"Il était une fois Odette Laure ...
Je suis née un mercredi, jour de Mercure. Au moment de mon premier cri, le soleil passait dans le signe des Poissons en posant ses rayons sur l’ascendant Balance.
J'étais née sous un signe d’eau et en bon Poissons, je serais donc doué de fantaisie, gourmande, dépensière, fidèle. Loin de m’équilibrer, la « balance » indécise, velléitaire, aura la haute main sur ma nature émotive qu’une bonté naïve rendra vulnérable et crédule.
Mon père ? A dix-neuf ans, Henri découvre Paris. Il use sa jeunesse à parcourir la ville en tout sens pour placer dans les cafés les bières de la Comète. Une fois l’an, il s’offre une place au poulailler de l’Opéra-Comique, y faisant provision des airs qu’il chantera toute sa vie en se rasant, le matin… La Dame blanche, La chanson des blés d’Or…
Henri se maria, fit quatre enfants, et divorça.
Un peu plus tard, dans un bureau de tabac, il remarque la jolie Marie qui vend des cigarettes et des ninas à la pièce, des mèches d’amadou, du papier Job, des paquets de « gris que l’on roule entre ses doigts », des carottes de tabac à chiquer… Ils ne se quitteront plus.
Il fallait beaucoup de courage et d’amour à Marie pour épouser un divorcé et par là même renoncer à passer par l’église et pour accepter dans la corbeille de mariage quatre rejetons dont le père assumait seul la charge.
Ils parvinrent à s’acheter le Café des Arts.
Dans les bastringues, les souteneurs se cherchaient des magnes et puis le calme revenu, on en ressuait une au son de l’accordéon à la manière de Max Dearly et de Mistinguett qui venait de créer la valse chaloupée au Casino de Paris.
La crapuleuse affaire de Casque d’Or avait lancé la vogue des ces lieux interlopes qui attiraient les gens de la haute, venus y faire la noce. Les messieurs emballaient les filles de petite vertu. Les femmes du monde se frottaient en dansant contre la poitrine à Mimile, Gégène ou Bras de fer, frissonnaient de plaisir et gloussaient de peur dans les bras des marlous.
J’empruntais plus tard au répertoire d’Yvette Guilbert la chanson Ah quel plaisir quand on vous aime comme ça !
Le Café des Arts aurai pu mal tourner si un beau soir le robuste Henri n’avait flanqué deux mâcherons à la porte en en prenant un par le falzar, l’autre par la piquette, et en les envoyant dinguer dans le caniveau.
Cette mémorable bagarre conféra au café et à son patron une réputation sans tâche et lui conquit une clientèle d’habitués, de braves gens du quartier : Mimile l’épousseteur, Rémy la tomate, Gégène la ficelle, Robert le boiteux, Dédé la meringue, Jojo l’arc en ciel et Clément poitrine d’acier.
Tous honnêtes ouvriers de Belleville qui se mêlaient aux grecs, aux Polonais, aux Arméniens, aux Juifs, aux Ritals, tous orfèvres dans leur métier - potiers, graveurs, ferronniers, tisserands, tailleurs, bottiers, sculpteurs.
Ces artisans poètes aimaient les femmes, leur métier, le vin, le quartier, les copains.
Me voici sous la table de la cuisine dans un panier d’osier. Ma mère est aux fourneaux. Ses jambes vont et viennent devant moi. De temps à autre, Maman m’extirpe de ma couche et me donne le sein, et puis, et puis, vite, au boulot ! "Bien moelleuse l’omelette de Monsieur Berillon ! "- J’ai une saucisse-purée qui va bien. "- Une tête de veau qui marche, une… J’enlève !
Le décor de mon enfance
On entre au Café des Arts par la grande porte à des battants, celles des jeunes mariés quand il y a noce, ou par la porte du restaurant.
Après la salle de billard, la salle des banquets où Jojo-la-Boulange donnait ses leçons de tango. J’y reviendrai parce qu’on revient toujours au tango.
Le comptoir était à droite, parsemé d’oeufs durs et de salières.
