"Les tendres années, témoignage :
Il n’y avait pas beaucoup de stations et les chansons étaient tous publics. Cette immense diffusion nouvelle va commencer à faire de la chansonnette une véritable industrie. beaucoup plus d’auteurs pourront en faire leur métier et gagner des sous comme Vincent Scotto.
Il a commencé à être célèbre en 1906 avec La petite Tonkinoise puis il a fait plus de 4000 chansons. Quand on lui demande où il a puisé son inspiration, il répond : "L’amour, l’amour et encore l’amour."
C’est ma foi vrai !
En 32 et 33, sa veine mélodique met sur orbite deux fusées de taille. En 32, Alibert et les opérettes marseillaises. Adieu Venise provençale, Une partie de pétanque, Le plus beau tango du monde, "Et partout, elle est populaire notre Cane... Cane... Canebière..."
En 34, mêmes ingrédients : Scotto, la méditerranée, un accent ; et c’est la bombe Tino Rossi ! En 35, il vend 8 000 disques par mois, ce qui est proprement vertigineux pour l’époque.
La suite ? Marinella, Tant qu'il y aura des étoiles, Ah reste dans mes bras, Oh Catalinetta bella Tchi Tchi...
Aux beaux jours, alors que les ouvriers du quartier rentraient déjeuner chez eux, on entendait les radios à fond la caisse ; c’était une heure de grande écoute et sur les 15 minutes du trajet, 9 fois sur 10, c’était du Tino ininterrompu.
La folie !
La France entière faisait "Tchi tchi", comme elle avait fait "pouet pouet", comme elle fera "tchica tchica tchix aïe aîe aîe" avec Luis Mariano et comme elle fera "da dou ron ron" avec Johnny.
La France vivait et allait vivre pour un sacré bout de temps à l’heure Tino, sans pour autant se priver d’aimer autre chose. Déjà en 31, le public avait fait un triomphe à Pills et Tabet une chanson de deux inconnus Jean Nohain et Mireille.
Couché dans le foin
Avec le soleil pour témoin...
Il y a avait aussi :
Quand un vicomte
Rencontre un aut’ vicomte
Qu’est-ce qu’ils s’racontent ?
Des histoires de vicomte...
Sans oublier :
J’ai la rate qui s’dilate
J’ai le fois qu’est pas droit
Les poumons tout en long,
Les rotules qui ondulent,
Les tibias raplapla...
Je me souviens comme si c’était hier de la liesse populaire. Je me revois juché sur les épaules de papa : "Regarde, c’est Léon Blum !" Et moi je me demandais pourquoi la vue de ce moustachu binoclard à chapeau mou le mettait dans un état d’excitation pareil.
En 36 par wagons entiers, bien des ouvriers allaient découvrir la mer pour la première fois ; sur les routes, on voyait des vélos, des motos avec un side-car, des campeurs sac au dos.
L’été 36 partout c’est la route enchantée, Y a d’la joie chantées par Charles Trenet qui était devenu en très peu de temps une immense vedette.
A nous les gamins, ça nous plaisait bien cette Tour Eiffel - qu’on n’avait jamais vu - qui sautait la scène à pieds joints, et ce facteur qui s’envolait dans le ciel bleu. Je chante, Fleur bleue, Le Soleil et la Lune, Boom, Vous oubliez votre cheval.
Je me souviens de Dubo-Dubon-Dubonnet, du Vermifuge Lune, , de la "Boldoflorine, la bonne tisane pour le foie", des Marx Brothers, de Fred Astaire, de Pepe le Moko, de Pierre Fresnay dans La Grande Illusion.
Je me souviens quand le P-O Midi a été nationalisé et que papa est venu à la maison avec une casquette Esse - Enneu - Cé - Effeu. Je me souviens de la disparition de Jean Mermoz et de L'abdication d'Edouard VII parce qu’il voulait épouser une femme divorcée. Je me souviens de la jeune Edith Piaf chantant Mon Légionnaire.
Je me souviens de Rina Ketty : "J'attendrais le jour et la nuit"
Grand-mère qui n’avait pas les yeux dans sa poche l’avait surnommé "Tinore", pendant féminin de Tino. Je me souviens de Reda Caire. je me souviens du retour, après vingt ans d’absence et 30 kilos de plus, de la grande pathétique alcoolique Fréhel avec une chanson signée Vincent Scotto - toujours lui -, La Java bleue :
C’est la java bleue
La java la plus belle
Celle qui ensorcelle
Et que l’on danse les yeux dans les yeux...
Je me souviens qu’on tremblait beaucoup quand la radio française retransmettait les vociférations de Hitler pour bien finir de nous persuader, au cas où nous en aurions douté, que c’était une bête sauvage.
Et puis, on a beau faire l’autruche, la guerre finit par nous rattraper. Les gosses, inconscients et fiérots, chansonnaient sur reginella, un succès de Tino :
Lorsque descend le crépuscule
Hitler envoie ses bombardiers,
Pilotés par quatre crapules
Semer la mort dans nos quartiers
Tac tac tac fait la mitrailleuse
Boum boum boum fait la DCA...
Maurice Chevalier, joyeux et martial, à propose de notre jeunesse "sous les drapeaux", chantait alors à tue-tête :
Et tout ça, ça fait
D’excellent Français.
Pour les amateurs : Les souvenirs de Marcel Amont ; Les tendres années de Marcel Amont ; La libération de Marcel Amont