"Quand j'étais petite". Un roman de Lola Sémonin. Morceaux choisis :
Je suis né au printemps. Les pieds devant. Ce qui a fait dire à l'Adèle, la sage-femme :
- Cette gamine, elle ira loin !
On m'a tirée par les pieds, comme un veau. Et secouée la tête en bas, comme un lapin qu'on va saigner. La sage-femme a dit : "C'est l'mal joli, quand il est fini, on en rit !"
Quand les femmes criaient trop, l'Adèle les réprimandait : "T'as pas souffert pour le commander, t'as qu'à souffrir pour le faire !"
Puis, elle a jeté le placenta au feu. Il y en a qui le donnaient aux poules, ou qui le mettaient au fumier. Mais pour l'Adèle, ça porte malheur.
Elle a préparé une soupe de bourrache, qu'elle a fait boire à la moman, et un oeuf battu, mélangé à de la gnôle et du miel. Le papa a tiré du vin de la cave, il a sorti du garde-manger de la saucisse, et découpé une bonne tranche de pain, avec son couteau qu'il garde toujours dans sa poche.
Puis, ils ont débouché des fioles de gnôle, de la prune et de la gentiane, qu'ils se passaient, en s'essuyant les lèvres du revers de la manche.
J'ai su plus tard que sur le chemin, derrière les carreaux, les femmes en chemise de nuit, les cheveux défaits ou sous un bonnet de nuit, faisaient le signe de la croix. Elles se signaient comme pour le passage d'un mort, pourtant les hommes vont chercher la vie.
On organisait le baptême le plus vite possible, pour que le nourrisson, s'il mourait en bas âge, ne tombe pas dans les limbes, maisd aille bien au Paradis. Une fois baptisé, on avait l'air de croire qu'il ne pouvait plus rien lui arriver.
Dès que j'ai su marché, j'ai commencé d'aider la moman. Les parents se levaient au chant du coq. Ils déjeunaient. Une cuillère de chicorée au fond du bol, des morceaux de pain et du lait versé dessus. Une tartine avec un peu de confiture ou du miel si la récolte avait été bonne. Rarement du beurre.
Après la traite, les parents mangeaient une soupe à l'oignon ou une soupe de légumes, un bout de lard, et le papa buvait un canon.
J'entends encore la voix de moman :
- Debout Mad'leine ! Y a du boulot ! Faut pas être feignant.
J'ai demandé à mon frère : "C'est quoi un feignant ?
- C'est quelqu'un qui dort tout l'temps, pour pas savoir qu'il ne fait rien.
Chez nous, on n'perd rien. La moman rallonge les robes avec un morceau de tissu d'une autre couleur. On garde le plus petit bout de fil - ça peut encore servir à recoudre un bouton -, et les petits morceayx de laine - ça peut servir pour tricoter les moufles et les cache-nez.
La moman met des tacons aux coudes des vestes. Elle retourne les cols et les poignets de chemise s'ils sont usés. Elle taille, raccommode, rappond, tout ce qui peut être taillé, raccommodé ou rappondu...
On garde tout.
La peau du lait pour faire des gâteaux, la cendre des fourneaux pour la lessive. On mouille le pain rassis et on le passe au four pour en faire du pain perdu. On arrose le jardin avec l'eau qui a lavé la salade, on donne l'eau de vaisselle et les épluchures aux cochons, les trognons de chou, les fanes de carottes et l'herbe des talus aux lapins, les os au chien, les coquilles d'oeufs, les restes, s'il y en a, aux poules.
On n'avait rien pi on faisait avec !
Le samedi, on se lave au poêle, en entier, dans une seille en bois, que le papa remplit d'eau. On y passe chacun à notre tour, dans la même eau, du plus petit au plus grand.
Quand c'était justement le tour des plus grands, ils guelaient de toujours se laver dans de l'eau sale. Alors je leur versais une bouilloire d'eau bouillante.
Je n'avais pas huit ans, je disais déjà à la moman :
- Quand je s'rai grande, j'habiterai là-haut !
Elle me rembarrait :
- Au lieu d'rêver, va plutôt chercher des patates à la cave. Les rêves, c'est pas fait pour nous ! C'est pour les riches !
En classe, un garçon du cours élémentaire, à la bouille toute ronde, les oreilles décollées et la coupe au bol, lisait une histoire sur les vacances.