On appelait les employés des Z’Arts : « Les filles ». Parmi elles, Bibi, une naïve qui ne manquait pas d’esprit. Quand les mauvais plaisants, désireux de la mettre en boîte, lui accrochaient des poissons d’avril dans le dos, queue de cochon, croupion de poulet, elle répliquait du tac au tac :
- Ceux qui m’parlent dans l’dos, c’est mon cul qui leur répond.
Julot, le caviste au front bas, atteint de malaises imaginaires qu’il allait chercher au fond des tonneaux, l’épousa. "Tout ce que je veux, Madame Dhommée, c’est une p’tite poule comme votre Odette. S’il y a un bon Dieu, y m’la donnera.
Il la lui donna, et une gentille enfant combla d’amour ce soeur simple, attaché à briquer tout ce qui brille, le dessus du comptoir, le perco, les robinets à bière, les siphons bleus d’eau de Seltz …
Elle se sentait responsable de la transparence des verres, les mirait en me répétant les noms. Et je répétais : ballons, tulipes, coupes, flûtes, bocks, verres à liqueur, à porto, à Pernod, à vermouth, avec une préférence pour les fonds de « vin qui pique », le champagne, dont je raffole encore.
Maman avait un trône : la caisse. Perchée sur une haute caisse, elle surveillait la salle en lançant ses « bonjour », « au revoir et merci », « au plaisir ».
Elle garde, dans ma mémoire, le visage rougi par le feu et les cheveux collés aux tempes par la sueur qu’elle essuie de temps autre contre le haut de l’épaule.
Arrivant la petite poire recouverte d’une résille du vaporisateur en verre taillé façon cristal, elle chantait un air à la mode :
A toutes les femmes je fais battre le coeur, pouet, pouet
Avec un petit coup de mon vaporisateur, pouet, pouet
J’suis l’béguin, j’suis l’béguin de Mamzelle Germain, pouet, pouet
Les gouttelettes odorantes et fraîches me glissaient dans le cou et nos rires achevaient cette toilette des grands jours.
Elle m’achetait souvent une sucette à la menthe pour me « donner bon goût », elle m’offrait un ballon rouge que je laissais échapper à l’intention d’une petite soeur imaginaire qui habitait les nuages… dans une chanson serinée par les chanteurs des rues :
Ne me gronde pas petite mère chérie
Je l’ai fait exprès
J’ai choisi le plus beau
Regarde il s’en va
Vers ma soeur chérie
Qu’est au ciel là-haut…
Il y avait aussi Mama, ma nounou qui me donnait des baisers pour attendre le passage du marchand de sable. Elle m’accompagnera bien plus tard aux concours amateurs du Poste Parisien et du radio-crochet dont l’animateur était Saint-Granier.
Il ne me reste rien de Mama que ce que je viens d’en dire pour essayer de la rendre vivante.
Je me souviens de mon docteur qui disait :
- N’oublie jamais, ma petite caille, ce qui rend la peau plus douce, ce sont les carrrresses.
Et il riait sous sa barbe.
- Au jus là-d’dans
Le rideau de fer du Café des Arts vient de se lever. Ma nourrice est les première à rappliquer, les mains couvertes de pommade Cadum contre l’eczéma des lessives.
L’arôme du café envahissait doucement l’espace, mâle à celui des croissants chauds nichés dans des corbeilles d’osier.
Les bols, les pots de café chaud et de lait, la soucoupe de beurre, de saindoux, lia terrine de rillettes… Maman traçait une croix sur le pain de la pointe de son couteau, avant de le couper.
Au milieu de mon monde, j’étais la plus heureuse.
- Je vais le boire, moi, ce café au lait, ça ne me bouchera pas le derrière, disait en entrant Julot le caviste au grand dam de Maman.
Je me souviens qu’une seule personne consultait le Bottin, et pas l’ordinaire svp, le mondain : la Mère Mayard.
On la voyait parfois le dos collé au poulailler, dans le jardin, pisser tout debout au grand dommage de ses charentaises.
Son mari était unijambiste, il fréquentait assidument le Picolo, rendez-vous des chiffonniers de la Porte de Montreuil accolé, ô ironie, au château d’eau.
On y consommait sans retenue le pousse-au-crime, le gros-qui-tâche, le pinard, quoi. Quand le père Mayard avait fait le plein, il disparaissait des jours entiers, assommé quelque part par sa biture.
