"C’est si loin tout ça, je n’ai pas de mémoire", a-t-il l’habitude d’affirmer.
Le 3 août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France.
Le monde bascule. A l’entrée de la gare de l’Est, Pierre serre dans ses bras ses parents et ses grands-parents et jure de venger leur honneur. Autour de lui, il entend les exclamations d’une population ivre d’espoir : "On les aura", "A Berlin"...
On chante La Marseillaise et Le chant du départ.
C’est au soir du 8 octobre qu’il apprendra la plus épouvantable des nouvelles : son frère Marcel vient d’être fauché par un obus Allemand.
Il perdra toutes ses illusions sur l’espèce humaine malgré des décorations, quatre citations à l’ordre de la nation avant un retour dans un Paris dont il ne partage pas la liesse.
La vie lui étant de plus en plus insupportable, il décide d’en finir, trouve le pistolet de son père, le braque sur son crâne et tire.
A la place de la détonation apaisante qui mettra fin à ses douleurs,il entend un "clic" qui lui glace le sang sans lui faire toutefois le moindre mal. Quelque jours plus tôt, Salomon avait déchargé l’arme pour la nettoyer. Pris pour un autre, il sera ensuite arrêter et balancé au fond d’une cellule.
Cette fois-ci, il ne peut pas aller plus bas, il est au fond du trou.
Une nuit interminable commence où il dresse le bilan de sa jeune et misérable existence. Dans son esprit, les souvenirs amers se mêlent aux déceptions permanentes mais son moral remonte.
Le spectacle de chansonniers auquel il a assisté jadis lui revient soudain en mémoire. Sur scène, il n’avait pas eu le trac bien au contraire, il ne s’était jamais senti aussi bien.
A l’aube c’est un autre homme qui sort du poste de police. C’est décidé : désormais, il fera l’humour et plus jamais la guerre. Après les années folles, les années loufoque sont en train de commencer...
Le studio de Radio-Cité, radio symbole de la liberté des ondes, Pierre connaît. Il a troussé le slogan de l’une des émissions vedettes de l’émission Le Music-Hall des jeunes. Des paroles que l’on entend; en guise de générique d’un programme patronné chaque semaine par les meubles Levitan :
Bien l’bonjour, Monsieur Levitan,
Vous avez des meubl’, vous avez des meubles,
Bien l’bonjour, Monsieur Levitan,
Vous avez des meubl’, garantis pour longtemps.
Les messages publicitaires sont une formidable trouvaille de radio-Cité. les auditeurs les aiment, surtout lorsque la musique est en connue de tout le monde puisqu’il s’agit d’une parodie d’un air du folklore étudiant :
Bien le bonjour Madame Bertrand
Vous avez des filles, vous avez des filles,
Bien le bonjour Madame Bertrand
Vous avez des filles qui ont ne nez trop grand ...
Au début de l’année 37 démarre le Club des Loufoques. Un moment exceptionnel qui se termine par le conseil traditionnellement donné par Pierre Dac avant le générique final : "Allez maintenant boire à ma santé un cocktail au savon noir et à l’acide sulfurique chez l’opticien du coin. Passez votre commande en vous recommandant du Club des Loufoques, l’artisan vous fera dix pour cent... Dix pour cent en plus, naturellement..."
L’une des plus grandes aventures de l’histoire des ondes.
Sans oublier d’autres émission qui cartonnent comme La minute du bon sens et le Crochet radiophonique du populaire Saint-Granier, Sur le banc, un dialogue quotidien entre deux clochards qui s’appellent Jane Sourza et Raymond Souplex, et Les plus de quinze ans, émission destinée aux couples toujours heureux après quinze ans de mariage. Enfin, en début de soirée, la station propose La famille Duraton qui aura un succès immédiat qui va se poursuivre pendant trente ans.
Quelques mois plus tard, sur Radio 37, Féral, Lefèvre et Rieira inventent le Bar des vedettes, le premier talk show de l’histoire.En ce temps-là, le Poste Parisien est comme le dit le slogan "le poste français que le monde écoute".