- Nous irons déjeuner sur l'herbe, nous construirons une cabane pour jouer à Robinson, nous jouerons avec tous nos joujoux.
Moi, je n'avais pas de vacances. Je me disais que je ne construisais pas non plus de cabane. Nous on faisait le foin depi tôt le matin, et le soir on tombait, tous fourbus, dans notre lit. Je m'occupai de la marmaille et préparais une grosse soupe pour la tribu affamée.
- Pleure, tu pisseras moins !
Petite, je savais par coeur "La Marseillaise".
- Que cent un pur, abreuvent nos six lions !
Je connaissais aussi "La victoire en chantant", et ses "trom-pettes guerrières". Mais j'aimais aussi quand la chanson racontait une vraie histoire, comme :
"En passant par la Lorraine, avec mes sabots, rencontré trois capitaines..."
Les trois capitaines se moquaient bien d'elle, avec ses sabots, ils la trouvaient vilaine, mais ils ont bien été attrapés ! Elle a eu le dessus et les a bien eux :
Je ne suis pas si vilaine avec mes sabots,
Carle fils du roi m'aime, avec mes sabots !
On chantait aussi :
"Un kilomètre à pied, ça use, ça use,
un kilomètre à pied, ça use nos souliers.
Des gamelles melles melles, des bidons, dons, dons.
On en a plein l'dos, plein l'sac, plein l'fond des godillots !
Et "Etoile des neiges", à deux voix.
Faut dire que chez Charles et Bébette, ça chantait tout le temps. A longueur de journée. Les filles en lavant la vaisselle, en l'essuyant, en passant le balai, en pendant le linge, en secouant les édredons pour leur faire prendre l'air...
T'entrais à la scierie, l'oncle Charles et ses ouvriers chantaient une chanson.
La tante Bébette et Jeanne Antide chantaient en remontant le long du bois.
J'aimais chanter. C'était une nouvelle voix qui sortait de moi et qui remplissait mon âme de gaieté.
Le premier Noël que je me rappelle, je devais avoir cinq ans. Mon frère Michel m'a dit :
- Tu vas voir, le p'tit Jésus va t'apporter un cadeau !
Je n'avais jamais eu de cadeau. A part les caramels Klaus ou les escargots qu'on ramassait pour moi.
On a déposé chacun un sabot devant le fourneau et on est allé se coucher. Mes parents, ma grand-mère et mes frères sont partis, à pied, à la messe de minuit.
Le lendemain, c'est la voix de Michel qui m'a réveillée :
- Mad'leine, Mad'leine ! Viens voir, le p'tit Jésus a passé !
J'ai bondi hors du lit et couru pieds nus sur les dalles froides de la cuisine. Il y avait dans chaque sabot une balle orange, toute brillante, à la peau couverte de petits points. Et sur le dessus, une étoile verte, comme une fleur. Michel m'a dit :
- C'est une orange.
J'ai aussitôt aimé ce mot-là. Je le répétais sans arrêt : "Orange, orange !" Je l'a sentais et son odeur me remplissait de joie.
L'année suivante j'ai eu une pomme de Paris. Le p'tit Jésus était allé jusqu'à Paris pour me rapporter une pomme ! Je l'ai prise dans mes mains et c'était comme si j'avais tenu la tour Eiffel entre mes doigts. Elle brillait encore plus que l'orange. Elle sentait bon. Elle sentait Paris !
- Merci, petit Jésus de m'avoir tant gâtée !
Depuis l'âge de cinq ans, ce que je désirais le plus, c'était d'aller à l'école.
Le matin, j'entendais les sommiers grincer, les pas de mes frères sur le vieux plancher qui craquait et les godillots dans l'escalier. Je les imaginais préparer leurs musettes. Le plumier, leurs crayons d'ardoise, leurs crayons de papier, leur gomme, et surtout le porte-plumes et leurs plumes Sergent-Major avec un petit bout de patte pour les essuyer.
Avant de couper le pain, la moman faisait le signe de croix en dessous, la miche contre sa poitrine. Ils enfourgaient dans la musette une rondelle de saucisse ou un bout de lard, deux carrés de chocolatou deux sucres, trois tranches de pain chacun - pour les deux récréations et le casse-croûte du midi -,, le tout emballé dans un linge. A l'école, on leur servait la soupe.