Pendant ses absences, la Mère Mayard promettait :
- Moi j’vous l’dit, si jamais y’r’vient, faut pas qu’i’m’touche; Ni avec c’lui-là, ni avec un aut’, ou alors faudrait qu’il l’ait en or !
Nénette, une gentille fille, l’ainée des Mayard revint un soir plus tôt que d’habitude de son travail. Elle trouva le maçon dans le lit de sa mère. Elle se précipita aux Z’Arts faire le récit de sa déconvenue. C’est alors qu’un plaisantin lui lança sur le ton de l’évidence :
- Faut pas t’plaindre, ma Nénette, ça prouve qu’il l’a en or !
Les ZArts furent secoués d’un rire homérique. On but à la santé de ceux qui l’avaient en or et Nénette en tira plus d’orgueil que de honte.
Le plus prolo des quatre, Monsieur Robert était chausseur. A quoi pouvait bien penser le fabricant de talons de chaussures pour dames (« pied mignon, pied fripon » quand il décorait les bottines des élégantes ?
Les petits yeux de Monsieur Serte, dit Gras du bise, se perdaient dans la broussaille d’énormes sourcils. "- C’est que moi, je me suis fait tout seul, répétait-il. "- Et bien, tu t’es raté, lui balançait Julot.
Le troisième ostrogoth s’appelait Hubert Toisnon. Un coureur de jupons renommé, quand il manquait à l’appel des trois autres, c’est qu’il était « allé faire la noce ».
Il possédait un répertoire inépuisable d’histoires extraordinaires auxquelles je n’entendais qu’une évidence : le monde ne se limitait pas au village de Belleville. Et pour s’en aller le visiter, je ne voyais que sa voiture…
- Quelle bagnole !
Le quatrième mousquetaire, Monsieur Malaury, avait été refoulé par l’invasion allemande. Il racontait inlassablement sa guerre. Il ponctuait toutes ses phrases par un « pour une fois savez-vous ». A la cinquième tournée, il re-racontait la bataille de la Marne, à la sixième il pleurait de vrais larmes sur ses camarades tombés au champ d’honneur.
Quand défilait la fanfare du régiment devant le café, quelle fête !
Les musiciens vous embarquaient de ces Marche lorraine, de ces Sidi-Brahim, de ces Sambre et Meuse, à faire un patriote de l’anarchiste le plus endurci.
Au derniers accents de quelque Madelon, le défilé se refermait comme un livre d’images et disparaissait au loin, jusqu’à ne plus être, bientôt, qu’un point bleu nimbé de soleil et d’une musique lointaine, déjà, comme le souvenir.
A chaque salle du Café son style.
A la salle du comptoir les grosses blagues, les nouvelles du jour, les petits blancs secs et les cafés arrosés, les disputes passionnées entre piliers de bistrot qui refont le monde devant les soucoupes empilées au fur et à mesure des : « Patron, remettez-nous ça ».
La salle de restaurant devenait salle de jeu jusqu’à l’heure de l’apéro autour de parties de jacquet, de zanzi, de dames, de dominos, de belote, de manille ou d’écarté. Cartes à jouer, damiers, sous-mains, encriers et journaux fixés dans leur hampe de bois étaient rassemblés au fond de la salle, à côté d’une cabine téléphonique capitonnée, s’il vous plait.
- Je coupe, atout, ratatout, et dix de der !
Les « belles « y passaient des après-midi entières, feuilletant Le Rire ou La vie parisienne, L’illustration et les romans-feuilletons, les irremplaçables Travaux des dames et des demoiselles. Tandis que leurs « hommes » disputaient des parties prolongées, elle faisaient des « patiences », se tiraient les cartes, tout en dégustant force vermouth-cassis et porto-maison…
Et le bal qui se donnait au Z’Arts valait le jus, quand Margot langue d’amour y guinchait !
- C’est une belle plante, disait Maman.
Bonne comme le pain, elle pouvait rivaliser de force avec un homme et porter des caisses de bière à bout de bras.
Un soir, elle amorça un cancan et d’un coup de pied au ciel, découvrit le haut de ses cuisses musclées, sanglées de jarretières roses :
- Ces gigots-là, mes enfants, s’exclama Gégène, si c’était à moi. Avec des petites pommes de terre autour, je ne donnerai pas ma part au roi.