On y trouve la vie de Sacha Guitry racontée par l’auteur, ainsi que l’heure des amateurs présentée par Georges Briquet, Les amis de Mireille où la créatrice de Couchés dans le foin des invités, ainsi que La vie en société, une série de petites comédies animées par Jean Nohain, dit Jaboune. L’émission la plus populaire s’appelle Les Incollables : c’est l'ancêtre des grosses têtes .
A la radio, il y en a désormais pour tous les goûts.
Le roi des loufoques affolent les boussoles ; il oblige des centaines de milliers de lycéens à modifier leur horaire. Ils rentrent vite de l’école afin d’écouter La course au trésor à l’heure du déjeuner et le vendredi matin, ils partent un peu plus tôt de chez eux afin de se procurer L’Os à moelle avant de se rendre au Lycée.
L’argent de poche constituant une denrée rare, on achète à tour de rôle un exemplaire par classe et on se communique discrètement les mots de passe, les gestes de et l’injure de la semaine. Les jeunes exultent, ils ont enfin leur journal ! Jusqu’à maintenant, à l’exception de quelques illustrés comme Robinson, Hop ou Mickey, ils n’avaient rien à se mettre sous la dent.
En quelques mois, la mode frise l’hystérie : l’Os devient un véritable mouvement populaire.
"Les rêves ont été créés pour qu’on ne s’ennuie pas pendant le sommeil."
"Ici Londres, 1231 ème jour de la lutte du peuple français pour sa libération... Les Français parlent aux Français... Ici Jacques Duchesnes... Dans un instant vous allez entendre Pierre Dac."
Les innombrables auditeurs qui écoutent le programme français de la BBC n’en croient pas leurs oreilles.
Comme tous les soirs, après avoir tourné le bouton de leur poste tout en cherchant une fréquence qui échappe au brouillages, ils ont entendu le générique composé des premiers motifs de la Cinquième Symphonie de Beethoven et du célèbre Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand, écrit par le dessinateur Jean Oberlé sur l’air de la Cucaracha et tombent sur le Roi des Loufoques qui est au micro.
A l’autre bout des ondes, quelque part dans Paris occupé, une jeune femme blonde manque de s’évanouir.
"Il a réussi ! Mon Dieu comme il a du souffrir !" soupire-t-elle.
Elle s’appelle Raymonde Faure.
A Paris où elle est montée en 1930, on la connaît sous une autre identité, son nom de comédienne, Dynah Gervyl.
Depuis 1934, elle est la compagne du roi des loufoques.
Dès leur première rencontre, Pierre est tombé amoureux d’elle.
Les approches effectuées avec sa timidité habituelle ne se sont guère révélées concluantes. Il n’ose pas lui avouer combien il l’a trouve belle.
Et puis, s’il y parvenait, ça n’arrangerait rien, bien au contraire.
En effet, le 8 janvier 1929, il a épousé Marie-Thérèse Lopez, une Espagnole qui n’est pas vraiment à prendre avec des castagnettes.
Les deux ex tourtereaux ne se parlent plus depuis le lendemain de leur mariage.
Les psychologues appellent cela une erreur de jeunesse.
En septembre 34, voici Pierre et Dynah à nouveau réunis à la Lune rousse où la complicité est totale entre les deux partenaires. Héla, elle s’achève lorsque le rideau est tombé.
"Jamais je n’osera lui dire que je l’aime", se dit Pierre.
"S’il ne me dit rien, c’est que je ne lui plais pas", soupire Dynah.
Quelques jours avant Noël, Pierre n’y tient plus.
Il se décide à écrire à la belle la plus tendre et la plus sincère des déclarations d’amour. Dès réception de la lettre, elle se rend dans sa loge, et le billet doux encore dans sa main droite, elle répond "oui" avec un sourire épanoui.
Surpris par cette extraordinaire nouvelle, l’heureux élu ne parvient à murmurer qu’un seul mot :
"Ah !"
Leur liaison va se développer dans la clandestinité à l’insu d’une Marie-Thérèse dont le seul prénom terrifie le chansonnier.
Un soir de 1937, elle le surprend en train diner avec Dinah dans une brasserie.
Elle l’a suivie dans Paris afin de le surprendre en flagrant délit !