En rentrant le soir, ils me racontaient les parties de rire sur la route avec les cousins. Ils faisaient avec eux les deux kilomètres à pied matin et soir. 1980 mètres exactement, de la maison à l'école, comme l'avait dit l'oncle qui avait mesuré le parcours avec une chaine d'arpenteur.
1980 mètres de liberté, sans la moman sur le dos, sans avoir à m'occuper des p'tits, des veaux, des poules, de la lessive, du ménage, de la soupe à éplucher...
Le soir, je regardais leurs livres de lecture. Et je rêvais.
Je ne disais rien de mes rêves, car la moman m'aurait dit que je voulais "péter plus haut que mon cul". C'est la seule fois où elle disait un gros mot. Elle se signait aussitôt.
- Tiens, tu m'fais dire des bêtises ! qu'elle me disait.
J'aimais aussi le livre d'histoire avec des gravures en noir et blanc. Et aussi la guerre, et ses terribles soldats en armure, armés de pics et de sabres. On y voit aussi la guerre de 14 avec les tranchées.
Je me souviens du jour ou mon papa m'a lu le Petit Larousse Illustré. Il a ouvert les pages du milieu, pleines de couleurs vives : du vert, du jaune, du rouge.
- Tu vois, c'est tous les drapeaux du monde !
Jamais je n'avais vu autant de couleurs, si belles, si brillantes. J'aurai voulu pouvoir les regarder des journées entières.
- Voilà, celui de la France, bleu, blanc, rouge. Le bleu, c'est le bleu roy, le symbole de la royauté. pi après le blanc. Pour Jeanne d'Arc, la Pucelle d'Orléans. Le blanc, la couleur de la virginité...
A part ceux de l'école, chez nous, on n'avait pas d'autres livres. sauf des fois, le catalogue Manufrance qui se baladait de ferme en ferme. A la fin de la tournée, il était encore plus épais, à force de tourner les pages avec les mains sales, parce qu'on rentrait de l'écurie et qu'on était pressé de découvrir le monde.
On y voyait des machines à coudre, des fusils de chasse, des lampadaires, des affaires de bureaux, des manteaux de femme, des bicyclettes, des trottinettes; Tout ce qu'on ne pouvait pas s'acheter.
A l'école, avant la maîtresse, il y avait un maître, une vraie peau de vache ! Il les baillonnait d'une main, pi, de l'autre, il donnait des paires de claques à tout casser. Le Paul, il en pris de ces taugnées ! Pi, il ne fallait rien dire, en rentrant... T'aurais pris la même !
Paul était un cancre (il avait pris une torgnole parce qu'il avait dit "Le point de ponctuation, ça sert à finir une phrase quand on en a marre"), il a quitté l'école et a travaillé chez son père à la scierie. La moman disait de lui : "Ce Paul, il a d'la chance d'avoir eu un père qu'est né avant lui !"
Moman avait levé les yeux au ciel.
- Dis-moi voir ta poésie, voir si tu la sais !
Monfrère ânnonait Le Corbeau et le renard :
- Maître Corbeau... sur un arbre perché... Et moi je lui soufflais la suite : "Tenez dans son bec...
La rentrée.
Dans le livre de lecture de mon frère, la maïtresse a un sourire doux, on dirait qu'elle sent bon. Je me voyais déjà rentrer de ma première journée de classe avec un "Bon point".
Oui mais non.
Elle a tapé dans ses mains :
- Silence !
Elle a compté :
- Un deux, un deux... Silence ! Mettez-vous en rang.
Puis tous les élèves se sont mis à tendre leurs mains en avant. Une règle en fer au bout du bras, la maîtresse a longé les allées. Si les mains n'étaient pas propres, elle frappait un grand coup.
Le grand, à la la mèche sur le front, a reçu un coup. Il n'a pas bronché d'un cil.
- C'est la dernière fois, Antoine? La prochaine fois, c'est la porte !
J'avais peur pour mes frères mais la moman avait bien fait son inspection : les mains propres, bien coiffés, et les brodequins cirés...
La maîtresse est montée sur l'estrade. Elle s'est mise à chanter :
- Mes amis la vie est belle...
Elle a battu la mesure et tous les élèves ont repris :
"Mes amis la vie est belle
Malgré les peines
Qui nous enchaînent
Ame claire
Voix légère
Sans un sou au fond de l'escarcelle
Chantons au soleil qui ruisselle
La vie est belle, belle toujours !"
A l'école, j'aimais surtout les récréations, où on jouait à la marchande, à la ronde où à la corde à sauter que j'aimais par dessus tout.
