour "l'hygiène intime, discrétion assurée", les couvertures du journal Guérir, "les femmes ne sont fécondes que trois jours par mois", les enfants de l'amour, les attentats à la pudeur, Janet Marshall étranglée avec son soutien-gorge dans un bois par Robert Avril, l'adultère, les mots lesbienne, pédéraste, la volupté, les fautes inavouables à confesse, les vilaines manières, les livres à l'index, Tout ça parce qu'au bois d'Chaville, l'union libre, à l'infini.
Le reste ? Les décolletés, les jupes étroites, le vernis à ongles rouge, les sous-vêtements noirs, le bikini, la mixité, l'obscurité des salles de cinéma, les toilettes publiques, les muscles de Tarzan, les femmes qui fument et croisent les jambes, le geste de se toucher les cheveux en classe, ...
La "cote de moralité"...
Mais on déjouait la surveillance, on allait voir Manina la fille sans voiles, La rage au corps avec Françoise Arnoul.
On aurait voulu ressembler aux héroïnes, avec la liberté de se comporter comme elles.
Dans ces conditions, elles étaient interminables les années de masturbation avant la permission de faire l'amour dans le mariage. Il fallait vivre avec l'envie de cette jouissance qu'on croyait réservée aux adultes et qui réclamait d'être satisfaite coûte que coûte en dépit de toutes les tentatives de diversion, les prières, en portant secret qui rangeait parmi les pervers, les hystériques et les putains.
Résultat des courses, dans le lit ou les vécés, on se masturbait sous le regard de la société entière.
Les garçons étaient fiers de partir au régiment et on les trouvait beaux en soldats. Le soir du conseil de révision, ils faisaient la tournée des grands ducs pour célébrer la gloire d'être reconnus comme de vrais hommes. Après, ils n'étaient plus des gamins qui ne valaient rien sur le marché du travail et du mariage, ils pourraient enfin avoir une femme et des enfants.
Sous l'immuabilité, les affiches du cirque de l'année dernière avec la photo de Roger Lanzac, les images de première communion distribuées aux camarades, Le club des chansonniers sur Radio Luxembourg, les jours se remplissaient de désirs nouveaux.
Le dimanche après-midi, on s'agglutinait à la vitrine du magasin d'électricité générale devant la télévision. Des cafés investissaient dans l'achat d'un poste pour attirer la clientèle.
Entre la fête foraine et la kermesse, la Quinzaine commerciale s'installait comme rite de printemps. Dans les rues du centre, les hauts-parleurs beuglaient des incitations à acheter, entrecouépes de chansons d'Annie Cordy et d'Eddie Constantine, pour gagner la Simca ou la salle à manger.
Sur le podium, place de la Mairie, un animateur local faisait rire avec les blmagues de Roger Nicolas et de Jean Richard, rameutait des candidats pour le Crocher ou Quitte ou double, comme à la radio.
Les gens disaient "ça change" ou "il ne faut pas s'encroûter, on s'abrutit à rester chez soi".
Une joie diffuse parcourait les jeunes qui organisaient des surpats entre eux, inventaient un langage nouveau, disaient "c'est cloche", "formidable", "la vache" et "vachement" dans chaque phrase, s'amusaient à imiter l'accent de Marie-Chantal, jouaient au baby-foot et appelaient la génération des parents "les croulants".
Yvette Horner, Tino Rossi et Bourvil les faisaient ricaner.
On s'enthousiasmait pour Gilbert Bécaud et les chaises cassées de son concert.Au poste, on écoutait Europe n°1 qui ne passait que de la musique, des chansons et de la réclame.