Sa réaction est aussi violente qu’immédiate : elle brise toutes les assiettes et les verres qui lui tombent sous la main.
Les maîtres d'hôtel parviennent à la maîtriser et lui demandent de se calmer ou de sortir.
Elle choisit la seconde solution et claque la porte.
Pierre qui n’a pas sourcillé depuis le début de la scène, demande que l’on mette les dégâts sur sa note et ajoute, à l’attention des autres convives : "Mesdames et messieurs, c’était une répétition générale. Demain, ce sera la première !"
Fin de l’histoire.
Quelques semaines plus tard, la procédure de divorce étant officiellement engagée, Pierre s’installe avec Dynah dans un charmant appartement, au 49 de l’avenue Junot.
La suite ? La guerre.
La capitulation puis l’affrontement sur les ondes où à partir des mélodies les plus populaires, Maurice Van Moppès trousse des couplets qui exaspèrent radio-Paris...
Sur l’air de J’ai du bon tabac, il fredonne gaiement :
Il n’y a plus d’tabac
Dans la France entière
Il n’y a plus d’tabac
Le Boch’ n’en manquent pas
En écoutant ses émissions, Pierre dac n’a plus qu’un désir : trouver le moyen de gagner Londres et se mettre au service de cette équipe exceptionnelle. Il y arrivera. Un jour dans les Pyrénées, il sera au bord d’abandonner quand son ami lui glissera à l’oreille : "Penses à Dynah."
Il repartira de plus belle.
A Londres, il passe à l’attaque et donne même des noms.
"Darnand, Joseph. Obersturmfuhrer de Waffen SS. Modèle parfait du nazi accompli. N’a pas hésité à s’intégrer corps et âme aux armées d’occupation pour mieux servir l’Allemagne."
"Pétain Philippe. Maréchal de France. Excellent serviteur de l’Allemagne. A couvert de son autorité et de son nom toutes les attaques contre l’honneur, la dignité et le patrimoine français."
"Laval, Pierre, Gauleiter d’élite, s’est fait remarquer par son dévouement absolu et de tous les instants aux intérêts du Fûhrer."
Au début du mois de mai 44, Jacques Duschene demande à Pierre de diriger ses flèches vers Philippe Henriot.
Ce militant d’extrême droite qui a été un des premiers à prôner la collaboration. Il a effectué sur Radio-Paris des interventions hebdomadaires puis quotidiennes. Ses cibles favorites sont les juifs, les résistants et les francs-maçons. "Merci du cadeau", réplique le chansonnier qui demande un quart d ‘heure de réflexion.
Le dilemme est presque cornélien. S’il échoue, il passe pour un imbécile mais s’il réussit, à tous les coups, on arrête sa femme...
Trois minutes plus tard, il a pris sa décision : il accepte cette mission.
Parce que c’est son devoir...
Dès le lendemain, il s’en prend directement à l’éditorialiste de Radio-Paris. Extrait :
"J’ai écouté le discours que M. Philippe Henriot vient de prononcer et où il touche du doigt le péril qui nous guette au moment où le bolchevisme plante partout son drapeau rouge. Si j’ai bien compris, voici comment - d’après M. Henriot - va se dérouler le processus des prochains évènements.
L’armée rouge va envahir la France et l’occuper, par moitié d’abord, en établissant une ligne de démarcation ; en totalité par la suite. Pas d’objection, monsieur Henriot ? Nous sommes bien d’accord ? Rien de similaire à signaler en ce qui concerne les Allemands. Bon. Etc Etc...
La réplique d’Henriot est sanglante :
"Cet Isaac André était bien entendu prédisposé à fuir la France. Mais là où nous atteignons les cimes du comique, c’est quand il prend la défense de la France. Et s’il s’insurge contre les Allemands, ce n’est pas parce que ceux-ci occupent la France dont il se moque, c’est parce qu’ils ont décidé d’éliminer le parasite juif de l’Europe".