En deux mois, je savais déjà écrire mon prénom, papa, maman etc eux de mes frères et soeurs. Je répétais les lettres de l'alphabet en boucle, et je savais compter jusqu'à quarante.
Quand j'allais au cabinet, c'est la Simone qui me tenait la porte, et l'Antoine qui me faisait toujours des coups d'oeil avant de rentrer en classe.
Tous les matins, je répondais :
- Présente !
Puis, après l'inspection des mains, j'écoutais la leçon de morale, avec grande attention :
"Les papas comme les mamans s'efforcent de rendre la vie agréable à leurs enfants. Je leur montrerai mon affection en travaillant bien en classe." Et celle qui me faisait froid dans le dos : "Personne ne croit plus le menteur, même quand il dit la vérité."
Ou celles que je ne comprenais pas toujours comme : "Bien mal acquis ne profite jamais !"
J'aimais les carte de France accrochées au tableau, avec les cours d'eau, les montagnes, les ports, les villes. Les cartes de l'Amérique aussi.
A onze heures, je choisissais un livre sur le rayon, je regardais les images, et j'essayais de retrouver les mots que j'avais appris. Je prenais souvent Les Malheurs de Sophie. Elle vivait dans un château, elle avait une bonne, et des amies aussi bien mises qu'elle. Sa maman souriait toujours, sauf quand elle lui donnait la fessée.
Je regardais aussi les images du Petit Poucet et de l'ogre aux yeux terribles, qui me réveillait la nuit trempée de sueur. J'en avais aussi peur que du loup qui dévorait le petit chaperon rouge, soufflait la maison des trois eptits cochons, ou trempait sa patte dans la farine pour tromper les chevreaux qui attendaient leur mère.
A ma première récréation, je suis sortie dans la cour avec ma tranche de pain et un sucre. Je gardais le carré de chocolat pour la récré de trois heures.
Antoine faisait une partied 'osselets avec le Michel. J'entendais des mots magiques :
- trou ! Bosse ! Omelette ! Tour Eiffel ! Oeil-de-Boeuf !
Il ne pleuvait pas. La nature se préparait pour le printemps, et je me répétais le début d'une récitation :
Après tout ce blanc, vient le vert
Le printemps vient après l'hiver
Après le grand froid, le soleil,
Après la neige vient le nid
Après le noir vient le réveil...
J'aimais jouer à la bague d'or, à la brouette, à la marelle, à la main chaude, à la courate.
Mais je découvrais toutes sortes de jeux durant la récré, où on se mettait de bonnes roustes.
Comme "passe passe trois fois".
"Qu'est-ce qu'elle donc fait la p'tite hirondelle
Elle nous a volé trois p'tits sacs de blé...
Nous lui donnerons trois p'tits coups d'bâton
Passe passe passera, la dernière la dernière
Passe passe passera, la dernière restera..."
A "la dernière restera", deux filles en gardent une, prisonnière entre leurs bras. la pauvre a beau se mettre en boule, les mains sur la tête, elle reçoit une avalanche de claques. certaines s'en donnaient à coeur joie !
Pareil pour "Le fermier dans son pré", où il ne faut surtout pas être le fromage, car tout le monde nous tape sur le dos : Le fromage est battu, le fromage est battu...
Et kif kif pour la ronde "Entre les deux mon coeur balance" !
J'aimais bien mieux : "A mon beau château, tire lire lire lo..." Une autre ronde encha^inait : "Le nôtre est plus beau ma tantine lire lire..." Et personne ne prenait de coups !
J'aimais sauter à la corde, un, deux, trois, vite ! La crode claquait sur le béton. Si on ratait notre entrée, les autres nous narguaient :
- Hou ! Les cornes !
Et on voyait des doigts pointés au niveau du front.
- Ceux du certificat vous allez chanter "La Marseillaise". Les autres, restez debout, les bras croisés.
Elle a donné le ton. Ils ont attaqué les premières paroles :
- Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivée...
L'Antoine chantait comme une casserole. Alors je me suis retournée et j'ai écarquillé mes yeux. Ca l'a fait rire. La maîtresse a tapé sur le bureau avec sa règle.
- On ne rit pas monsieur Antoine Pourchet quand on chante "La Marseillaise". C'est un hymne sacré ! Pensez à tous ceux qui sont morts pour que vous puissiez être libres. Continuez tout seul !