Il fallait la comprendre notre Margot quand elle riait un peu trop fort ou quand elle dansait à perdre haleine avec Jojo la boulange : son homme avait perdu sa virilité. Jojo aussi noms Gueule d’amour était plutôt bien de sa personne, blondinet, distingué, et si bon danseur qu’il s’était proclamé « naître du Tango » et le dimanche, avec la Margot, ils se livraient à des démonstrations renversantes.
J’étais une petite fille lorsque Carlos Gardel, le Nino toulousain chantait en lamento l’amour déçu, la mère abandonnée, l’ami trahi.
Et quand vient me troubler la nostalgie des disparus que j’ai aimés, il m’arrive de fredonner…
Adios muchachos, compañeros, de mi vida.
Je me souviens aussi des silences du Chinois Un pas bavard, un silencieux. Jamais il ne nous aurait chanté « Nuit de Chine ».
- Pas cher… Pas cher…
De table en table, il vendait sa camelote, laissant derrière lui des senteurs orientales.
- Je serais le voleur, tu serais le gendarme !, criait Raymond.
Notre jardin était aussi extraordinaire que celui de Trenet. Dans le même temps, Gaby Morlay passait son brevet de pilote :
« Je voudrais voir votre z’oiseau
Votre z’oiseau quand il plane…
Plus loin la pharmacie de Monsieur Corriez qui jouissait d’une considération égale à celle du mdecin, mais cet adepte du vermifuge Lune était détesté de mon frère qui l’appelait le « vieux chnoque ».
Dans la boutique, des réclames vantaient les bienfaits du sirop Idiataïque pour la toux, de l’eau de Valls jaillit de montagnes ensoleillées… Les pastilles Valda, d’un vert brutal, le diable de Cappiello crachant des flammes grâce à l’ouate thermogène garantissaient des hivers sans rhume. Moderne énigme byzantine, Bébé Cadum gardait dans son sourire le secret du bonheur : fille ou garçon ? …
Quel garçon n’en pinçait pas pour Nini la blanchisseuse ? Elle avait une façon de marcher aguicheuse et quand elle se sentait observée elle tortillait duc. Plus d’un matou rêveait de lui compter fleurette.
Le matin, la rue s’animait lorsque la bonne odeur du pain frais de M Berthelot chatouillait les narines.
Pour les grandes occasions, fêtees, mariages, et bals populaires, Papa annonçait qu’il allait « donner toute la sauce » ou « la gomme » au choix. Et pour le 14 juillet, les devantures, les fenêtres déployaient leurs oriflammes.
La foule débridait envahissait la rue. On oubliait les misères de la guerre. IL en manquait plus d’un à l’appel. Pour les rescapés, la Belle Epoque jetait ses derniers feux. Le 14 juillet au café des Arts, j’vous dis que ça…
Ca déborde sur les trottoirs, sur la chaussée, devant les porches des maisons… C’est un amoncellement de canettes, de baquet de bois remplis de glace pilée arrosée de gros sel et recouverts de sac de toile humide. Belleville et Ménilmontant se métamorphosaient en dancings géants. IL y a bal dans ma rue, chantera un jour Piaf. Sous les guirlandes de papier et les lampions, nuit et jour, tout le quartier dansait Mazurkas, polkas, valses et javas invitaient les coeurs et les corps.
« Paris chahutait au gaz », a dit Jules Laforgue…
Sur une estrade en planches au milieu de la chaussée, les musiciens dominaient la foule Sous les Ponts de Paris, Tout le long de la Tamise, Je cherche après Titine, L’hirondelle du faubourg, Elle est toujours derrière… Quelquefois, pour changer, de vieilles chansons étaient reprises en coeur, ou des couplets militaires, ou encore des romances soutenues par l’accordéon mélancolique…
C’est au son de l’accordéon
Que Nenette a connu Léon
ET que j’ai rencontré Fernande…
Et bien souvent je me demande
Si c’tait vraiment pour Fernande
Et non pas pour l’accordéon
Que mon coeur battait pour de bon…
Les hourras sucraient aux bravos. Quand faut rigoler, faut rigoler…
- Une chanson ! Une chanson ! Une chanson !