La réponse de Pierre Dac est éblouissante, morceau choisi :
"Monsieur Henriot, puisque vous avez si complaisamment cité les prénoms de mon père et de ma mère, laissez-moi vous signaler que vous en avez oublié un : celui de mon frère. Je vais vous dire où vous pouvez le trouver ; si d’aventure, vos pas vous conduisent du côté du cimetière Montparnasse, entrez par la porte de la rue Froidevaux ; tournez à gauche dans l’allée et, à la 6ème rangée, arrêtez-vous devant la huitième ou la dixième tombe.
C’est là que reposent les restes de ce qui fut un beau, brave et joyeux garçon, fauché par les obus allemands, le 8 octobre 1915, aux attaques de Champagne.
C’était mon frère.
Sur la simple pierre, sous ses noms, prénoms et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription :
"Mort pour la France, à l’âge de vingt huit ans."
Voilà, monsieur Henriot, ce qui signifie pour moi, la France.
Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription ; elle sera ainsi libellée :
Philippe Henriot
"Mort pour Hitler
Fusillé par les Français..."
Bonne nuit, monsieur henriot. Et dormez bien. Si vous le pouvez..."
Le chansonnier ne se croyait pas si bon prophète.
Le 28 juin, des résistants parviennent à abattre Philippe Henriot.
Le 22 août, à l’heure où la rumeur de la libération de Paris se propage, le chansonnier quitte Londres et, le 23 au matin, pose le pied sur les côtes d’Arromanches.
Il affirmera alors : "J’aime les pays où, lorsque l’on sonne chez vous à 7 heures du matin, ce n’est que le laitier..."
Il arrive devant chez lui, jette un coup d’oeil angoissé vers la fenêtre du quatrième étage.
La concierge prononce alors les paroles toutes simples, mais qu’il n’oubliera jamais : "Ne vous en faites pas, elle est en face chez des amis, je vais la chercher..."
Trois minutes plus tard, il l’aperçoit enfin, "non pas toujours aussi jolie, mais toujours aussi belle que le jour où je l’avais quittée", avouera-t-il ensuite.
Larmes de joie et étreintes passionnées : l’hebdomadaire France-Dimanche décrira plus tard ainsi, ces retrouvailles tant attendues :
"Et comme il l’avait espéré, Pierre Dac a retrouvé sa femme sur le trottoir..."
Au lendemain de la fin des hostilités, Radio-Luxembourg prend la relève de Radio-Cité et du Poste parisien. Louis Merlin, génie des ondes, programme à nouveau Le crocher radiophonique, Sur le banc et les Incollables, le triomphe est immédiat et c’est reparti comme en quarante.
Rencontre ensuite avec Pierre Cour et Francis Blanche. Le premier est journaliste, le second est un fantaisiste qui promet. Il a débuté à Paris à la veille de la débâcle, en disant des fables de sa composition dans un cabaret. Il a ensuite écrit quelques chansons avec Gérard Calvi et Charles Trenet. Il est également le jeune et heureux auteur de On chante dans mon quartier, indicatif de Ploum Ploum Tralala, l’émission de radio la plus populaire de France, crée juste après la Libération et diffusée chaque jour à 12 h 30 par la Radiodiffusion française.
Mais les lendemains déchantent, on a plus envie de chanter la défense élastique. Et les chansonniers ne sont plus à la mode. En une décennie, l’argent est passé des mains des bourgeois à celles des commerçants débrouillards, surnommés les BOF (Beurre oeuf Fromage) parce qu’ils se sont créé leur capital en vendant des produits de première nécessité, pendant des années de marché aussi noir que la situation de la France.
Pierre va mal, il constate avec amertume que les notions de solidarité, voire de reconnaissance par ses amis intimes, se trouvent déjà rangés dans l’armoire aux souvenirs. "J’ai tiré une leçon de cette expérience, avoue-t-il. Je sais maintenant que je peux totalement compter sur mes amis lorsque je n’ai absolument besoin de rien..."
Il rédige alors sa biographie :
"Pierre Dac : Né à l’âge de quatre ans et demi par 25° de latitude sud-ouest. Titulaire du permis de conduire les bennes basculantes. Membre d’honneur de l’Amicale des pèlerines roulées. Fils de ses oeuvres et père des siennes. Signe particulier : cicatrice consécutive à l’opération du bouton de col incarné.
Propos recueillis par son ami Jacques Plessis.