Et il a chanté toujours aussi faux :
"Mugir ces féroces soldats,
Ils viennent jusque dans vos bras,
Egorger vos fils, vos compagnes..."
- Si vous échouez au certificat, vous finirez à la porcherie, comme votre pauvre papa. C'estc e que vous souhaitez ?
Puis on a entendu le grincement des pupitres que les élèves ouvraient pour en sortir leurs livres et leurs cahiers, et les claquements des tablettes qu'ils refermaient. Charlotte s'est levée :
- Cu-veau, to-nneau, cor-beau, le ba-teau va sur l'eau.
Le Michel, il a grandi tout d'un coup.
- T'es encore en train d'mefaire de la croissance ! Si seulement on avait les moyens d'acheter de la Quintonine, comme chez l'Charles !
- La Simone, elle m'a dit que j'étais belle !
- Quand on a deux jambes et deux bras, on est toujours beau !
Chaque matin, je savais par coeur la phrase de morale - il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué -, et je marchais au pas.
J'ai appris toutes sortes de récitations : J'aime l'âne si doux, marchant le long des houx... De Francis James ; Le hareng saur, nu, nu, nu... de Charles Cros.
Et des nouvelles chansons : Ne pleure pas Jeannette, qui me rendait triste, il pleut, il pleut bergère où Fleur d'épine, fleur de rose...
Un souvenir : Le jour où Moman et la Joséphine se sont mis à chanter "La tyrolienne des Pyrénées", à plusieurs voix :
"Laisse là tes montagnes disait un étranger,
Suis-moi dans mes campagnes, viens ne soit plus berger
Jamais jamais quelle foli-i-e,
Je suis heureux dans cette vie.
Et quand elles entonnaient le refrain, j'en avais des frissons, le coeur gonflé de bonheur. La moman lançait la première phrase "J'ai ma ceinture" que le choeur répétait avec des voix très hautes et claires :
"J'ai ma ceinture !
Et mon béret ! ... Et mon béret !
Mes chants joyeux, mes chants joyeux
Mamie et mon chalet.
Les mains ne cessaient d'égrener les fleurs qui tombaient dans leurs tabliers. Comme si elles étaient étrangères aux femmes qui chantaient.
Aux beaux jours, on allait dans le champ en face de l'école faire des parties de "Cavaliers". Je montais toujours sur les épaules d'Antoine. On devait empoigner un cavalier, et le tirer en bas.
Je faisais mes devoirs après souper, quand je ne piquais pas du nez sur mon cahier. Je savais toujours mes récitations que je récitais en boucle sur le chemin de l'école.
A la récré, on a d'abord joué à "Moman que veux-tu ?" La Simone collait contre le mur. Un pas de fourmi. Pi Un pot d'colle ! Jamais de pas de géant pour moi alors que pour les autres, c'était des casseroles, ou Des sauts de chamois. Et à la Josette Trois pas de géant avec, avec élan. En une partie, elle touchait le mur !
On a joué ensuite à "collin-maillard" puis à "huile ou vinaigre".
- J'vais presser sur ton nez, y va en sortir du lait
- Moi quante je s'rai grande, avec mon mari, on aura douze vaches.
Le cinéma, c'était une fête. Charlot qui tombe amoureux d'une fleuriste aveugle, où j'ai beaucoup ri et pleuré, il y a eu Laurel et Hardy, Les Misérables qui m'a tenue en haleine du début à la fin. Et un film sur Bernadette Soubirous, pour faire plaisir à Monsieur le curé... Au moins, dans ce film-là, il n'y avait pas de baiser !
Je me souvient aussi de Fanny ave l'accent de Marseille.
En rentrant, on agrimpé dans les bois. Il faisait bon frais. On s'est mis à chanter :
"Dans la forêt lointaine, one entend le coucou. Du haut de son grand chêne, il répond au hibou. Coucou hibou, coucou hibou, coucou hibou, coucou !"
Pi ça a été "Pigeon vole", à l'"Enigme du loup, de la chèvre et du chou". A Padipado".
Quelqu'un chantait alors "Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux ?"
Tout en marchant à grand pas, on s'est mis à entonner à tue-tête :
"Qu'est-ce qu'on attend pour faire la fête ?
Y a des violettes
Tant qu'on en veut
Y a des raisins, des rouges, des blancs, des bleus..."
