"La bicyclette.
Cette année 1946, un Marseillais, affublé d'une veste à carreaux, d'un accent trop ensoleillé et d'un improbable répertoire de chansons de cow-boys, monte à Paris.
Il n'a pas le sou mais la beauté ténébreuse des hommes que Piaf agrippe volontiers.
Et puis, il y a en lui tant de rêves, tant de combats...
Il avait deux ans quand ses parents ont du fuir le fascisme d'Italie. A onze ans, il travaillait déjà dans une usine de biscuits avant de faire apprenti coiffeur.
Chez Yvonne et Fernand, le salon où il travaille, le beau gosse flatte ces dames, distribue oeillades et sourires mais à l'art de la frisette et du coup de brosse, il préfère de loin le cinéma et les musiques d'Amérique, cette terre promise dont son père a toujours rêvé. La famille devait émigrer là-bas, mais les Livi n'ont jamais réussi à réunir l'argent des billets, ils ont vécu toute leur vie à Marseille, comme on patiente sur un quai...
Ainsi Ivo, dans les salles obscures, découvre Hollywood, il s'imagine donner dans les claquettes tel Fred Astaire, séduire façon Gary Cooper.
Une passion des cinémas qui lui vaut bientôt, dans la cité phocéenne, d'être à 18 ans l'une des attractions les plus courues, juste avant le film.
Il chante ses idoles : Maurice Chevalier et Charles Trenet. Pour qu'il monte déjeuner, sa mère, italienne, hurlait de sa fenêtre : "Ivo, monta !" Qu'à cela ne tienne, on l'appellera Yves Montand.
Pour faire l'artiste, il évite de peu le service du travail obligatoire et gagne Paris aux premiers jours de 1944. Ce sont les premières scènes, les Folies-Belleville, Bobino, l'ABC. A une époque où les artistes se présentent en complet et les cheveux bien mis, Montand impose contre l'avis général un pantalon et une chemise qu'il porte dépoitraillé, une chevelure en liberté.
Mais comme dit ma Mamie, il est si beau...
C'est cet énergumène-là que l'on promet à Edith Piaf en première partie de son prochain spectacle au Moulin-Rouge. Elle exige qu'il passe une audition devant elle. Elle met d'ailleurs bien des réserves à propose de ce fils du soleil qu'elle imagine tout juste bon à jouer les cow-boys sur des refrains de saloon.
Le rital, toujours très sûr de ses charmes et talents, se voit déjà embauché. Piaf l'écoute. Son répertoire à la gomme, Je vends des hot-dogs à Madison et à Central Park ou Dans les plaines du Far-West, elle s'en balance. Elle n'a d'yeux que pour sa force, pour l'intensité de son regard, pour ses mains puissantes et sa denture aussi lumineuse qu'un rang de perles.
Bref, elle est sous le charme !
Edith, folle amoureuse, lui déniche un répertoire, corrige chacune de ses intonations, chacun de ses pas, nuance sa gestuelle... Bref, elle le forme !
"Avec la gueule que tu as, tu dois chanter des chansons d'amour, jouer de ta voix pour faire craquer les bonnes femmes, les persuader que tu les aimera toutes chacune leur tour."
Il n'oubliera pas la leçon...
"Je suis tombé amoureux sans m'en rendre compte, victime du charme, de l'admiration et de la solitude d'Edith. Elle n'avait rien de la femme cassée, rompue qu'on a connu plus tard. Elle était fraîche, coquette, marrante et cruelle, éperdue de passion pour son métier, ambitieuse, midinette, fidèle tant qu'elle était amoureuse, désirant croire à son histoire d'amour mais capable de rompre avec une force inouïe, chantant mieux lorsqu'elle trouvait l'amour et lorsqu'elle le perdait... C'était mon premier amour vrai. Edith était quelqu'un qui te faisait croire que tu étais Dieu...", écrira Montand.
Quand le 9 février 1945, il se présente au public du théâtre de l'Etoile en première partie d'Edith, elle est en coulisse à éponger son front, à lui tendre un verre d'eau, à compter ses rappels, treize.
Le succès est immense, elle est fière.
Elle intercède encore auprès de Marcel Carné afin que Montand soit la vedette de son prochain film, Les portes de la nuit. A pas feutrés, elle se retire de cet amour... Il aura beau, sous ses fenêtres, à toute heure du jour et de la nuit, la supplier de l'aimer encore. Edith, imperturbable, fera silence.
"Deux années pour reprendre son souffle et regagner l'envie de vivre", confessera-t-il.
La suite ? Il sera acclamé dans le monde entier. Il exporte C'est si bon.
Il triomphe aussi avec A Paris qu'il avait pourtant commencé par refuser à son auteur Francis Lemarque.
Enfin, c'est en 1968 avec La bicyclette qu'il connaît l'un des succès les plus populaires de sa carrière.
Ce que l'on considère aujourd'hui comme l'un des grands refrains de la chanson française n'aurait pourtant dû être que le jingle d'une publicité... Cette année 1964, Pierre Barouh qui vient de connaître avec Francis Lai l'immense succès des Chabadabada d'Un homme et d'une femme, se voit en effet proposer la composition d'un refrain facile vantant les mérites de la bicyclette.
Le parolier s'excécute sans trop de conviction pour finalement laisser son oeuvre en plan. Ce n'est que deux ans plus tard qu'il évoque par hasard avec Montand alors qu'ils disputent chez lui une partie de poker. "Y avait Fernand, y avait Firmin, y avait Francis et Sébastien" est une accroche qui emballe le chanteur.
Il l'enregistre dans la foulée et en avril 68, le titre commence à passer sur les ondes. Quelques semaines plus tard, quand la grève générale paralyse le pays et que l'essence se fait rare, ils sont nombreux les Français à remonter sur leur vélo. Chanter est une façon de se donner du courage : La bicyclette de Montand est sur toutes les lèvres !
A partir de 1964, Montand se détourne du récital au profit du cinéma. Lorsqu'il meurt le 9 novembre 1991, trois semaines après avoir fêté ses 70 ans, il en était pourtant à songer à un retour sur scène du tout nouveau palais omnisports de Bercy.
Rideau.