On est arrivé au Café des Bredots juste quand la chanson finissait. La salle de bal était pleine de gens et de fumée. Sur la piste, les couples attendaient la prochaine danse. Le chanteur a réajusté les bretelles de son accordéon et a envoyé une valse.
Et on a commencé de tourner, tourner, tourner, et d'emporter avec nous les tables, les murs, les arbres qu'on voyait les fenêtre, la montagne, le ciel qui grandissait, et la terre toute entière.
Le soir de la communion de mes frères, on est allé à la veillée chez tonton. Sauf le Bernard qui avait sifflé en douce les fonds de verre de rouge, et qui a dégobillé sur le perron. La moman l'a puni :
- Se saouler à douze ans !... C'est bien la peine de g^acher un si bon repas !
On a amené nos chaises. On était une bonne quinzaine, assis autour du poste TSF où la voix grave d'un monsieur nous donnait les nouvelles de la politique, depuis Paris ! Cet homme-là, qui nous connaissait pas, nous parlait comme s'il nous connaissait.
- Il est où l'monsieur Il est où ? Où c'est qu'il est ?
Puis il y a eu des chansons. Mes cousines les savaient déjà toutes par coeur. Je les enviais.
Et quand Milton a chanté "J'ai ma combine", même la moman s'y est mise. Elle qui se plaignait toujours, ça faisait drôle de l'entendre chanter ces paroles-là, toute guillerette.
"Y'a beaucoup d'gens qui s'font du mauvais sang...
J'suis pas comme ça, car j'm'en fais pas...
J'ai ma combine,
Jamais dans la vie rien ne m'turlupine
J'ai ma combine..."
Après la chanson de Milton, on a écouté la réclame :
"Pour 19 francs, pour 19 francs seulement, vous aurez chez TOUT FAIT, la robe qui vous pla^it !"
La tante Bébette récitait en même temps, en riant tout ce qu'elle pouvait. Toute la famille a entonné en choeur la réclame de la Quintonine :
"La Quintonine ! La Quintonine ! Le plus forts des fortifiants ! La Quintonine vous rend bonne mine !"
- C'qui est fou, a dit Charles, quand j'éteins, c'est qu'on entend parler l'gars dans l'poste !
- Faut l'temps que ça arrive à Paris ! a dit Ricet.
Dehors, les filles chantaient "Enfilons les aiguilles de bois". J'aurai aimé faire la farandole, passer sous le pont, et me retrouver dans l'escargot, puis les bras croisés, une main dans la main de mes voisines !
Scions, scions du bois pour la mère Nicolas ! Le bois cassé en mille morceaux !
Je me souviens de Virgile qui m'a fait un salut militaire, la main sur le képi brodé, comme le revrs de sa veste. Il s'est éloigné de moi en chantant :
- C'est nous les gars de la marine !
Il était beau Virgile et toujours bien mis ! Pas comme les paysans ! Il n'était pas marié et d'ailleurs, il ne s'est jamais marié. Un jour j'ai entendu moman dire à ma tante Bébette :
- Il n'a pas de femme à lui, mais il a celle des autres !
Le mariage.
- Vous êtes unis par les liens du mariage, pour le meilleur et pour le pire.
Ils se sont lancé des regards doux ets e sont embrassés sur la bouche ! Juste un petit baiser. Mais sur la bouche ! Je n'avais encore jamais vu de chose pareille. Je me suis retenue de ne pas pouffer.
Des "Alléluyah !" ont empli l'église. Ils montaient et tourbillonnaient autour de nous.
La place du village était entièrement à nous. On s'en donnait à coeur joie.
C'est fou le nombre de plats qu'on avait ! La moman répétait :
- Ben, mon vieux, ils ont mis les p'tits plats dans les grands ! Ca a dû coûter !
Elle n'avait presque rien mangé la veille pour être sûre de pouvoir tout finir, et nous avait même recommandé de faire comme elle.
Oh ce menu ! Un vrai menu de château !
L'oncle Marcel était debout, toute l'assemblée entonnait le refrain avec lui : "Du gris que l'on prend dans ses doigts et qu'on roule, c'est fort, c'est âcre comme du bois, ça vous saoule...
Pi le père du marié a commencé à chanter Les roses blanches. C'était si triste et tellement long, j'ai bondi de ma chaise, et suis sortie retrouver les autres gosses.
Je me souviensque tante Bébette avait déjà neuf gosses. Ils en voulaient douze, pour gagner le prix Cognacq-Jay
La tante Thérèse a levé son verre à la santé des mariés. Tout le monde l'a accompagnée, en criant :
- Santé et bonheur !
Elle a entonné :
- Coeur de lilas qui fait battre tous les coeurs...
Ils ont fait tourner la salade de fruits, chargée de pommes, de poires et de fraises énormes et juteuses.
Moi, j'aurai voulu que ce jour-là ne s'arrête jamais.
Plus le repas avançait, plus les esprits, bien arrosés, s'échauffaient.
Après le bouillon de pot-au-feu, les pâtés, le coq au vin, le paleron de boeuf et ses haricots verts, le jambon-salade, le fromage et la cancoillotte, qu'on mangeait encore de bon appétit, on faisait une pause. Un invité se levait et chantait "Les Blés d'Or". Toute l'assemblée l'accompagnait.
"Mignonne quand le soir descendra sur la terre
Et que le rossignol viendra chanter encore
Quand le vent soufflera sur la verte bruyère
Nous irons écouter la chanson des blés d'or"
Les chansons se suivaient, à deux ou trois voix.
Puis, c'était les monologues où on racontait des histoires de jeunes mariées qui ont peur de la nuit de noces, ou d'hommes qui ont trop bu, se trompent de maison, et se retrouvent au lit avec la bonne femme d'un autre !
Le soir, le musicien sortait avec son accordéon et faisait danser les mariés. Les couples se levaient. Les meilleurs danseurs valsaient sur la table. Après la saucisse, le jambon, et les restes pour ceux qui avaient encore un p'tit creux, on rechantait.
A nouveau les desserts, le café, la goutte, et au lit.
Les mariés s'étaient éclipsés. Les jeûnes se lançaient à leur poursuite, et cherchaient où ils couchaient pour leur nuit de noce. Il y avait toujours des fuites, quelqu'un qui vendait la mèche. On les réveillait en leur faisant boire dans le pot de chambre, rempli de mousseux et de chocolat en chantant des paillardes.
- Allez Abel, on chate ou bien ?
La Marguerite leur tendait la tarte aux mirabelles.
- Tenez, reprenez du gâteau.
- A la guerre, on n'avait pas de bonnes femmes pour nous emmerder. Finalement, c'était l'bon temps !
Marcel levait son verre : La Madelon vient nous servir à boire...
Le lendemain midi, on recommençait. C'était le revivot.On racontait que le mariage d'une fille Mamet avait même duré trois jours. Trois jours à faire la riaule.
Trois jours sans souffler.
Un mercredi soir, nous sommes allés écouter la TSF chez l'oncle Charles. Je me souviens d'une chanson :
"Je t'ai donné mon coeur
Tu tiens en toi tout mon bonheur
sans ton baiser il meurt
Car sans soleil meurent les fleurs...
Et pour toi, il fleurira toujours.
Je me souviens qu'on chantait aussi les réclames, en rigolant :
"La-brillantine, la meilleure la plus fine
Mais oui, c'est la
Brillantine Roja
Ou celle de monsieur Levitan
"Bonjour Monsieur Levitan,
Vous avez des meubles, vous avez des meubles
Qui durent longtemps !
- Tu l'diras pas à personne, hein ?
- J'te jure !
- Crache !
- Juré ! Craché !
La messe de minuit
Enfin, les douze coups de minuit ont retenti et on a chanté "Il est né le divin enfant", qu'on avait appris au café.
"Il est né le divin enfant
Jouez hautbois, Résonnez musettes
Il est né le divin enfant
Chantons tous son avènement
Charlotte m'a poussée du coude. Un enfant de coeur approchait de la crèche. Il tenait dans ses bras un poupard, nu, juste v^etu d'un lange en coton blanc. Il l'a déposé sur la paille.
"Ô ! Jésus ! Ô Roi tout-puissant
Tout petit enfant que vous êtes
O Jésus ! Régnez sur nous éternellement !"
Puis le chant final, "Minuit Chrétiens" a empli l'église et m'a donné des frissons :
"Minuit chrétien, c'est l'heure solennelle
Où l'homme Dieu descendit jusqu'à nous
Pour effacer la tache originelle..."
Dehors, une bise glaciale soufflait. Personne ne s'est attardé. J'ai souhaité "Joyeux Noël !" puis on est tous rentré.
Mon père a alors haussé les épaules, et il est monté dans sa chambre en sifflotant "L'Internationale". Le poing levé.
La Bébette s'est levée pour chanter "Quand on s'promene au bord de l'eau" Au refrain, tout le monde s'empoignait par le bras et on se balançait de gauche à droite.
"Quand on s'promène au bord de l'eau
Comme tout est beau !
Quel renouveau !"
L'oncle Marcel a enchaîné avec le "Ranz des vaches". C'était le premier chant patriotique suisse que chantaient les mercenaires romans sur les chaps de bataille. On y entendait des plaintes, des pleurs, et la tristesse d'être loin des montagnes. Surtout dans le refrain, entonné à trois voix, qui nous donnait la chair de poule.
"Les Aramillis des colombettes de bon matin se sont levés...
Lyôba, Lyôba, Lyôba pour traire.
Venez toutes les blanches, les noires, les rouges, les étoilés
Sur la tête les jeunes, les autres,
Sous ce chêne où je vous traie,
Sous ce tremble où je fabrique le fromage,
Lyôba, Lyôba pour la traite.
Charles, à son tour, a entonné sa chanson préférée : "Auprès de ma blonde".
"Dans le jardin d'mon père
Les Lilas sont fleuris
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leurs nids"
Il regardait la tante Bébette avec beaucoup de tendresse. Bernard a attaqué "L'Internationale". Mais la moman l'a fusillé du regard.
Un soir d'avril 1936, Ricet a apporté son poste TSF chez nous.
- Taisez-vous les gamines ! C'est l'heure des communiqués. Y a Thorez qui va parler.
Il y a d'abord eu des réclames, qu'on a écouté avec une grande attention.
"Mes enfants ! Un mot ! Un seul ! A tous ceux qui aiment bien manger économiquement. Avec une boîte aux oeufs frais du père Lustucru, les pâtes qui ne collent jamais, vous préparerez madame, six plats au lieud e quatre, car les pâtes Lustucru ont cette qualité unique de tripler à la cuisson. Quelle économie !"
Coup de gong.
- On en mangera des pâtes Lustucru ? Je demandais, l'eau à la bouche.
- Chut !
"Si vous les aimez bien roulées. Papier à cigarette OCB !"
Coup de gong.
"Du bon, du beau, Dubonnet nous apporte la joie et la santé !"
On a tous répété en coeur, même la moman :
"Du bon, du beau, Dubonnet !"
Coup de gong.
Maurice Chevalier a chanté "Y a d'la joie !". La Moman a fredonnait avec moi. Et Maurice Thorez a été annoncé :
"Le Front Populaire, c'est le gouvernement des travailleurs. De tous les travailleurs. Des usines, des paysans, des bureaux, des mines, de l'enseignement. Nous sommes convaincus que la classe ouvrière réalisera sa mission historique : La transformation de la société capitaliste en une société où l'on ne connaîtra plus l'exploitation de l'homme par l'homme.
Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, paysan, employé, parce que tu es notre frère et que tu es accablé par les mêmes soucis que nous."
On n'a pas dit un mot pendant le discours.
Et à nouveau il y a eu une chanson "Quand on s'promène au bord de l'eau".
- Ca, c'est aussi une belle chanson !
"Nous terminerons cette émission comme chaque jour par une citation de Goethe : "Un coeur égoïste ne eput échapper au tourment de l'ennui".
La phrase nous laissait pantois. Ricet a éteint le poste. Bernard s'est levé, et à fait craquer ses articulations. Il a remis sa casquette sur la tête :
- Vous savez comment les patrons appellent les occupants d'usine ? Des salopards en casquette !
La suite ? Le 4 juin, le Bernard est arrivé avec une bouteille de mousseux pour fêter l'élection de Léon Blum.
- Le premier gouvernement socialiste au pouvoir ! Ca s'arrose !
Tous les jours, le Bernard nous annonçait des nouveaux cadeaux de sa part. Après la semaine des quarante heures, que Bernard appelait la semaine des deux dimanches, c'était quinze jours de congés payés.
Quand j'étais p'tite, je rêvais d'un prince. Et il était là, tout contre moi. Il m'emportait contre moi. Il m'emportait dans la lumière de l'été, "jusqu'à la fin du monde, jusqu'à la fin du monde"... On ne penait pas à la guerre. On se sentait tellement vivants !
J'aimais Constant. J'avais quatorze ans.
Et toute la vie devant moi.